I QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS "IL OUVRAGES DU MÊME AUTEUR A LA MÊME LIBRAIRIS L'Avenir de l'Intelligence, auivi de : Auguste Comte; Le Romantisme féminin \ Mademoiselle Monk, ou la Génération des événements. — Un volume in-8» écu (3° mille) S fr. 50 Le Dilemme de Marc Sangnier. Essai sur la démocratie reli- gieuse. — Un volume in-18 jésus (3' édition) . . 3 fr. 50 L'Enquête sur la Monarchie (1900-1909). — Un volume in-18 Jésus (3^édition, 10= mille) 3 fr. 50 Le même. Édition in-8». Un volume 7 fr. 50 Kiel et Tanger. La République française devant l'Europe. — Un vol. in-16 de cxviii-452 pages (Nouv. édit). . 4 fr. " La Politique religieuse. Un volume de Lxv-i47 pages (6' mille) S fr. 50 L'Action française et la religion catholique. Un volume de 554 pages (6' mille) 3 fr. 50 Une Campagne royaliste au Figaro. — Un petit volume in-18 Jésus (2^ mille) 0 fr. 75 En cours de publication : Devant lennemi. Les Conditions de la Victoire (1" Série). ' La France se sauve elle-même. De Juillet à fin décem- bre 1914. — Un vol. de 520 pages environ. . 3 fr. 50 ■' La Session du Parlement. De Janvier à fin Août lftl5. Un vol. de 230 pages environ 2 fr. 50 '" Ministère et Parlement. De Septembre à fin Décembre 1915.— Un vol. de 320 pages environ. . . . 3 fr. 50 "" Vers un Gouvernement. De Janvier à fin Mni 1916. — Un vol. de 250 pages environ 2 fr. 50 Jean Moréas. Etude littéraire. — Brochure (épuisée). L'Idée de la décentralis.\tion. — Une brochure (La- rousse) ■ . . . 0 fr. 60 Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet., Sainte- Beuve. — Un volume in-S». (Nouvelle édition, Cham- pion) S fr. » Les Amants de Venise. George Sand et Musset. — Un vo- lume in-8<' écu 'Fontemoing) 3 fr. 50 Un débat nouveau sur la République et la décentralis.*.- tion (en collaboration avec MM. Paul Boncour, .Joseph Reinach, Clemenceau, Xavier de Ricard, Varenne, Clémen- tel, etc.). Un volume (épuisé). Libéralisme et Libertés. Démocratie et peuple. — Une bro- chure 0 fr. 10 Idées royalistes. Réponse à l'enquête de la Revue hebdoma- daire. Une brochure 0 fr. 10 L'Etang de Berre. — Un vo\ume in-S" {Champion). ô fr. » Si le coup de force est possible (en collaboration avec H. Outrait- Crozon). — Un petit volume in-18 jésus (8« mille) 0 fr. 75 2S MAURRAS QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS CHRONIQUE D'UNE RENAISSANCE 1895-1905 Dans les approches de la mort où la raison revient et où la vengeance cesse, l'amour de la patrie se réveille. BOSSUET, Polit., I, II, III. DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE NOUVELLE LIBR\IRIE NATIONALE 11, RUE DE MÉDICIS, PARIS M C M X V I IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE SUR PAPIER VERGÉ D' ARCHES CENT EXEMPLAIRES RÉIMPOSÉS, NUMÉROTÉS A LA PRESSE LES EXEMPLAIRES SOUSCRITS AVANT LA MISE EN VENTE PORTANT CHACUN LE NOM DU SOUSCRIPTEUR Copyright 1916, by Société française d'Éilition et de Librairie, proprietorof Nouvelle Librairie Nationale. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations réservés pour tous pays. A LÉON DAUDET PROPHÈTE d'avant-guerre PHILOSOPHE LIBÉRATEUR DU JOUG ALLEMAND POUR LE REMERCIER DE LA CHAUDE LUMIÈRE ET DE LA POÉSIE GÉNÉREUSE DE SON ACTION POUR SALUER LA TRÉB PUISSANTE ET BIENFAISANTE CORDIALITÉ DE SON COMIQUE RÉDEMPTEUR QUI ANNONCE JUSTICE ET QUI REND AUX HÉROS DE LA FRANCE GUERRIÈRE LE TEMPS LA PATIENCE LA SAINTE VERTU d'espérer PREFACE Quand les Français ne s'aimaient pas, ils ne pouvaient rien souffrir qui fût de leur main, ni de la main de leurs ancêtres : livres, tableaux, statues, édifices, philosophie, sciences. Cette ingratitude pour leur patrie était si farouche qu'un étranger a pu dire que leur histoire sem- blait écrite par leurs propres ennemis*. Ni les arts, ni les lettres, ni les idées ne trouvaient grâce, à moins de venir d'autre part. Le plus haut point de cette mode se place il y a vingt ans environ. Nos compatriotes se firent donc beaucoup prier et parfois refusèrent net quand on les conjura de se garder, de se pré- munir, de tenir en état leurs armées de terre et de mer, car à quoi bon mettre en défense tant de biens qu'ils n'estimaient pas? Cependant, peu à peu, on les a vus se réconcilier avec leur image, et voilà qu'aujourd'hui ils se feraient 1. C'est l'historien Henri Pirenne, l'un des héros de la résistance universitaire en Belgique, déporté en Allemagne au mois d'avril 1916. VIII QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. hacher pour se délivrer d'un Barbare à qui l'on avait tout ouvert, même l'État, même l'École, même les têtes dans lesquelles le pays était supposé se penser. Quel changement et quel retour! On voudrait faire croire que ça s'est fait tout seul. En quoi l'on raisonne tout juste comme nos débitants d'alcool : — Voyez, disent-ils, ce qu'il faut penser des perfides qui représentaient notre race comme empoisonnée et dégénérée. Pauvres alambics innocents! Ce peuple en déca- dence se bat comme un lion, obéit comme un ange et meurt comme un héros. Alors? Et que deviennent tant d'injurieuses communications à l'Académie de Médecine, de diagnostics épou- vantables et de pronostics affolants? Ce raisonnement de l'honorable corps de métier a trouvé un écho rapide : — Que de- viennent, demandent les maîtres et les chefs de la doctrine démocratique, tant d'accusations, de plaintes et de craintes? La nation que nous avons élevée donne un modèle de patriotisme très pur. Vous qui nous reprochiez de ne pas enseigner la patrie, voyez les fils de notre esprit, comment ils répondent pour nous. Comme les débitants oublient la résistance opposée au toxique par l'élite de la jeunesse, par PRÉFACE. IX le grand, l'admirable mouvement de renaissance physique issu de la pratique et de la propagande de tous les jeux : ainsi les maîtres de l'erreur oublient de remarquer que leurs positions ont beaucoup varié, et toujours dans le même sens. On peut dire qu'ils ont fait du chemin. Quel chemin? Celui que nous leur avons fait faire. Nous : Lemaître, Bourget, Barrés, Drumont, Goyau, le livre et les collègues de M. Boc- quillon', nous les nationalistes, les royalistes, V Action française. On a dû avancer dans notre voie ouverte pour ne pas succomber à un lâchage universel : tant de faits commençaient à nous donner raison! Car, dès lors, notre France ne voulait pas mourir\ Son patriotisme de guerre ne fait qu'étendre à l'ensemble des ci- toyens l'état d'esprit d'avant la guerre qui n'était pas encore éprouvé ni admis par tous. Bien n'eût été plus agréable que d'oublier les dissidences antérieures et de faire un généreux abandon de nos efforts et travaux passés à la 1. La Crise du patriotisme à l'école, 1905. 2. Recueillons cette vue d'ensemble de l'ingénieux et éloquent critique anglais, M. Edmond Gosse : - Depuis quinze ans, il a été impossible à l'observateur perspicace et sans parti pris de ne pas remarquer que la France ras- semblait ses forces morales, simplifiait son attitude poli- tique, se préparait sans hâte en vue d'une action concertée. » {Mercure de France, février 1916.) D'une élite à l'autre, elle S'est ébranlée peu à peu. La réaction du noble Charles Péguy, par exemple, est de 1905. X QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. masse anonyme de nos biens nationaux; cela n'est pas possible depuis que l'on essaye auda- cieusement de transférer le mérite et l'honneur exclusif de la patrie sauvée aux partis et aux idées qui l'avaient fait péricliter en la re- niant. Nous n'éprouvons aucun plaisir à rappeler l'erreur de quelques délinquants. Nous avons perdu beaucoup d'hommes, nous portons une multitude de deuils. Ceux qui s'avancent comme nous entre une double haie de tombes et dont les yeux ne cessent de leur représenter tout le sang beau et pur versé depuis vingt mois ne peuvent pas donner leur cœur aux petites pen- sées de vengeance et de haine. A peine peuvent- ils se rappeler les lâches provocations de mil- lionnaires politiciens qui ont employé des tri- mestres entiers de l'Union sacrée à faire assaillir d'une boue fétide notre patriotisme, notre prin- cipe politique, jusqu'à notre personne, qui importe si peu ! Un écrivain qui n'a qu'à ouvrir ses cartons pour y trouver les matériaux d'un livre comme celui-ci a le droit de penser que les lettres de son nom suffisent à couvrir de honte ses diffamateurs'. 1. Je cois devoir dire ici que, à dater du 6 juin 1915, une feuille innommable nous désigna tous les jours à son public •çous le titre de serviteurs de l'étranger. U'honnêtes juges de France avaient, le 12 octobre 1915, PRÉFACE. XI En revanche, il tendra la main bien volontiers aux hommes qui se sont trompés jadis et qui, sans renier l'erreur, ni en reconnaître les causes, vivent dans le désir de rendre des services à la patrie. Tout ce qui vient d'eux est précieux, actes, paroles ou simple signe d'un sentiment juste et d'une volonté bienfaisante : nous ne serons pas trop, nous ne serons jamais assez pour l'effort de reconstruction ! Mais ce qui fut doit être su. Cela est prudent à l'égard du très petit nombre dont l'esprit d'intrigue et demalfai- sance plus ou moins volontaire n'est pas douteux ; car seule l'idée vive des fautes passées, inscrite en traits brillants dans la mémoire du pays, fournira la garantie d'un peu de sagesse et de modération de ce côté-là. Si l'on a le malheur de laisser obscurcir la vérité sur un tel passé, on augmente le pouvoir des fables menteuses. Moins pour gêner les intérêts qui la subsidient que pour en interrompre les conséquences nuisibles, la fiction des partis doit être corrigée. Le cours de leurs erreurs doit être rétabli. Or, condamné le repris de justice collaborateur de ces calomnies à la prison, à l'amende, à des dommages-intérêts relativement élevés. Par un remarquable , un arrêt d'appel supprima la prison, réduisit les dommages sous le prétexte de nos «• provocations » : provocations qu'il faudrait placer après le délit, car l'avocat du drôle avait lui-même reconnu à l'audience que nous n'avions jamais attaqué ses clients! XII QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. rien n'est plus facile. Il suffit de montrer nos traces et nos marques, nos signatures et nos drapeaux sur les anciennes positions où l'on a fini par venir s'installer près de nous. Il suffit de réimprimer ce que nous disions entre 1895 et 1905 sur tant de graves problèmes abordés, traités, raisonnes, même résolus aujourd'hui, mais qu'il fallut imposer à la réflexion pour aboutir à la mise en défense du pays et n'être pas absolument pris au dépourvu par la guerre. Le rétablissement intellectuel et moral s'opéra peu à peu, mais au sortir de quel abîme ! Le graphique de cet effort pourrait s'intituler : De V anarchie à la patrie ou bien De V anarchie à r ordre.... C'est le filigrane visible de ce recueil. Vers 1891, un bel esprit trouvait applaudis- sement, gloriole, fortune à insulter notre Jeanne d'Arc, cela le faisait prendre pour un auteur noble et hardi. En 1902, ces gentillesses étaient déjà chassées de la littérature et ne recueillaient plus d'honneur que chez les poli- ticiens. En 1908, pour s'être livré à ce jeu, un professeur recevait le fouet dans sa chaire ; s'il put se faire élire député, deux ans plus tard, ce fut à la faveur de rétractations préalables. Cepen- dant, jusqu'en 1911, il se trouvait une police pour arrêter, des juges pour punir d'amende ou PRÉFACE. xui de prison l'imprudente jeunesse coupable de porter des fleurs à la statue de la Sainte de la patrie. Ce n'est qu'après 1912 que le culte de la bonne Lorraine put être célébré par d'immenses cortèges à travers les rues de Paris, Il faut en remercier non le destin, ni le hasard, ni les leçons de l'école officielle, ni les votes de la Chambre des députés, mais Maurice Pujo, mais Maxime Real del Sarte, Marius Plateau et leurs jeunes amis. Si le remerciement se trom- pait d'adresse, il faudrait renoncer à la différence du vrai et du faux, personne ne pourrait plus se flatter de rien comprendre à rien, non pas même à ce doux spectacle de guerre apporté par l'année 1916 : une délégation du Parlement britannique déposant une palme aux pieds de Jeanne d'Ajc sur le vœu explicite du même M. Clemenceau qui, sous son propre ministère, sept ou huit ans plus tôt, faisait brutaliser tous les passants ca- pables d'un signe de piété envers l'héroïne. On peut suivre du doigt, dans le laps des mêmes années, l'ascension et le déclin du sentiment qui s'est appelé l'hervéisme. Quand il était professé au Mercure de France par M. Remy de Gourmont (vers 1891 , toujours), c'était unegrande élégance. Dans la même décade, les petits cénacles se divertirent d'un projet d'empire germano- franc dont Berlin et Paris auraient été les pôles XII QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. rien n'est plus facile. Il suffit de montrer nos traces et nos marques, nos signatures et nos drapeaux sur les anciennes positions où l'on a fini par venir s'installer près de nous. Il suffît de réimprimer ce que nous disions entre 1895 et 1905 sur tant de graves problèmes abordés, traités, raisonnes, même résolus aujourd'hui, mais qu'il fallut imposer à la réflexion pour aboutir à la mise en défense du pays et n'être pas absolument pris au dépourvu par la guerre. Le rétablissement intellectuel et moral s'opéra peu à peu, mais au sortir de quel abîme ! Le graphique de cet effort pourrait s'intituler : De V anarchie à la patrie ou bien De V anarchie à r ordre.... C'est le filigrane visible de ce recueil. Vers 1891, un bel esprit trouvait applaudis- sement, gloriole, fortune à insulter notre Jeanne d'Arc, cela le faisait prendre pour un auteur noble et hardi. En 1902, ces gentillesses étaient déjà chassées de la littérature et ne recueillaient plus d'honneur que chez les poli- ticiens. En 1908, pour s'être livré à ce jeu, un professeur recevait le fouet dans sa chaire ; s'il put se faire élire député, deux ans plus tard, ce fut à la faveur de rétractations préalables. Cepen- dant, jusqu'en 1911, il se trouvait une police pour arrêter, des juges pour punir d'amende ou PREFACE. XIII de prison l'imprudente jeunesse coupable de porter des tleurs à la statue de la Sainte de la patrie. Ce n'est qu'après 1912 que le culte de la bonne Lorraine put être célébré par d'immenses cortèges à travers les rues de Paris. Il faut en remercier non le destin, ni le hasard, ni les leçons de l'école officielle, ni les votes de la Chambre des députés, mais Maurice Pujo, mais Maxime Real del Sarte, Marins Plateau et leurs jeunes amis. Si le remerciement se trom- pait d'adresse, il faudrait renoncer à la différence du vrai et du faux, personne ne pourrait plus se flatter de rien comprendre à rien, non pas même à ce doux spectacle de guerre apporté par l'année 1916 : une délégation du Parlement britannique déposant une palme aux pieds de Jeanne d'Ajc sur le vœu explicite du même M. Clemenceau qui, sous son propre ministère, sept ou huit ans plus tôt, faisait brutaliser tous les passants ca- pables d'un signe de piété envers l'héroïne. On peut suivre du doigt, dans le laps des mêmes années, l'ascension et le déclin du sentiment qui s'est appelé l'hervéisme. Quand il était professé au Mercure de France par M. Remy de Gourmont (vers 1891 , toujours), c'était unegrande élégance. Dans la même décade, les petits cénacles se divertirent d'un projet d'empire germano- franc dont Berlin et Paris auraient été les pôles XIV QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. SOUS un même empereur. Quel empereur? Un écrivain, lauréat de l'Institut, qui se sait tou- jours gré de cette liberté d'esprit, déclara pré- férer aux Bonaparte inconnus, aux Orléans sans prestige, la candidature de Guillaume Hohen- zollern.... Ces petites effronteries couraient un peu partout, principalement les feuilles dites d'avant-garde où se préparait l'esprit des lettres futures. Dans ces jeunes revues, que l'on affecte aujourd'hui de déprécier pour arrêter des compa- raisons que l'on craint, presque tous en étaient au point où fut Hervé dix ans plus tard. Mais, après dix autres années, à la veille de la guerre, l'hervéisme était à peu près déserté par Hervé et sa bande d'agitateurs. Quant à nos jeunes Lettres, si l'on veut consulter pour 1914 un équivalent du Mercure au quart de siècle pré- cédent; il faut regarder la Revue critique^. Sur quarante intellectuels français qui la rédigeaient, treize sont morts, trois disparus, onze blessés* et tous nous sont témoins de la glorieuse vi- gueur de l'image de la patrie au sommet du nou- vel esprit de la France. A la faveur du réveil qui fut général, la dé- germanisation avait commencé ; contre les idées 1. La Revue critique des idées et des livres, rédacteur en chef Pierre Gilbert, tombé au champ d'honneur. 2. Statistique arrêtée au 15 février 1916. PRÉFACE. XV étrangères et les maîtres étrangers, une réaction patiente et tenace se développait. Elle n'avait pas lieu dans les parlements, les réunions pu- bliques ni les lieux de scrutm. Elle s'accroissait peu à peu dans les bibliothèques, les musées et les salles de cours où elle était née. La nouvelle idée de la France s'élevait des cerveaux français. Il fallut voir plus tard quelles mesures de défense doit conseiller l'étude de ce beau visage de la patrie. Mais alors il apparaissait comme un sujet de poésie, d'enthousiasme, de piété et de fier amour. Ceux qui finirent par conclure : poli- tique d'abord, avaient commencé bien loin de ce terme. On veut tromper quand on insinue le contraire. Les Lettres nous ont conduit à la Poli- tique par des chemins que ce livre peut jalonner, mais notre nationalisme commença par être esthétique. Il tendait à restituer à la France des avantages contestés, ou méconnus ou négli- gés. Sans perdre un seul instant de vue que la raison et l'art ont pour objet l'universel, nous remettions au jour les services et les hommages rendus à la beauté et à la vérité par les hommes de sang français. Nos déductions s'étaient nourries des caractères historiques et territo- riaux de la France : les pays et les races, les pro- vinces et l'État, les archives et les légendes, XVI QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. l'ample trésor des idées, de la poésie et des arts. Ce patriotisme d'origine immatérielle de- vait en devenir le plus réaliste de tous. Naturellement, nos aînés quinquagénaires se demandèrent plus d'une fois ce que nous leur chantions avec notre déesse France tirée toute vive d'André Chénier, Salut, déesse France ! Mais eux nous déconcertaient, à leur tour, par la misère du répertoire auquel la génération de Gambetta, continuée par Jaurès et par ses émules, avait réduit les magnificences de la patrie. Son patriotisme prétendu « idéal » était purement moral et juridique : peu attentif au territoire, très insoucieux de l'histoire, il s'était laissé mettre au brouet noir de la justice im- manente ou de la restauration indéterminée[d'un « droit » sans chair, sans âme, qu'aurait pu adopter indifféremment n'importe quelle peu- plade Peau-Rouge, pourvu qu'elle eût été mal- heureuse à la guerre. La belle idée de la Revanche a rendu d'immenses services; mais, mal admi- nistrée, son déclin fut rapide. Le souvenir de nos désastres dominant tout était donné pour notre unique titre d'honneur. C'était court. Parmi les hommes des générations précédentes, je ne connais que le marquis de Vogué qui ait protesté contre ce culte dangereux de la défaite; PHÉFACE. XVII il faut lire en particulier son discours au bicen- tenaire de Malplaquet, la journée malheureuse qui reste mémorable parce qu'elle annonça et même prépara le soleil de Denain. Les gloria victis continuels, répandus sans pré- caution ni mesure, nous mettaient mal à l'aise. Beaucoup étaient humiliés, la plupart furent endormis par le verbiage creux et dolent qui vidait l'idée de la France de son cher contenu physique et humain. Notre critique aida à réta- blir le noyau de cette substance. Le sentiment français recouvra un aliment solide ; Tauréole oratoire elle-même cessa de circuler, blafarde, autour d'une simple vapeur et le patriotisme eut part à la fécondité de la terre natale avec laquelle il renouait enfin des rapports naturels. Sans doute, maintenant que ce patriotisme historique et philosophique inculqué aux nou- velles générations a fait ses preuves contre l'Allemagne, on essaye de dire qu'il est em- prunté ou imité des Allemands. Mais voyons qui le dit. Ce sont ceux-là mêmes qui vécurent de contrefaçon germanique! La question qu'ils po- sent ne doit pas nous cacher celle qu'aujourd'hui encore ils éludent. Voudriez-vous, disent-ils, faire comme les Boches et trahir par intérêt national ou amour-propre ethnique la vérité universelle?... Nous ne cessons pas de répondre, XVIII QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. sans questionner, en affirmant : — Vous aimez et servez des erreurs d'ordre universel qui sont nées en Allemagne : pour leur service et leur amour vous négligez ou combattez des intérêts pri- mordiaux et des sentiments nécessaires à la vie de ce pays-ci. Ainsi ni l'invasion ni trente ans de servitude au delà du Rhin n'ont su leur apprendre la seule vertu teutonne qui valût la peine d'être imi- tée. C'est la seule dont ils se soient gardés à fond, puisque c'est la passion du patriotisme in- tellectuel. Ces Français dont la conscience n'est pas très claire, cherchant en secret une insulte en- vieuse à nous adresser, ont convenu de nous accuser de Pangermanisme français. Cela vaut toujours mieux que d'avoir servi comme eux le Pangermanisme allemand. Mais que le lecteur patriote soit sans inquiétude! La définition de la terre des pères n'est pas un produit allemand. Elle fait chair avec notre mot de patrie. Elle est tout au long, par exemple, dans Bossuet, qui la tient des Pères latins. J'avoue que nos anciens eurent le beau malheur de vivre trop heureux. Ils ont développé leur liberté sous nos rois pendant de longs siècles paisibles sans avoir jamais eu à subir ces occu- PRÉFACE. XIX pations étrangères qui furent le partage de l'Alle- magne et de l'Italie. Quand l'ennemi essayait de les envahir, ils n'avaient pas besoin des Russes et des Anglais pour le repousser. La solidité des frontières permettait à leur méditation de se porter sur de tout autres problèmes, plus haut dans l'espace idéal, plus profond dans le cœur humain. Cela explique la réserve de notre litté- rature classique sur quelques points sensibles de la vie nationale. Elle n'est obsédée ni par les conditions de la défense, ni par les lois de la durée. L'indépendance n'était pas exposée, l'au- tonomie n'était inquiétée que de loin en loin : qu'aurait servi la spéculation là-dessus? Mais réserve n'est pas absence et, dès qu'on y regarde de près chez nos maîtres, l'essentiel des plus sûrs principes est aperçu comme à fleur de sol, prêt à fructifier en conseils et règles de vie civique. Une politique française est sous-entendue parmi eux. Depuis, notre sort a changé; cinq invasions ont été souffertes dans les cinq quarts de siècles écoulés à dater de la Déclaration des Droits de l'homme. Cela est propre à faire réfléchir à d'autres invasions éventuelles. Les vieux prin- cipes implicites de la sagesse du pays en acquiè- rent une plus-value considérable. Ce qu'ils ont d'éternel nous met en état de compter et d'exa- XX QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. miner les titres, les raisons, les fondements moraux de notre nationalité menacée par les arguments de la perfidie autant que par les coups de force. Bientôt les théories sublimes d'une France abandonnée et sacrifiée liturgiquement à l'humanité rencontrera chez nous la même résis- tance que les courses et les assauts de von Bu- low. Les principes de la politique classique débrouillent les motifs pour lesquels ce robuste et sage pays a mérité de vivre, de s'étendre et de prospérer. L'ordre logique de cette Théorie de la France pourra être considéré plus tard. Je n'en ai fait que la chronique. Ce fut sur les feuillets du critique ou du chroniqueur que se répandirent au jour le jour nos réflexions antagonistes ou complémentaires d'idées en cours. La nature des choses, celle des circonstances imposaient alors une variété, mais aussi une discontinuité dont on se rendra compte par ce volume et par ceux dans lesquels il faudra peut-être accueillir des écrits de la même date, donnant des portraits de nos maîtres avec des échappées sur d'autres débats. Nous ne récitions pas un symbole, nous n'exposions pas une science. Tantôt nous pour- suivions directement le dogme ennemi, tantôt le lecteur était convié à pénétrer le sens d'un PRÉFACE. xxr événement et nous lui proposions de rechercher ensemble les idées d'un bon ou d'un mauvais livre ; par l'analyse du concret se trouvait ainsi mise à nu chaque vérité générale. Nulle mé- thode ne semblera plus pratique ni plus per- suasive; mais je dois dire aussi que c'est celle qui me convient et me plaît le mieux. Rarement les idées m'apparaissent plus belles qu'en ce gracieux état naissant, à la minute où elles se dégagent des choses, quand leurs membres sub- tils écartent ou soulèvent un voile d'écorce ou d'écaillé et, dryade ou naïade, se laissent voir dans la vérité de leur mouvement. Alors, leur signification ne prête pas au doute; alors, nulle équivoque, nulle confusion n'est commise. La généralité n'est pas encore séparée des objets ou des faits qui l'engendrent et l'éclaircissent ; les clé ments qui l'ont créée lui prodiguent vie et lumière, commentaire et explication. Elle n'a pas perdu ce poids, cette vigueur et ces couleurs solides qui ne peuvent tromper sur la nature des rap- ports qu'elle soutient avec le monde d'oij elle sort. Certes, un enchaînement logique de vérités bien définies, mises à leur place céleste, déve- loppe au regard un ordre harmonieux plus satisfaisant pour l'esprit, et le rêve de l'homme est sans conteste de pouvoir s'en composer un XXII QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. jour l'exacte et entière synthèse. Mais cela veut du temps, et la vie est très courte. Notre faiblesse humaine souffre du feu supérieur, qui l'éblouit mais qui l'égaré. L'esprit est plus sensible à la douce lumière d'une raison demi- mêlée aux réalités naturelles qu'elle fait res- plendir en les traversant. Je désire que l'on retrouve quelquefois dans mon petit livre ce genre d'utiles clartés. L'auteur ne pouvait s'astreindre à la réimpression litté- rale d'études dont les moins anciennes sonnent plus de dix ans. Certaines allusions voulaient être éclaircies par la trans- cription intégrale de textes contemporains ; jadis très présents au lecteur, oubliés aujourd'hui, ils importent à l'atmosphère des idées et des faits. On a veillé à l'exactitude du sens, sans se priver de cor- riger ni d'améliorer le langage. Cependant, pour certaines pièces qui doivent faire foi, on s'est résigné à laisser le témoignage intact : le lecteur en sera explicitement averti pour que son indulgence soit acquise aux lacunes d'une vieille improvisation. QUAND LES FRANÇAIS M S^AIMAIENT PAS LIVRE PREMIER AMITIÉS GERMANIQUES Il ne sulfit pas que les hommes habi- tent la même contrée ou parlent le même langage. BOSSUET, Polil., l, III, I. I LA JEUNESSE LETTRÉE EN 1895. Avril 189:>. Deux mois à peine nous séparent, dit-on, du voyage de Kiel. Dans deux mois nous irons à Kiel, en musique avec les pavillons aux mâts, amiraux et ambassadeurs au-devant d'un cortège impérial alle- mand'. En attendant la grande fête, on s'en accorde de petites, d'ordre privé, on s'en va à Kiel en détail aA^ant de s'y précipiter en masse. Les artistes d'abord. Ce monde des « Arts », loii- 1. La rencontre des escadres Française, Allemande et Russe Autt^ les eaux du Canal de Kie), dont notre iindemnité de guerre avait lait en partie les frais, eut lieu le 18 juin 1893. 1 2 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. jours prêt à quelque sottise, s'est rué à l'exposi- tion de Berlin. Les « écrivains » suivent les artistes : au moins, d'intention et de cœur. Ils sont cosmo- polites et ils sont fiers de l'être. Ils le publient dans une des revues de la jeunesse, dont l'aimable et dis- tingué directeur a mis en circulation la demande que voici : Toute politique mise de côté, êtes-vous partisan de relations inellectuelles et sociales plus suivies entre la France et V Allemagne et quels seraient, selon vous, les meilleurs moyens pour y parvenir? On pressent bien ce qu'ont été les réponses des auteurs français; il suffit d'ouvrir un journal pour se rendre compte de l'état d'esprit de nos intellectuels. Un écrivain a dit : La richesse de l'idée philosophique allemande, le génie de Gœthe qui engendra notre romantisme, et celui de Wa- gner qui modifia nos conccplions d'art en les alliant aux métaphysiques symbolisées, la belle organisation du socia- lisme germain, cela et mille raisons économiques doivent nous faire désirer évidemment des relations intellectuelles et sociales très étroites entre les deux peuples. Nous sommes, malgré tout, les fils spirituels de Gœthe et de Hegel, malgré ce que Montaigne nous légua de pyrrhonisme avisé. Mais il ne semble pas que ces relations, aujourd'hui soient moindres que celles qui nous unissent à l'Angleterre, par exemple, dont l'influence guide nos goûts plastiques, comme celle de l'Allemagne guide nos goûts philosophiques et musicaux. On peut même dire que l'Allemagiie est, à cette fin du xix= siècle le pays d'où nous tirons le plus pour l'esprit. Les misères de 1870 se compensent par les dons intellec- tuels que le vainqueur nous apportera. Le théâtre, les concerts, la librairie, les congrès socia- AMITIÉS GERMANIQUES. 5 listes où les leaders allemands et français se concertent, l'accueil obtenu chez nous par Wagner, Nietzsche, M. Haupt- mann et même M. Nordau, les voyages de nos dilettantes à Bayreuth, marquent une tendance qui enchante tout esprit désireux de voir s'amoindrir des manifestations barbares ne répondant plus à aucune des déductions sérieuses de ce temps. Les artistes, les socialistes, les marchands mêmes s'effor- cent de nouer les mains des deux peuples. On se souvienL que les Francs ne furent qu'une tribu germaine, et nos atta- ches latines nous impressionnent peut-être moins depuis que la renaissance romaine value par la Révolution se gâche dans le méridionalisme excessif des parlementaires. (N. B. — C'est toujours une province de la France qui paie les frais du culte allemand.) D'autre part, le paysan déteste la guerre. L'échec du bou- langisme dans les campagnes fut dû à l'idée que répan- dirent les adversaires d'une revanche souhaitée par les partisans du général. Le dégrèvement des charges militai- res enchanterait les popult-tions des champs, dans les deux pays. Il faut donc espérer que, d'ici à peu temps, le senti- ment des élites et celui des rustres s'accorderont pour res- treindre la mimique surannée des gynmasiarqucs, des sol- *dats professionnels, et des rhéteurs. Le civil n'a qu'à continuer son elîort. Revues, journaux, voyages, représentations dramatiques, tout concours à l'al- liance des âmes. Il suffit d'une persévérance, et d'une mul- tiplication des mômes moyens. Il est fâcheux que les Etats restent en retard sur ce mou- vement de l'opinion. Le moindre fait politique qui lui donnerait une sanction ré- pondrait au désir unanime^. Le même écrivain ajoute : Je pense donc que ces relations entre All-emagne et France, déjà très heureusement rétablies par l'entremise de Féhte intelligente, doivent maintenant se renforcer par le concours de ces énergies qui opéreraient une pression sur la politique des gouvernements. Les artistes, les socialistes, les mar- chands des deux pays devraient fonder une ligue germano- 1. Tout le monde savait que nous allionb à Kiel. * QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. franque avec le but bien net de mettre à rien les expecta- tives militaires d'une minorité ridicule, bruyante, infime. Les inlérch des deux nalions soiit les mêmes en Afrique. Pourquoi les commerçants unis d'Allemagne et de France n'exigeraient-ils pas qu'une partie importante des armements fût employée à la fondation d'une colonie internationale établie sur les points salubres du continent noir, au béné- fice des transactions et des émigrants? Une alliance coloniale pourrait déjà se réaliser, sans rien apporter que d'avantageux, au point de vue économique'. Et ce serait alors la certitude d'une trêve européenne. L'or- gueil officiel de l'un ou l'autre pays n'aurait pas même l'oc- casion d'un froissement. ... Donc, fondons, si la chose est possible, cette ligue ■germano-franque; donnons-lui une existence par nos elTorls, nos réunions, nos congrès, l'étude des questions sociales, économiques et intellectuelles. Si notre volonté est aussi franche que nos phrases, l'éUte nouvelle pourra s'enorgueil- lir devant l'histoire d'avoir établi la paix indéfinie en Europe, au lieu de continuer à tenir l'attitude de sots collégiens qui, dans une querelle de récréation, s'englantent pour ne pas ■ avoir le dernier ». Un 'professeur de Facullé a fait le raisonnable dans sa réponse : La première partie de la question m'étonne tant elle me paraît oiseuse. Peut-il y avoir quelqu'un qui ne soit pas « partisan de relations intellectuelles et sociales plus suivies entre la France et l'Allemagne? >■ C'est du côté de la France d'abord qu'il faudrait commen- cer. 11 y a, en effet, dix fois plus d'Allemands parlant le français que de Français parlant l'allemand, dix fois plus de livres fronçais lus en Allemagne que de livres allemands lus en France, dix fois plus d'Allemands en séjour ou en voyage de ce côté-ci du Rhin que de Français en séjour ou en voyage de l'autre côté; — et par toutes ces raisons il y a tout lieu de penser que l'Allemagne connaît la France 1. il esl nmusanl et signilic.itif de noter que les points mêmes (|iii devaient engendrer le plus grave conflit de l'époque moderne étnient choisis expressément comme facteurs de paix : les colonies, l'Afrique. Il ne manquait plus à l'oracle de qu'un mol : le Maroc. AMITIKS GERMANIQUES. beaucoup mieux que la France ne connaît l'Allemagne. Et l'histoire ne fût-ce que celle de la guerre de 1870 — prouve qu'il en est ainsi en réalité. Il semble alors que le meilleur moyen serait de dévelop- per eu France l'enseignement de |la langue allemande. On l'a essayé, depuis la guerre, dans les lycées et dans le pro- gramme d'examen : on en a même t'ait grand bruit. Or les résultats ont été misérables : nos jeunes gens ne savent pas mieux l'allemand, ni toute autre langue étrangère, que ne le savaient leurs pères. Et c'est à peine si i pour 1000 de nos étudiants va passer un semestre dans les universités allemandes ou étrangères. Si ce troc international des enfants pouvait se généraliser, ce serait la solution parfaite du problème : le moyen est économique et crée des relations solides et durables, une véritable parenté sociale et intellectuelle. Serait-il impos- sible d'essayer de ce système entre nos établissements pu- blics d'enseignement et les établissements allemands simi- laires? Pourquoi non? A défaut de ce moyen radical, des journaux, revues ou bibliothèques internationales, publiés simultanément dans les deux langues, avec la coopération d'écrivains des deux pays, constitueraient un très bon moyen. Nous en avons personnellement essayé en fondant, il y a quelque années, une revue d'économie politique qui compte dans ses colla- borateurs à peu près autant de professeurs des universi- tés allemandes que des universités françaises, et les résul- tats obtenus n'ont pas été négligeables. Un chef de groupe politique a dit : ... Pour moi, les nations ne sont que des expressions géographiques n'ayant de valeur qu'au point de vue topo- graphique ; l'humanité ne se compose que d'une seule espèce, la race humaine, dont les individus la composant ont les mêmes droits, les mêmes intérêts; la terre est assez large pour leur permettre d'évoluer à leur aisp, sans qu'ils aient à lutter pour la possession d'un lambeau de territoire... Un écrivain a dit : ... Quels seraient maintenant les moyens que je préconi- serais pour parvenir à établir ces relations intellectuelles et sociales? J'en vois un. Qu'une vaste association se forme 6 QUAND LES FRANÇAIS NE S'xVIMAIENT PAS. de bûciologues, de philosophes, d'artistes, de poètes» de romanciers, de critiques, de savants, français et allemands, et qu'elle manifeste son union, son désir de travailler à la pais et à la fraternité en permettant à ses membres d'œu- vrer côte à côte, dans une grande revue ou un grand jour- nal international imprimé en deux langues. Voilà un moyen, et en réalité c'est le seul, parce qu'il permettra de détruire ce qui s'oppose à ces rapports plus suivis, plus loyaux, plus francs, que je voudrais voir s'éta- blir. Il permettra de détruire ce bas seatiment qui s'appelle le chauvinisme, sentiment d'égo'isme réfci d'exclusivisme étroit, d'orgueil imbécile, de particularisme injustifié, il permettra d'abolir le nationalisme sectaire, ce nationalisme qui tue les peuples et fait que les Tartares de l'Aile deviennent l'idéal social de quelques Français et de quelques Allemands qui s'accordent dans leur sottise, tout en rcctant ennemis... Un membre de l'Institut a dit : Peut-être serait-il utile de fonder une cociété d'études alle- mandes, comme nous avons déjà une société d'études ita- liennes. Je suis convaincu, quant à moi, que tout ce qui nous rapprochera de l'Allemagne nous servira intellectuel- lement, et même politiquement... Un Parnassien a dit : Pour la canaille inepte qu'elle opprime, pour les gouver- nements hypocrites dont elle assure les déprédations et le mensonge, cette vieille idole anthropophage, la Patrie, est encore debout. Hommes d'État, coupeurs de bourses, magistrats obscènes, journalistes à tout faire, clergés marchands de bêtise, pleu- tres d'académies ou brigands de caserne, et le stupide bour- geois et le marchand de vins tricolore, tous célèbrent à l'cnvi son culte obligatoire autant que rémunérateur. ... Leur haine de l'intelligence trouvera toujours un pré" texte de chauvinisme, de morale ou d'utilité pour combattre l'invasion du chef-d'o^uvre, quelle que soit, au demeurant, la frontière dont il vient à nous. Le Tyrtée des gâte-sauces, M. Paul Déroulède, avec son troupeau de marmitons, re- naîtra sans cesse — tel un Phœnix d'admirable stupidité — toutes fois et quantes besoin sera de vilipender l'ascension AMITIES GERMANIOUES. 7 du Génie. Car le goût des pieds-plats à rinstinct des mul- titudes les aiguillonne sans trêve à l'assassinat du Beau. Oui, certes, il est fort désirable d'accroître les relations intellectuelles et sociales entre Allemagne et France, de répudier à jamais les superstitions patriotiques dans les' questions de science et de beauté. Est-il besoin de rappeler ici les fières sentences du divin Lamartine : -. Nations! mot pompeux pour dire barbarie!... ■• Les bornes des esprits sont les seules barrières, « Le monde en s'éclairant s'élève à l'unité... » La défaite de 1870 ne fut d'ailleurs que l'affirmation bru- tale de conquêtes antérieures et d'une victoire autrement importante de la race germaine sur les peuples latins. Ici le poète se fait historien de la civilisation : Depuis quatre-vingts ans, l'Allemagne s'est faite notre éducatrice. Les horreurs de l'Année terrible, non plus que, jadis, la boucherie impériale, n'ont brisé le lien intellectuel qui nous unit aux peuples d'outre-Rhin . Histoire^ philoso- phie, înusique, tous les arts et toutes les sciences nous jfurcnt en- seignés par le génie allemand, dont la sève robuste infuse sa Vigueur aux peuples vieillissants du conglomérat français. Kant, Hegel, Schopenhauer ?i02(s apprirent à penser •,^\ç\\hn¥, Momm- sen, Kreutzer notfs ont enseigné l histoire, cependant que l'im- mense Gœthe synthétisait dans ses entretiens et ses poèmes, l'esprit du temps nouveau. Pour ne parler que de la mmute présente et du plus accessible des arts, l'Allemagne a réin- venté le Drame et fait voir sur ses théâtres Eschyle ressus- cité. Instructif spectacle : tandis qu'elle acclame de tels génies : Ibsen, "Wagner, la scène du noble Racine, le tré- teau de Poquelin n'ont maintenant, pour orner leur décré- pitude, que de pions mal frottés d'élégance, et le nidoreux Alexandre, mulet Israélite de la race de Cham, et les vieux messieurs ingénus par qui l'Odéon bavache encore, sur le mode ponsardien, les tirades comateuses de la tragédie en vers. Quant aux moyens, un homme seul me parait en mesure de les indiquer. C'est l'empereur Guillaume, auquel nos ministres défèrent avec tant de servilité. Pour moi, le ciel .s OUAND LES FPxAN<:AIS NE S'AIMAIENT PAS, me garde, comme disait Malherbe, d'avoir une opiuion tou- chant la conduite d'un navire où je ne suis que passager! Souvenons-nous pourtant qu'Hermès, dieu de la Paix, règne sur la Paiole et que son nom veut dire à la fois harmonie et discours. Le langage, premici' des liens, unit entre eux les nicnihres de la l'araille humaine. C'est entrer ou commerce avec un peuple et lui tendre la main que de parler son idiome. Mais, en France, le collège n'apprend quoi que ce soit. Les goujats adolescents qui font des classes invigorent ?^im- plement par les années d'apprentissage leur instinct cong»'- nital de crapule et de lâcheté. S'ils éludient jamais, ce n'est pas afin de savoir, mais parce qu'il importe de subir tels examens et de s'enrégimenter en quelque lieu. Aussi les efforts louables tentés dans le but d'initier aux langues voi- sines les futurs bacheliers demeurent, ou peu s'en faut, sans résultats. Quelques professeuis d'écoles riches ont imaginé de con- duire, pendant la belle saison, un petit nombre d'élèves méritants à travers les principales villes d'Allemagne : Dresde, Berlin. Munich. Un autre poêle a dit : ... De ma propre expérience d'enfant, ayant passé une inoubliable année au pro-gymnasium de Bade, je crois pou- voir conclure que cette pénétration intellectuelle des races se de\rait opérer par l'échange de j^eliles colonies scolaires, formées par des sujets d'élite choisis dans toutes les provinces de la Garonne à la Vistule, et réparties, par échanges réciproques, sur toute la surface des deux jjays. Ainsi les enfants les plus intelligents, parmi les nouvelles générations de Français et d'Allemands, sauvés à temps des atteintes d'un particularisme amoindrissant, ayant accueilli, à l'ùge des impressions durables, leur langage réciproque et l'influence, si i)récieuse pour le développement des carac- tères, d'un milieu « étranger », feront bénéficier leur patrio- tisme inème d'un esprit critique né de l'habitude de com- parer et seul capable de discerner l'essence même de la petite patrie et son rôle dans l'économie humaine. Tel est en moyenne, le ton donné par les jeunes let- tres françaises ou par les aînés qu'elles veulent bien AMITIl'S GERMANIOUES. 9 écouler. Mais voici le curieux de Ihisloire : pendant que vingt de nos compatriotes adressaient dans cette revue leurs plus doux bêlements d'amitié à la Germanie, vingt Allemands répondaient dans les pages de la Neue detilsche Rundschau sur les relations à nouer avec les Français : que ne puis-je transcrire jusqu'à la dernière ces réponses! On n'a jamais payé la platitude cosmopolite d'un tel ledoublemenl d'arrogance patriotique. Il y a surtout une perle. C'est la lettre du profes- seur Félix Dahn, de Breslau'.Ce Dahn s'élève forte- 1. Voici le te.vle de celle lellre : « ...Nous n'avons pas été les agresseurs en 1.S70 et nous ne sommes pas cause de celte inimitié : c'est pUilôt la vanité enfantine de ce peuple qui, au viii* siècle déjà, revendiquait le « prestige .. devant tous les peuples el même devant le bon Dieu, et qui seul, parmi toutes les nations, ne peut pas pardonner d'avoir été battu et rendu moins dangereu.x, après avoir attaqué d'une (at^on criminelle. « C'est un vain bavardage de dire que l'annexion de l'Alsace-Lor- raine ait amené ce cri de revanche : en 1813, on leur a laissé ce butin, et ils ont crié de même : « Revanche pour Sadowa! » où ce n'étaient pas eux qui portaient le deuil. Si, quand môme, ils méditent et crient vengeance, il vaut mieux pour nous que ce soit à Reims et à Paris, qu'à Strasbourg et à Metz. D'ailleurs, c'est seulement M. Paul Dérou- lèdc qui, avec sa Ligue des Patriotes, a amené cette ébullition. (Alors?) Précédemment, j'ai séjourné deux fois pendant plusieurs mois en France, et, nie présentant ouvertement comme Allemand, je fus traité avec toute la courtoisie qui est propre à nos spirituels voi- sins, bien davantage qu'à nous. (Alors?) « Dans ces circonstances, il faut éviter, du côté allemand, toute nou- velle avance. En Allemagne, on est déjà allé beaucoup trop loin dans cette voie. L'espoir de rendre les Français plus conciliables est tout à fait vain : la raison essentielle de la chute d'un de leurs meilleurs hommes il'Elat, Ferry, était le soupi-on que, suivant le chemin Iracé par Bismarck, il put engager de meilleures relations avec nous. Bis- marck dut y renoncer. Et quelles suites ont eues les démarches de !'" ère nouvelle » en Allemagne? • La grâce des deux espions français après quelques mois de déten- tion (les officiers allemands déposèrent devant le tribunal de l'Empire qu'il faudrait trois ans pour faire les changements des organisations très importantes qu'ils pourraient révéler au Minisire de la Guerre français), cette grâce n'a pas eu d'autre effet que de pousser quelques 10 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. ment « contre la vanité enfantine de ce peuple ». k peuple français. La Aanité belliqueuse lui vint, dé'^ clare-t-il, dès le huitième siècle de Fère chrétienne. A la vérité, le docte professeur juge, quelques lignes plus bas, que nos « ébullitions » nationalistes n'ont d'autre facteur historique que M. Déroulède et sa Ligue des patriotes. Veut-il insinuer que, dès Is huitième siècle après Jésus-Christ, M. Paul Dérou- lède était à l'œuvre et fomentait toutes sortes de séditions parmi les Pays d'Empire? Nous placions les cortèges de la statue de Strasbourg à une date moins lointaine. Son nationalisme conduit ce pai- sible Germain à d'étranges contradictions. Voulant la grandeur de l'Allemagne en une Eu- rope où l'on ne peut guère grandir qu'aux dépens du voisin, tant les peuples y sont pressés, le brave homme allemand nous veut donc refoulés et humi- liés. Pour le mieux vouloir, il nous hait, il nous reproche tout, les légèretés du présent, les obstina- tions du passé. De plus, par prudence, il nous craint. Il conjure les siens de ne point désarmer. Il les supplie d'at- tendre que nous soyons bian à genoux : — Comme cela? — Non, un peu plus, plus que cela encore... journaux à exprimer pendanl un jour des paroles de reconnaissance aigre-douce. Le lendemain, on disait qu'un empereur si bien inten- tionné rendrait bientôt l'Alsace-Lorraine. En général, toute avance de notre part a été et sera interprétée comme un signe de pevr devant la force armée française, si puissaaiment rétablie et alliée avec la Russie. Quelque temps après cette mise en liberté et quelques autres politesses de Sa Majesté l'empereur Guillaume II, un journal parisien écrivait (le tl août ls9-t) : « Les Allemands resteront nos ennemis jus- « qu'à ce que nous leur ayons repris non seulement l'Alsace-Lorraine. « mais encore la rive gnuehe du Rhin qui, par son incorporation à la « France, lui renvirait ses frontières naturelles.... » AMITIÉS GERMANIQUES. 11 Sa foi dans l'étoile de sa race lui certifie que nous y viendrons. Cependant son esprit critique le presse de n'en trop rien croire à la légère. « L'espoir de rendre les Français plus conciliants est tout à fait vain... Toute avance de notre part a été et sera interprétée comme un signe de peur. » Il conclut : « Réconciliation? Certainement! Mais les agresseurs et les crieurs de revanche doivent faire les premières démarches, et non pas nous ». Ce que cet Allemand appelle des démarches est sans doute inimaginable. Car il est manifeste que les démarches de tous les correspondants du lui paraissent insuffisantes. 11 a peut-être raison d'être difficile. Dahn se méfie; une bonne bataille perdue par nos armées^ ferait toujours mieux son affaire. Médiocre historien, ce Dahn est philosophe. Comme tous les grands sages, il fait retour aux sen- timents de la nature primitive : battons pour n'être pas battus ! Dans le même sens que M. Félix Dahn, M. Fré- déric Spielhagen a dit : ... Je crains cependant qu'il ne se trouve là-bas une foule de gens qui ne voient dans nos assui'ances d'amitié qu'une vaine hvpocrisie, peut-êlre même une serviie CAPTATIO BENEV'OLENTIM.... M. Ernest Wichert a dit : ... Je ne sais de notre côté pas d'autre moyen pour ame- ner un rapprochement plus sérieux et plus efficace. En ce 1. L'armée française de 1895 n'avait pas été frappée à la tête ni aux yeux par l'affaire Dreyfus qui désorganisa l'ancien État-major et détruisit notre Service de renseignements. 12 OUANn LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. qui concerne du moins la lillérature, les Français croient être dans l'heureuse situation de pouvoir se passer de nous, andis que nous n'avons pas cessé de leur prouver par l'action que nous ne puuvon.-i vivre sans eux. DéJM bi> aussi de la France. Et c'est ce que le I\Ioyen Age appelait encore les Mar- ches. Par un étrange phénomène, c'est souvent dans ces Marches, peuplées de races hétérogènes, que le sentiment de l'union morale à la patrie se tronve être le plus puissant. Ainsi les races alliées à qui Rome conférait son droit de cité devenaient romai- nes de cœur. Un nationaliste complet eût tenu compte do ces faits. Mais M. Paul Fournier, pour user d'une expression des frères Rosny, était né unilatéral; ainsi sont nés beaucoup d'esprits de sa génération. Dans leur tcte il y a de la place, mais pour une seule pensée. Toutefois, quelque sens que présente la lettre de M. Fournier à la Gazette de Francfort^ le ton, l'in- tention en restent plus que singuliers. Les raisons alléguées en faveur de la germanicité de l'Alsace et de la Lorraine y ont l'air de simples prétextes invo- qués seulement pour délivrer notre jeunesse du vieux spectre de la revanche et pour aboutir à la paix absolue cl définitive, celle que l'on ne goûte, ou j'en ai bien peur, qu'au fond de la tombe. A cet égard, M. Fournier se classe parmi les cos- mopolites de l'espèce de M. Remy de Gourmont qui ne veut pas donner le petit doigt de sa main gauche pour la reprise de l'Alsace parce qu'il lui sert à secouer la cendre de sa cigarette. M. Fournier se range auprès de M. Joséphin Péladan, qui juge que « le sentiment national est le dernier prétexte aux grands 20 QUAND LES FllANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. crimes », pour qui « il r/y a que deux races, celle qui pense et l'autre, la frontière qui les sépare s'appelle l'ignorance ». Cependant M. Paul Fournier se distingue de ses aînés par une cerlaine nuance de ses sentiments. Son cosmopolitisme ne consiste pas à professer que le souffle de la raison humaine devra détruire les fron- tières politiques et ethniques; il n'embrasse pas du même cœur toutes les langues et toutes les natio- nalités de l'Europe. Un félibre, par exemple, lui se- rait, ou je me trompe fort, assez peu sympathique, encore que parlant une langue distincte du français de Paris : il le méprise sur parole, bien que fort étranger aux ouvrages félibréens. Un Italien l'ennuie peut-être. De même un Espagnol ou un Hellène. Son cosmopolitisme se réduit, en somme, à traverser le Rhin et à tendre une main amie aux Allemands, peut-être encore aux Scandinaves quand ces der- niers sont applaudis sur les théâtres de Munich et de Berlin. Germanolàlrie, rien de plus : c'est tout l'essentiel du çosmopolilisme nouveau. Metlons-y la date de cette année courante et n'en parlons plus. ni LA QUESTION D'ALSACE-LORRÂLXE EN 1897. Décembre 1897. J'ai reçu, comme tout le monde, un subtil ques- tionnaire relativement à nos provinces perdues; mais à la diflerence de cent trente-sept confrères et conci- toyens, j'ai cru bon de n'y rien répondre. S'est-il fait un apaisement depuis le traité de Francfort? Pense-t-on à l'Alsace et à la Lorraine moins qu'autrefois? La guerre de 1870 est-elle en voie de devenir un simple « souvenir historique »? Enfin, comment un nouveau conflit avec l'Allemagne serait-il accueilli en France? Quatre points assez délicats! Or, à ce quadruple sujet, l'enquêteur ques- tionnait ses correspondanls: 1° sur leur opinion per- sonnelle; 2" sur ce qu'ils savaient des sentiments de la jeunesse; 5° sur le sentiment moyen du pays. Tout cela est bien captieux et, comme on parle dans les hautes sphères politiques, terriblement ten- dancieux! Jamais le tentateur n'a vêtu des formes plus souples. Toute prudence conseillait de s'y dé- rober. La plupart de ceux qui ont prêté l'oreille au Malin ont dû écrire quelques lignes que déjà ils regrettent. 22 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENTj^PAS. Un autre motif a déterminé plus d'un au silence. De ces quatre questions flexibles en trois sens divers, aucune ne constituait la vraie question, la question précise et vivante. Car enfin, dans un tel débat na- tional, que vaut mon opinion, en tant quémanation de ma seule personne? Elle égale, en termes exacts, un trente-huit millionième de l'opinion de la France. C'est peu, si Ion compte les votes. Si on les pèse, mon suffrage vaut ce que valent mes raisons. Elles seules importent, et je n'y suis pour rien. Ouant à ce que Ton nomme le sentiment de la jeunesse et l'opinion moyenne du public, non seule- ment ces mots désignent les plus vagues, les plus fuyantes, les plus mal définies des modes, mais les lendances de ces modes se modifient au jour le jour. Un nouveau livre, un nouveau fait les changent à un tel degré, qu'on peut dire qu'elles n'ont de fixe et de durable que leur mobilité. Sur l'état d'une mer que le premier vent changera, on me demande de rédiger gravement une consultation historique et philosophique! En vérité, l'intéressant, le capital, ici, ce n'est pas ce qui est pensé par vous, ou par moi, ou par nos voisins différents, mais bien plutôt ce qu'il convient que tout le monde pense, en d'autres termes ce qui doit être pensé. C'est de cela, c'est de ces raisons d'intérêt public que dépend la saine opinion, et non pas l'intérêt public de cette opinion incertaine. Sur l'Alsace-Lormiiie, il n'y a pas d'autre cjuestion à creuser ni à débattre que celles-ci : — Où est l'in- térêt national? Faut-il nous souvenir de nos désas- tres et les venger? Faut-il plutôt les oublier? Devons- AMITIES GERMANIOUES. 23 nous être nationalistes ou cosmopolites? Notre avenir est-il en Europe ou aux colonies?... Écrivain, c"esl-à-dire enrôlé volontaire au service de la conscience publique et m'adonnant à réfléchir pour le compte de tous, je comprends de telles ques- tions; celles que vous posez n'ont aucun sens réel par rapport à moi. En quoi vos humeurs pourront- elles guider mes idées? Commenl ce fait me rensei- gnera-t-il sur un droit? J'accepte pour maîtresse et délerminatrice la puis- sance d'une vérité évidente; mais la cohue et même le concert de vos opinions, leurs moyennes, leurs totaux et leurs différences m'intéressent à peine et ne me conduisent à rien. Je n'y trouve qu'une masse inorganisée et amorphe de noms, de sentiments, de passions, de goûts et même d'idées, destinée non point à éclairer le public, mais à peser sur lui par un genre d'oppression presque mécanique. Il faut bien reconnaître là une déviation récente, mais absurde, du principe d'autorité. Comme ce César qui éclairait les délibérations de sa curie en y faisant entrer plusieurs douzaines de montagnards de sa clientèle; comme ces docteurs de Sorbonne dont nous parle Pascal et qui faisaient venir des moines quand ils n'avaient plus de raisons : ainsi le journalisme tend désormais à remplacer une discus- sion réfléchie par des enquêtes tumultueuses, des mises aux voies arbitraires, des plébiscites limités, des sénatus-consulles indéfinis.... Orgon est partisan de rinternationale des peuples ; Luc assure qu'il marchera sous le drapeau de la patrie; Gélaste dis- tingue entre la tradition française, qui lui est en 24 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. horreur, et nos armes, qu'il souhaite victorieuses. Mais, grands dieux! Que nous font en cette affaire et Orgon et Luc et Gélaste? Le premier est poète, le deuxième histrion, le troisième compose d'assez langouFeuse musique : aucun n'étant plus qualifié que le premier citoyen venu pour sentir de la sorte ou pour sentir quoi que ce soit sur ce sujet, son sentiment vaut ce que valent les idées qui le met- tent debout. Or, ces idées nous sont connues par d'autres interprètes que Gélaste, Luc et Orgon. Et voici des années qu'elles sont invoqués, débattues et approfondies. Peut-être aurait-on chance de les bien accorder si l'on s'occupait d'elles avec quelque sé- i-ieux, puisque toutes procèdent d'un petit nombre de principes dont les hommes tombent d'accord. Au contraire, n'ouliliez pas que Luc a mal chanté dans l'opérelte de Gélaste, et que tous les deux, l'ar- tiste et le musicien, ont refusé leur ministère au poème d'Orgon! Ces héros se détestent; il faut donc que Luc pense autrement que Gélaste et que l'un cl l'autre se distinguent aussi d'Orgon. Voilà bien la misère de pareilles consultations ! Ce nesl pas que je nie l'intérêt de l'enquête menée de ce côlé. Quelques esprits d'éhte y ont donné de dignes réponses. Un sentiment nouveau, une idée claire et forte de la patrie se font jour dans la lettre de M. Hugues Rebell et aussi dans celle de M. Saint- Georges de Bouhélier. M. Charles Andler nous ap- prend dans la sienne qu'un mouvement fenianiste, analogue à celui d'Irlande, pourrait se produire d'ici quelques années en Alsace-Lorraine, et A'rairaent Ton ne sait s'il faut l'espérer ou le craindre.... Par AMITIÉS GERMANIQUES. 25 la prière de ne point divulguer le billet qui contient la vive expression de son trouble patriotique, l'émi- nent théoricien des sociétés, M. Gabriel Tarde, nous instruit à jeter le moins d'alarme possible dans l'es- prit national ; mais, en s'obstinant à insérer ce même billet, l'enquêteur manifeste son indifférence pro- fonde à l'ordre public. Enfin, l'ensemble des réponses peut donner une inquiétude du reste fort salutaire, mais aussi éveiller une juste espérance : en effet, l'on y vérifie, en premier lieu, que les lettrés qui comptent aujourd'hui de vingt-cinq à trente-cinq ans ont reçu une bien mauvaise éducation politique, étant presque tous devenus de purs anarchistes, et, en second lieu, que deux générations demeurent fermes dans l'idée de la patrie : les hommes murs qui ont assisté à la guerre et les derniers venus, ceux de vingt ans, en réaction violente contre les vues de leurs aînés immédiats.... L^YRE DEUXIÈME ,K SERVICE DE L'ALLEMAGNE Ceux qui dégoûtent le peuple de celle terre qui le devait nourrir si aijondam- ment sont punis de mort, comme sédi- tieux et ennemis de la patrie. BossuET. Polit., I, II, ni. IV LANNEXION INTELLECTUELLE EN 1895. Juillet 1895. Très peu de jours avant rentrée de nos vaisseaux dans le canal de Kiel, un libraire français mettait en vente un petit livre singulièrement instructif. Non pas qu'il fût très riche de raison ni de sens. Mais il eût donné un excellent commentaire du départ du Dupiiy-de-Ldine, du Hoche et du Surcoiif. 11 eût expliqué aux spectateurs et aux acteurs de ce dramatique voyage le pourquoi, la raison, la valeur historique d'une expédition surprenante. C'est un tout petit livre traduit de l'allemand et presque clas- sique là-bas depuis trois quarts de siècle. Pourquoi n'en avions-nous que des traductions incomplètes? le voudrais que la Ligue des patriotes le fît im- primer à plusieurs millions d'exemplaires. Ou. si Ton juge que le langage en soit trop abstrait, cette 28 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Ligue n'a qu'à instituer un peu partout des chaires où seraient expliquées les leçons qui s'élèvent à nos yeux de ces pages. 11 suffirait d'y consacrer les sommes qui doivent servir à couler en bronze un nouveau monument à la mémoire de nos défaites. Sans doute, ces statues de notre deuil signifient un désir très précieux et une espérance très vénérable, mais peut-être qu'avant de rendre leur nationalité aux pays annexés par la force conviendrait-il que nos pro- pres pensées fissent, d'elles-mêmes, retour à la patrie *. Ces pensées, les voici bien autrement germanisées que n'auront pu l'être en ces derniers vingt-cinq ans notre Alsace et notre Lorraine. C'est premièrement la tête de la France qu'il fau- drait dégager de cette annexion. Le livre dont je parle est des plus médiocres. Tout homme de goût le trouvera, d'un bout à l'autre, déclamatoire et faux. Ce sont des Discours adressés à la nation allemande^. Leur auteur n'était pas de ces barbares qui, plus ou moins romanisés, eurent le sens de l'art d'écrire et, tels que Leibnitz, Gœlhe, Heine, Schopenhauer ou Nictszche, surent conduire et développer leurs pensées. Non, ce barbare est de sang pur. La conception dans ses Discours ne vaut pas mieux que l'expression. Elle est nulle : j'aime à l'écrire en toutes lettres. Après quatre-vingts ans que l'Europe entière prend cette Hberté, qu'il soit !. M. l'abbé ^Velterlé disait, en 1913, à Maurice Pujo, qui l'était allé voir à Colruar : « C'est réglé. Dès que vous l'emonlez, nous remontons aussi.... » ■2. Discours à la nation allemande, par J.-G. Fichte : traduits pour la première fois en français. Delagrave, éditeur. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 20 permis à un Français de donner un sourire à la « pensée » de Fichte! Ce Jean-Gottlieb Fichte ne conserve plus qu'une arrière-garde d'admirateurs. Mais ces fidèles sont Français de naissance aux con- fins de la jeunesse et de l'âge mûr. Ces messieurs ont d'ailleurs l'excuse suffisante de n'avoir jamais lu celui qu'ils dénomment ainsi maître et seigneur. Fichte fut une sorte de lyrique égaré dans l'On- tologie. On l'a bien dit : sa philosophie était née de son caractère. Lui-même s'en vantait. Sa réflexion n'était que la continuelle décharge de son humeur. Lorsqu'on croit qu'il va se livrer au mouvement sublime d'une logique transcendante, il donne seu- lement des peintures, flattées, des aspirations de son âme. Mais cette âme était généreuse, enflée de beaux désirs. Avec de l'étude et du soin, il eût assez bien réussi dans la poésie romantique. En ce royaume des divagations abstraites, — n'appelons pas une orgie de mots la Métaphysique, — il ne fut rien que le premier des Trois Sophistes, selon le jugement d'un critique de oon pays. Il ouvrit ce courant de délire philosophique qui recouvrit l'Allemagne en- tière au déclin d'Emmanuel Kant. Son romantisme infecta la pure pensée. Pourtant le romantisme et la barbarie le servirent. Il ne connut point les pudeurs d'une raison harmo- nieuse qui sait que le premier devoir est de s'accor- der avec soi-même. Un barbare n'est point gêné de l'état de contradiction. S'il eût gardé le sens logique, sa théorie du Moi divinisé eût tenu le bon Fichte bien au-dessus des contingences nationales; il eût persévéré dans les sentiments cosmopolites de son -.0 OUAND LES FnANÇAIR NE S'AIMAIENT PAS. premier point de départ. JMais ses émotions le me- nèrent, non ses calculs. Il obéit aux circonstances auxquellp.s il imposa une apparence de syslématisa- liuu. Aiubi laL-il bon Allemand cl Germain accompli, théoricien monomanc et mystique de VAllemanité. C/esl là qu'il trouva sa vraie gloire et qu'il joua un rôle utile pour les siens. S'il mena ses disciples à une déraison grossière, en revanche il leur découvrit, en même temps qu a tout le corps de sa nation, un sentiment et une idée qui valurent contre l'étranger un magasin d'armes. Ce fut moins d'un an et demi après léna, en 1808, qu'il prononça ces quatorze fameux discours aux Allemands, que je voudrais voir connus et compris de tous les Français. Je supplie ces Français d'y voir surtout ce qui y est ; car le néant n'est pas : il y a beaucoup de néant dans ces Discours. Le système d'idées morales et métaphysiques dont Fichte se promet la rénovation de l'humanité, laissons-le, s'il vous plaît, aux com- mentateurs de sa communion. Ce n'est point notre genre humain, mais son Allemagne, que Fichte a renouvelée. Regardons comme il s'y est pris. Il a suivi l'instinct, cet instinct des peuples vivaces, vaincus sans qu'on les ait domptés. Il s'est décerné à lui-môme et aux siens d'énormes éloges. Il a vio- lemment injurié le vainqueur. Une apologie enflam- mée de sa race, une critique amère du Français, c'est tout l'intéressant de ces oraisons ampoulées. Mais la critique est belle de furie et de cécité vo- LE SERVir.I- DE f.AIJ.EMAGNE. r,\ lontaire. Quel mépris des langues s latines ^ ! Quelle horreur de l'esprit « latin :» 1 Quelle force à marquer les différences des deux races! L'nne est la mort, laulre la vie. Qu'est le Français? C'est un Germain marqué de cette tache originelle : ses ancêtres n'ont point rapporté leur butin dans la forêt natale en deçà du Rhin; ils se sont fixés s)ir la terre étran- gère ; ils sont restés chez les Gentils. Le fils de ces Germains coupables est un Germain bâtard. Il a donc oublié sa langue. Il parle le langage des serfs et des vaincus. Aussi n'est-il plus le maître de sa parole. Pour peu qu'il s'élève à des idées générales, le Français pense sur des signes à radicaux grecs et latins, dont il ne connaît plus le sens. A ce cadavre articulé et mécanique la corruption morale de l'anti- quité s'est communiquée. Son vocabulaire l'accuse. Tel mot, comme celui de popularité, pris à Rome en mauvaise part, est devenu chez le Français un demi-éloge. Horrible contre-sens moral et linguis- tique que le vertueux et raisonnable Allemand ne saurait ni admettre, ni commettre, ni concevoir. Privilégié, le Germain vit dans l'ignorance de toutes les « choses mauvaises ». Il emploie une langue d'une « clarté immédiate », en ce sens que les mots abstraits y sont formés tout directement du concret, sans recours à nulle racine étrangère*. Et cela lui donne naturellement la clef .1 Dans son très beau li vi-e de 1915, IlofS du joug allemand, Léon Dau- det écrit fort bien à ce propos : « 11 serait aisé de soutenir, contre Fichte, qu'une langue est d'autant plus élevée dans l'échelle humaine, riche dans son domaine supra-sensible et apte aux hautes spécula- tions, motrices de la race, qu'elle est moins enganguée, moins pri- 52 gUAND LES FRANljAIS NE S'AIMAIENT PAS. dor de tous les langages inférieurs : pour peu que l'Allemand consente à s'en donner la peine, il en vient à connaître, à parler et à pénétrer la langue des Français, bien mieux que les pauvres nationaux du pays de France ne peuvent rêver d'y atteindre. Telles sont, en gros, les conceptions de ce Jean- Gottlieb Fichte, qui ignore complètement le goût de courtoisie et d'équité internationale dont le naïf Parisien aime à se leurrer. La littératui-e française eût-elle au xvii*^ siècle une ère de perfection? L'im- perfection allemande est préférable selon Fichte : elle est le signe de la vie, de laquelle les Allemands tiennent le monopole. Le Franco-Latin ne crée rien : c'est qu'il n'a point de vie véritable à communiquer, étant frappé de mort. Quelque jour l'Allemagne fera sonnière de ses racines, moins soumise à leurs suffusions de revivis- cence. Quand les Grecs — rapprochés par Fichte des Allemands au point de vue de l'aulochlonie du langage et de la survivance de leurs racines linguistiques — prononçaient le mot de méthode, littérale- ment (chemin-vers, metahodos), ils ne voyaient ni un chemin, ni une direction C'est cette délivrance étymologique, cet épurement de la pensée qui leur permit d'atteindre si haut dans leur ascension spécu- lative. On ne voit pas la supériorité que nous conféierait, quand nous prononçons le mot de « poltron », la vision ou la sensation du pouce coupé qui en est l'origine étymologique. Ce sont, au contraire, ces stagnations ou ces remontées du concret originel dans le supra-sen- sible ou l'abstrait de la langue allemande, qui la l'ont obscure et dou- teuse dans le domaine philosophique, par les échappatoires qu'elles permettent. La langue, comme le vin, se dépouille avec le temps. Ce dépouillement garantit son bouquet, sans lui ôter sa verdeur, et assure sa prééminence, aussi bien pour les œuvres du style que pour celles de la métaphysique. Quelle confusion, quel horrible supplice créerait ce retour agressif de racines verbales dans la culture et la compréhen sion des œuvres des grands maîtres, depuis Pascal jusqu'à Racine ou Saint-Simon! L'argument initial de Fichte ne tient pas debout; mais le parti qu'il en a tiré demeure formidable et doit nous mettre en garde contre toute la pensée allemande, hier encore victorieuse et dominante dans notre haut enseignement. Au même titre que notre admirable défense militaire, la fin d'un tel scandale universitaire marquera notre relèvement >. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 33 largesse de vitalité à ses voisins. Lorsque ce grand peuple se sera entièrement constitué, les méchants frères de P'rance y auront eux-mêmes profit : la renaissance allemande est nécessaire au monde en- tier, même et surtout aux prétendus vainqueurs de l'Allemagne. C'est là une nécessité métaphysique, théologique, religieuse. Les Allemands ont reçu de Dieu la fonction de représenter toute l'Humanité. Cela appa- raît par l'étymologie de leur nom : All-Man. Ils sont d'une source céleste. Ils sont bien mieux : le ciel vivant. Ils fécondent la terre. Aucun Titan, non pas même Napoléon, de qui Fichle trace en passant un portrait d'un vaste mépris*, n'escaladera les hau- teurs qu'ils occupent et sur lesquelles ils pour- suivent leur sainte mission. Cette mission n'est que « de relier Tordre moral établi dans la vieille Eu- rope à la vraie religion conservée dans lantique Asie et même d'inaugurer une époque nouvelle.... » De là dérivent le génie et les vertus de l'Alle- magne : vertus qui répandent à grands flots la lumière, génie qui vole comme l'aigle au soleil de la vérité. Je vous transcris les images du bon rhéteur. Perspicacité allemande, sérieux allemand, fidélité, loyauté et simplicité allemandes, honneur allemand, tous petits autels allemands où s'arrête notre Fichte pour renverser à chacun d'eux plusieurs libations 1. Celte nuance de senLiment sérail encore intelligible, mais pour des raisons que Fichle ne donne pas. Les Français d'aujourd'hui commencent à faire le compte de tous les services inconsciemmenl rendus à 1 Allemagne par la politique de Napoléon. Voir les deui livres de Jacques Bainville : Bismarck et la France, l'Hlaloire de deux PeupUs. 54 gUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. d'adjectifs. Parfois, une expression plus merveil- leuse fixe en nos souvenirs ce mouvant chaos de louanges : « L'étranger tenta ce pas décisif; l'Alle- mand le réussit.... » « Chez nous seuls, la nation forme un tout complet.... » « Les langues étran- gères... dont on est encore à attendre les premiers chefs-d'œuvre.... » Et, pour belle couronne : « Chez NOUS, le problème est complètement résolu, et la PHILOSOPHIE ACHEVÉE.... » Il ne faudrait pas trop sourire de la qualité de telles pensées. Si elles ne comptent pas en elles- mêmes, elles enveloppent et expriment un sentiment fécond et hardi. Hardi, puisqu'il naquit dans l'instant même où l'Allemagne semblait râler sous le pied de Napoléon. Fécond... nous devrions savoir de reste pourquoi. Tous les cœurs allemands n'avaient point arrêté de battre. Les patriotes, réveillés \ se groupaient autour de la reine Louise de Prusse, du premier mi- nistre le baron de Stein, de Blucher, et aussi de Humboldt, qu'on chargeait avec Fichte, de réorgani- ser l'Université de Berlin. De nombreux collabo- rateurs vinrent s'ajouter à ces premiers fondateurs du nationalisme allemand, quand les sociétés du Tugend-Bund achevèrent de se former. Assez pauvre recteur, sans doute le bonhomme Fichte eût-il fait un médiocre organisateur de la victoire. Mais il mourut à temps, dans les premiers jours de 1814. Le Risorcfimento germain n'était pas achevé. •1. Ce réveil était favorisé eu fait par l'idée révolutionnaire et l'Em- pire français, qui simplifiait et unifiait la carte des Etats alferaands. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 35 Quelques-unes de ses pires logomachies roman- tiques, libertaires, humanitaires lui survécurent et faillirent gâter son ouvrage. Les convulsions sco- lastico-sociales de l'Allemagne vers le miheu du siècle dataient de lui. De lui venaient en droite ligne ce vague individualisme politique, renouvelé de notre Jean-Jacques (si Jean-Jacques fut nôtre), courant de révolte et de fièvre que l'exemplaire entêtement de la monarchie prussienne sut endiguer et canaliser jusqu'au jour où M. de Bismarck l'arrêta net pendant trente ans.... Un des grands bonheurs de l'Allemagne fut d'avoir rencontré en ce siècle une succession d'hommes d'État capables de réduire et d'organiser tout ce que l'expansion nationale pré- sentait de trop divergent. Ces hommes d'État furent aussi aidés par notre mauvaise fortune ou notre sottise. L'anarchisme de Fichte ne troublait pas la seule Allemagne. Il infectait toute l'Europe, et nous- mêmes de préférence. Deux ans après les prédica- tions de Berlin et la publication des Discours à la nation allemande, Mme de Staël acceptait le sens de cette déclamation et nous en composait, en manière de paraphrase, un ouvrage pernicieux que la police impériale, inspirée, cette fois, du vrai sentiment national, nommait un livre peu français. Par le traité de l'Allemagne, les formes hésitantes, les conceptions inachevées, les rêveries confuses et à peine larvées de ce qu'on appelait, par antiphrase, la pensée germanique, commencèrent à nous venir. C'est depuis cette date que le désordre, l'impro- 36 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. priélé, l'inconséquence ont tout à fait pris posses- sion de la pensée française dont elles déformaient le sens. En philosophie, en politique, en littérature, la peinture de Vindéfini, de Vamorphe prenait ligure, si Ton peut s'exprimer ainsi. Fichte se monnayait. On mettait un timbre de mots clairs aux théories les plus confuses. De 1825 à 1840, fut introduit un alliage de Hegel. Il serait long d'expliquer le succès de cette mode. Elle sortit de l'appauvrissement des esprits* et elle vint en augmenter la pauvreté. On ne raffola plus que de pensée et de sentiments ger- maniques; des têtes fort bien faites, Renan et Taine, subirent ce goût honteux de la déraison. Une grâce forte et naïve ornait du moins, en Allemagne, le constant délire logique. Nous n'ac- quîmes point cette grâce ni celte force; nous per- dîmes plusieurs de nos qualités. Le sens de notre naturel nous échappa. Peut-être que la guerre de France, en 1870, ne fut que l'image sensible d'évi- dentes déperditions de l'esprit. Cette guerre malheureuse pouvait nous guérir, comme un malheur semblable avait guéri l'Alle- magne, dont l'exemple aurait pu servir. Mais fallait- il encore ne pas comprendre cet exemple tout de travers. Vingt-cinq ans ont passé. C'est dans ce quart de siècle que la génération dont je suis a grandi. On nous a élevés aux pieds de l'Allemagne. Non dans l'admiration du nationalisme énergique qui, ralliant 1. V. Trois irfé IJn poilu donnait son avis: indigné, patriote, équitable comme son cœur. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. lo que méfiance et indiscipline; au lieu de nous unir contre l'étranger, il nous pousse tout droit à la guerre civile. « Le véritable patriotisme n'est pas l'amour du sol, c'est l'amour du passé, c'est le respect des générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu'à les maudire et ne nous recommandent que de ne pas leur res- sembler. Ils brisent les traditions franrnises, et ils imaginent ifii'il restera un patriotisme franrais. Ils vont répétant que l'étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu'on aimera la France. Depuis cinquante ans c'est l'Angleterre (jue nous aimons, c'est l'Allemagne que nous louons, c'est l'Amérique que nous admirons. Chacun se fait son idéal hors de P'rancc... » El Fiislel, approi'uiidissant encore son analyse, conclul par ce dernier diagnostic du mal français : Nous nourrissons au fond de notre âme une sorte de haine inconsciente à l'égard de nous-mêmes. C'est l'opposé (le cet amour de soi qu'on dit être naturel à l'homme; c'est le renoncement à nous-mêmes. C'est une sorte de fureur do nous calomnier et de nous détruire, semblable à cette vuviir da suicide dont vous voyez certains i^idividus tour- mentes. Fustcl de Coulanges était un homme grave, simple, austère et qui savait se contenir. Si l'on observe dans cette page une vivacité, une chaleur et un mouvement plus rapide que dans ses autres écrits, il convient de se rappeler à quelle date elle fut rédigée. Des milliers de soldais germains avaient en- v.-ihinolresolel legardaienl encore. Les conséquences do notre suicide intellectuel et moral vivaient, mar- chaient et faisaient l'exercice à la prussienne sous 56 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT P^S. les yeux de l'illustre hislorieu. Il s'en est élevé au §^enre d'éloquence où l'émotion perd sa pudeur et se IULisse A^oir toute nue. Ceux qui ont l'habitude de ses livres et de son style mesurent à ce signe la violence de son indi- gnation. Ils supputent tout le mépris, tout le dégoût que lui inspirait une école dont l'effort a tendu soit à décourager, soit à déconsidérer la patrie. J'ai dit en commençant que cette école n'était point morte. J'aurais dû dire qu'elle est reine de l'Université et des Lettres françaises. Trente ans de République lui ont donné plus que l'influence : la royauté. Elle seule jouit des brevets du Gouvernement. Elle seule procède à l'instruction officielle des jeunes Français. Nous nous aimons de moins en moins. On inculque à nos successeurs la haine méthodique de tout ce qui tient à leur race et à leur pays. Par ce système dénigrant, nos historiens français ont réussi à éteindre le patriotisme chez un grand nombre de Français. Leurs livres répétaient que l'étranger i vaut mieux que la France *. On ne pou- vait aimer la France après une telle leçon. En tous les cas, l'amour de la France subissait une diminu- tion naturelle. Au profit de qui? Fustel le montre : de FAUemagne, des races germaniques et de l'espril germain. Pendant le dix-neuvième siècle tout entier et déjà chttz quelques auteurs du dix-huitième siècle, notamment Montesquieu, « l'histoire française com- battait pour l'Allemagne » ou pour l'Angleterre « con- tre la France ». Fustel, dont je transcris l'énergique formule, note que l'histoire allemande se garde bien de combattre pour nous. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 57 Mais d'abord était-il besoin d'échanger des ser- vices? Entre races rivales, une justice un peu ornée, la justice. courtoise devrait suffire. Fustel reconnaît à nos Allemands contemporains beaucoup d'esprit pratique. Ils se distinguent en cela de leurs pères romantiques et de leurs bisaïeux de la prétendue Réforme religieuse : L'érudit allemand a, dit-il , une ardeur de recherche, une puissance de travail qui étonne nos Français; mais n'allez pas croire que toute cette ardeur et ce travail soient pour la science. La science, ici, n'est pas le but, elle est le moyen. Par delà la science, l'Allemand voit la patrie. Les savants sont savants parce qu'ils sont patriote.s. L'intérêt de l'Allemagne est la fin dernière de ces inl'atigables cher- cheurs. On ne peut pas dire que le véritable esprit scienti- fique fasse défaut en Allemagne; mais il y est beaucoup plus rare qu'on ne croit généralement. La science pure, et désintéressée y est une exception et n'est que médiocre- ment goûtée. L'Allemand est en toute chose un homme pratique; il veut que son érudition serve à quelque chose, qu'elle ait un but, qu'elle porte coup. 'Vouloir agir, et vouloir agir dans le sens de la puis- sance allemande, voilà donc les deux premiers ca- ractères de la science allemande. Elle marche de concert « avec les ambilions nationales, avec les convoitises ou les haines du peuple allemand ». Si le peuple allemand convoite l'Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d'avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu'elle ne s'empare de la Hollande, l'histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lom- bardie. comme son nom l'indique, est une terre allemande, et que Rome est la capitale naturelle de l'empire germa- nique. Celte application de l'histoire à la j)olitique du 58 QUAND LES PRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. jour procède d'un palriolisme énergique, défini en ces termes par Fustel de Coulanges : Nous professons en France (juc la science n'a pas de patrie ; les Allemands soutiennent sans détour la thèse oppo- sée. '. Il est faux .., écrivait naguère un de leurs historiens, M. de Giesebrecht, " (jue la science n'ait point de patrie et qu'elle plane au-dessus des frontières : la science ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être allemande ". Les Allemands ont tous le cullc de la patrie, et ils entendent le mot patrie dans son sens vrai : c'est le Vaterland, la lerra palrum, la terre des ancêtres; c'est le pays tel que les ancêtres l'ont eu et l'ont fait. Ils aiment ce passé, surtout ils le respectent. Ils n'en parlent que comme on parle d'une chose sainte. A l'opposé de nous, qui rej:;ar- dons volontiers notre passé d'un œil haineux, ils chérissent et vénèrent tout ce qui fut allemand. Le livre de Tacite est pour eux comme un livre sacré qu'on commente et qu'on ne discute pas. Ils admirent jusqu'à la barbarie de leurs ancêtres. Ils s'attendrissent devant les légendes sauvages et grossières des Niebelungen. Toute cette antiquité est pour eux un objet de foi naïve. Leur critique historique, si hardie pour tout ce qui n'est pas l'Allemagne, est timide et tremblante sur ce sujet seul. L'historien conclut par celte leçon implacable : L'érudition en France est libérale; en Allcmayne elle est patriote. Il faut transcrire ici une distinction fort plaisante : Ce n'est pas que les historiens allemands n'appartiennent pour la plupart au parti libéral. Ils ont presque tous la haine des institutions de l'ancien régime, mais cette haine, au lieu de s'adresser à l'Allemagne, s'exhale contre l'étranger. Le régime féodal c'est donc pour eux la féodalité française, La Monarchie absolue, c'est Louis XIV, « comme si les princes allemands, grands et pelitr, n'avaient pas été des despotes i-. « Plutôt que de condamner l'intolérance allemande, ils condamnent LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 59 la révocation de l'Edil de Nantes. » Ils maudissent les conquérants desautrespeuples ; les leurs leur sont sacrés, et M. de Giesebrccht déclare que la période qu'il aime le mieux dans l'histoire de rAllemagnc est celle « où le peuple allemand, fort de son unité sous les Empereurs, était arrivé à son plus haut degré de puissance, où il comniandail à d'aulrcs peuples, où le peuple allemand valait le plus dans le monde ». ... Il ne trouve rien de plus beau dans l'iiisloire, écrit en souriant Fustel, (juc cet empereur allemand qui campe sur les hauteurs de Montmartre, ou cet autre empereur qui va enlever dans Home la couronne imi)ériale en passant sur le corps de UIOO Romains massacrés sur le pont Saint- Ange. Mais que la France mette enfin un terme à ces perpé- tuelles invasions ; que Henri H, Richelieu, Louis XIV, en fortifiant Metz et Strasbourg, sauvent la France et l'Italie de ces débordements de la race germanique, voilà les histo- riens allemands (}ui s'indignent et qui, vertueusement, s'acharnent contre les ambitions Irançaiscs. Ils ne peuvent pardonner qu'on leur interdise de commander aux autres peuples. C'est manie belliqueuse que de se défendre contre eux; c'est être conquérant que de les empêcher de con- quérir. Fustel a bien soin de noter que cette injustice est naïve; sincère et véridique, cette prodigieuse défor- mation de faits. Ces savants font le possible, ils s'en- tourent des précautions de la critique historique pour être impartiaux. « Ils le seraient s'ils n'élaicnl allemands. Ils ne peuvent faire que le jjalriotisme ne soit pas le plies fort. » 60 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. m Le premier philosophe politique et moral de notre temps et de notre pays observe, dans son Appel aux ConservateurSy que « (ouïe consistance est interdite aux sentiments qui ne sont point assistés par îles convictions » ; car, ajoute-t-il, « la règle volontaire » doit reposer sur « une discipline involontaire » el cette discipline du sentiment et de la passion ne doit pas seulement être un fait très réel : pour devenir un fait puissant, ce fait doit être aimé et « chéri » avec toute l'âme, pour des motifs comptés avec en- thousiasme, caressés avec volupté. Des idées nettes sur l'excellence de la patrie, une vive analyse de tous les biens qu'elle a produits et de ceux qu'elle peut produire sont donc tout à fait indispensables au patriotisme, s'il ne veut être un sentiment « incon- sistant ». - La pratique des Allemands véritie magniiiquemcnt cette profonde théorie française. Le patriotisme est devenu en Allemagne modificateur de l'intelligence elle-même, faute de quoi, il régnerait mal sur les volontés. Fustel le montre : Les ijcux des hisloiiens alleiiiaiidd sont lails de telle fa^un qu'ils n'aperçoivent que ce qui est favorable à l'intérêt de leur pays : c'est leur manière de comprendre l'histoire et ils ne sauraient la comprendre autrement. Aussi l'histoire d'AUem.agne est-elle devenue tout naturellement, dans leurs mains, un véritable panégyrique. Jamais nation ne s'est tant vantée. Ils ont profité très habilement du reproche de van- tardise que nous nous adressions pour se vanter tout à leur aise. Nous nous proclamions vantards; ils se vantaient avec candeur. Nous faisions croire au monde entier que LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 61 nous nous vantions, alors même que nos propres histo- riens s'appliquaient à nous rabaisser ; ils se vantaient sans avertir personne, modestement, humblement, scientifique- ment, comme malgré eux et par pur devoir. Cela a duré cinquante ans. L'historien philosophe raille. Il pousse même à rironie. Mais l'ironie causée par les émotions de la guerre le ramène à son véritable objet par un détour. Il admire de bonne foi quel instrument devient l'his- toire ainsi contée : L'hi^^toire ainsi pratiquée était à la fois un moyen de gouvernement et une arme de guerre. Au dedans elle faisait taire les partis, elle matait l'opposition, elle pliait le peuple à l'obéissance et fondait une ccnlralimtion ?nor(7/e plus vigou- reuse que ne l'est noire centralisation administrative. Au dehors, elle ouvrait les routes de la conquête et elle faisait à l'ennemi une guerre implacable en pleine paix... Cette action scientifique a été heureuse tout d'a- bord dans l'ordre intellectuel. Sans arrêt, sans dé- gâts, presque sans hésitation, la science allemande s'est constituée. D'où vient donc ce bonheur? Ce peuple a dans l'érudition les mêmes qualités que dans la guerre. Il a la patience, la solidité, le nombre; il a surtout la discipline... .Ses historiens forment une armée orga- nisée. On y distingue les chefs et les soldats. On y sait obéir, on y sait être disriple. Tout nouveau venu se met à la suite d'un maître, travaille avec lui, pour lui, et reste souvent ano- nyme comme le soldat; plus tard il deviendra capitaine, et vingt tètes travailleront pour lui. Avec de telles habitudes et de telles mœurs scienti- fiques on comprend la puissance de la science allemande. Elle procède comme les armées de la même nation; c'est par l'ordre, par l'unité de direction, par la constance des elTorts collectifs, par le parfait agencement de ses masses qu'elle produit ses grands effets et qu'elle gagne Ses ba- tailles. La discipline y est merveilleuse. On marche en rang, par régiments et par compagnies. Chaque petite troupe a son devoir, son mot d'ordre, sa mission, son objec- G2 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. tif. Un grand plan d'ensemble est tracé, chacune en exécute sa part. Le petit travailleur ne sait pas toujours où on le mène, li n'en tuit pas nioin.6 la iMUte indiquée. Il y a li. :? peu d'inilialivc et de nicrite pci'.^unnei. mais aucun c-n'oit n'est perdu. Une volonté comnuuie et unique circule dans ce grand corps savant qui n'a qu'une vie et qu'une âme'. Un palriolisme vivnce ne suffit pas à expliquer une si exacte subordination, une si admirable divi- sion du travail. Tempérament national n'est rpi'un mot qui répète les termesdu problème sans y donner de solution. Les survivances de la féodalité d'une part, l'influence prussienne de l'autre fourniraient des explications plus réelles. Les historiens alle- mands avaient bcnu cimier contre la féodalité, ils se composaient les uns par rapport aux autres suivant le mode de la hiérarchie qu'ils trouvaient politique- ment en vigueur autour d'eux. Quel que soit le besoin de l'ordre, la subordina- tion des personnes se produit rarement à l'état spon- tané. Très peu d'individus sont disposés à sentir leurs intérêts les plus généraux. Mais ici de très grands exemples agissaient; le pays entier, donné à son tra- vail d'unité politique, avait sous les yeux tous les modèles de méthode et d'autorité. Ces modèles, qui étaient de chair et d'os et qui agissaient en leur sens, ne laissèrent pas d'être de précieux collabora- teurs. Bismarck fut le lieutenant de Ilégel. 1. Noire école liistoriqiie a tenté d iniiler depuis IS71 n-lle orga- nisation. Seulement « le plan d'ensemble » était ditïérent. It a été tourné conlve la France, ainsi qu'on le verra plus loin. On a fait avec ordre el méthode ce que les romanli<|ues faisaient avec inconscience : on a travaillé contre le passé du pays. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. iv Une grande passion bien adminislrée, c'est This- toire de l'Allemagne contemporaine. Une passion dont tontes les forces fnront rend nés convergentes au même but, voilà aussi l'histoire de son Histoire. Si cette Allemagne a changé à son profit la face de l'Europe, Fustel de Coulanges vient de le dire en propres termes, c'est en partie parce que ses histo- riens avaient aussi changé au profit de l'Allemagne la signification de l'histoire du monde. Je ne suis pas de ceux qui font honneur de l'œuvre prussienne au maître d'école prnssien'. Mais les directeurs delà pensée et de l'action germaniques doivent recueillir le mérite et l'honneur du patriotisme invincible inspiré à l'instituteur allemand, par là aux généra- lions qu'il sut élever. Le meilleur moyen de faire faire à un peuple de grandes choses, c'est de lui dire : — Vous en avez fait. Vous n'en avez guère fait que de telles. Cette histoire officielle a trouvé le moyen de rendre à peu près vraisemblable ce discours. On sait que l'auteur des Discours à la nation alle- mande avait imposé à ses auditeurs de 1808 sa notion de la (lermanie primitive, matrice de l'Eu- rope moderne, source de pureté féconde dont se sont privés les ancêtres dos Français, Allemands dénationalisés, abâtardis, gâtés par l'emploi d'une 1. A moii.s de donner au dicton qui courut rAllemngne son véri- table sens : par le ^naître d'école prussien, les cercles militaires prus- siens, après Sadowa, entendirent tout bonnement leur professeur de stratégie, Clausewitz.... G4 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. langue néo-latine qui les pénètre de la corruption des Anciens... La conception était autorisée par les rêveries de Rousseau sur l'état de pure nature, mais la conséquence était aussi fausse que le principe. Il faut bien revenir de cette erreur fondamentale, d'où les autres découlent. De la Germanie primitive jusqu'à l'an 800, Fustel écrit : Celte existence de dix siècles se résume en un seul fait, l'invasion. C'est une invasion continuelle; elle s'essaye long- temps; arrêtée par Marius, par Drusus, par Marc-Aurèle. elle est reprise par chaque génération... Elle l'emporte enfin, elle triomphe; la Gaule, l'Italie et l'Espagne lui sont livrées en proie. Elle règne durant des siècles, l'invasion est l'état permanent; elle est une institution unique de ce temps-là. Les Francs seuls font un continuel effort pour l'arrêter, les Francs qui sont Teutons d'origine, mais qui ont eu cette singulière destinée d'être toujours les ennemis des Teutons, et qui depuis Clovis jusqu'à Charlemagne se sont épuisés à les combattre ou à les civiliser. Ils y réussissent à la fin : avec Charlemagne, l'invasion germanique est décidément arrêtée, et c'est au contraire la religion et la civilisation de la Gaule qui s'emparent de la Germanie. Aucune force, aucune vertu véritable chez ces prétendus peuples providentiels que l'érudition ger- manico-romantique présente comme les sauveurs du monde. Fustel fait, d'après M. Zeller (il le fit plus tard pour son compte) le calcul des maux causés par ces invasions et se demande hardiment « si les plus mauvais empereurs romains ne valaient pas cent fois mieux que ces rois barbares, et si les épo- ques les plus désolées et les plus tristes de l'empire n'étaient pas infiniment préférables aux temps où les Germains ont régné ». Il (M. Zeller) cherche ce que ces envahisseurs ont fait, et il ne trouve que des ruinesj — ce qu'ils ont apporté au LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. C5 monde, et il ne trouve que désordre et brutalité. Il cher- che en retour ce que la Germanie a reçu des peuples latins, et il trouve le christianisme, l'apaisement, la fixité au sol, l'art de bâtir des villes, l'habitude du travail, la civilisation. — 11 montre que la Germanie en tant que nation civilisée est l'œuvre de Rome et de la Gaule. Il met surtout en lumière un fait caractéristique. C'est que le proirrès intel- lectuel, social, moral ne s'est pas opéré dans la race ger- manique par un développement interne, et ne fut jamais le fruit d'un travail indigène. Il s'est opéré toujours par le dehors*. Du dehors lui est venu le christianisme, implanté par l'épée puissante de Charlemagne: du dehors lui sont venus ceux qui lui ont appris à construire des villes; du dehors lui ont été apportées des lois qui fussent autre chose que de vagues coutumes, une justice qui fût autre chose que la guerre privée et le Wergeld, une liberté qui fût autre chose que la turbulence. Elle a reçu du dehors la chevalerie, la liberté bourgeoise, du dehors l'idée d'empire, du dehors les lettres et les sciences, du dehors les universités, copie de notre vieille école parisienne, du dehors l'art gothique, imi- tation des cathédrales françaises.... » Uh Allemand a fait cet aveu que ■< la race allemande n'a jamais, par ses propres forces et sans une impulsion extérieure, fait un pas vers la civilisation ». M. Zeller re- marque en effet que, depuis César et Tacite jusqu'à Char- lemagne, c'est-à-dire durant huit siècles, l'Allemagne a donné ce spectacle assez rare de l'histoire d'un pays absolument stationnaire, toujours barbare, toujours ennemi de la civi- lisation qui llorissait tout près de lui. Pour la civiliser il a fallu employer la force; les guerriers de Charlemagne ont dû courir vingt fois des bords du Rhin, de la Seine, de la Loire, pour soutenir en Germanie les missionnaires et les bâtisseurs de villes. La Germanie n'a pas fait le progrès : elle l'a reni, elle l'a subi. La cilalion est longue. Je ne pense pas que personne me la reproche. Nous songions si peu à cela ! 1. CeUe idée a fait l'objet des travaux approfondis de M. Reynand, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont, dont le livre central Vlnfluei\ee française en Allemagne en 1915, mérite de marquer une date. C6 OUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Il n'y a pas de plus magnifique synthèse de nos longs efforts nationaux par comparaison avec l'his- toire du peuple ennemi. Par la vérité dite enfin sur cette horde, on sent ce qu'ont été nos pères et tout ce qu'ont valu leurs pères lointains. Cependant, je convie le lecteur à une expérience qu'il peut faire lui-même. Que, ces pages à la main, il aborde l'un quel- conque des spécialistes de l'Histoire de France, doc- teur de l'Université ou même maître de l'enseigne- ment libre. Il y a cent contre un à parier que le savant personnage appréciera ces grandes pages de Fustel, il dira peut-être que c'est très beau. « Mais », ajoutera-t-il non moins sûrement. — Mais cela a un peu vieilli. Notez qu'il n'est rien de plus faux. La science historique n'a pas réalisé depuis trente ans de si grands pas qu'elle ait détruit la philosophie de Fus- tel. Les amendements assurés, les critiques certaines sont absolument de détail. Mais notre enseignement est organisé de telle façon (chaires, revues, acadé- mies), que cette philosophie de l'histoire, connue à peine, est déjà enterrée sous des amendements dou- teux et sous d'incertaines critiques. Cette philoso- phie était nationale : on en fait bon marché. Celle des rivaux de Fustel est antinationale : on la cultive, on la pensionne, et on la prébende. En Allemagne ? Non pas: ici. Essayez de penser ce qu'eût fait d'une science antigermanique l'Allemagne de 1815 ou de 1870 et à quelle potence elle la pendrait même encore aujourd'hui. Mais essayez, par contre, d'ima- giner les statues, les autels, les temples qu'elle eût LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 67 dressés h un Fustel qui eût été sien. De quels honneurs elle aurait entouré sa vie, son œuvre, sa mémoire! Cette œuvre fustélienne, que nous subordonnons si niaisement à une vérité historique supposée con- traire mais encore indécouverte, cette œuvre que nous ne savons même pas honorer du titre, bien modeste pour elle, de synthèse provisoire ou de pierre d'attente, la même œuvre en Allemagne et faite par un Allemand, au sens inverse, au sens allemand, circulerait partout dans l'esprit des jeunes générations, non à l'état de sèche formule scienti- fique, mais comme une passion, une vertu, une sagesse. Elle serait mise en catéchisme et en pro- verbe, en affiches, en roman feuilleton, en mélo- drame et en chanson. Accepté pour vrai, fortifié dans son apparence et dans son influence par des millions de travaux de détail aboutissant à sa doc- trine et conformes à sa méthode, défendu avec suite, courage, intelligence, au besoin avec autorité conlre tout effort de manie critique, ce Fustel allemand aurait ya\u B.\a.ni [oui par rutilité. Il eût été employé à rendre le courage et la confiance, si cela eût été nécessaire; sinon, à multiplier l'énergie. Ses compa- triotes eussent fait servir le produit national à la renaissance ou au développement de toute la nation. Je récris que Fustel nous a été pendant trente ans à peu près inutile. Je voudrais que tout patriote donnât seulement cinq minutes de réflexion à ce fait prodigieux. Fustel n'a pas servi ! Peut-être m'accordera-t-on qu'un tel malheur témoigne de quelque lacune, je ne dirais pas dans notre patrio- tisme (nous avons été unanimement patriotes de 68 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. 1871 à 1880), mais dans l'écononiie, mais dans la mise en œuvre du patriotisme. Belles forces, comme toujours! Belles forces incoordonnées, faute d'un ordre français. APRÈS QUATORZE ANS Ces lignes eut été écrites et publiées à la fin de lOO^; sans avoir suffi à tirer d'oubli le grave gémisse- ment de Fustel, elles ont peut-être coopéré dans les profondeurs au lent retour de justice dont l'historien bénéficia; peut-être aussi ont-elles aidé à propager une meilleure vue de l'histoire de France et à mettre en garde contre la barbarie les générations qui mon- taient. Mais les hautes régions du monde officiel enseignant demeurèrent froides et muettes. Il fallut la secousse de la guerre pour nous donner enfin, le 15 février 1915, la vive satisfaction de voir un écri- vain considérable, le critique-poète Ernest Dupuy, inspecteur général de l'Université, rédiger un grave [et éloquent éloge de la page de Fustel analysée ci-dessus. L'article de M. Ernest Dupuy parut à la place même où le grand écrivain l'avait publiée et insérée, à la Revue des Deux Mondes. En vérité, demandions-nous alors aux lecteurs de C Action française, est-ce croyable? Et pour nous faire croire nous citions quel témoignage rendait à Fustel M. Ernest Dupuy : Il déchira le rideau qui nous avait caché les procédés insidieux des historiens de pays germanique et, d'autre part, il mit au jour aussi résolument les imprudences, les erreurs, les crimes de lèse-patrie de la plupart de nos his- toriens. C'est ici surtout que l'on voudrait recueillir la moindre parole. Si je ne cite pas in extenso ces pages qu'il faut lire, c'est que j'espère bien que nos éducateurs sau- ront, en attendant qu'elles aillent aux anthologies^, les re- 1. Commeat n'y étaient-ellea depuis quarante ans? LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 69 chercher dans la Revue des Deux Mondes, et qu'ils les livre- ront, avec ou sans commentaires, à la méditation de leurs écoliers. Les éducateurs de la France auronl-ils suivi ce con- seil? Je l'espère. Ils auront dû y mettre de la timidité comme M. Ernest Dupuy lui-même. Cet article de la Revue des Deux Mondes intitulé « Fustel de Coulanges et l'Allemagne » contient les beaux morceaux du maître, mais un peu expurgés. M. Dupuy transcrit Fustel, quand il s'écrie que le patriotisme moderne ne con- siste « qu'à honnir nos rois, à détester notre aristo- cratie, à médire de toutes nos institutions », et cela est déjà méritoire, même héroïque. Mais quoi ! Fustel ajoute ce qu'il serait précieux de faire savoir aujour- d'hui : Le véritable patriotisme, c'est l'amour du passé. C'est le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu'à les maudire, et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française et ils s'imaginent qu'il restera un patrio- tisme français. Il a fallu omettre cet essentiel de la leçon de Fustel qui tient dans l'étymologie sacrée du nom de la patrie, terra patruni. N'importe. L'article de M. Ernest Dupuy était juste et bon. Il nous apporta par-dessus le marché, l'im- mense plaisir de vérifier une fois de plus notre avance sur le monde républicain : c'est une modeste avance d'au moins dix années, puisque, sans nous arrêter à la multitude de nos articles qu'emporte le vent, ce fut au 18 mars 1905 — trois jours avant la promulgation de la loi qui réduisait notre service militaire à deux ans, treize jours avant le coup de Guillaume II à Tan- ger, c'est-à-dire alors que l'état de l'Europe était encore au beau fixe, la catastrophe de Moukden ayant eu lieu dans l'extrême Asie, — ce fut au 18 mars d'il 70 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. y a dix ans, que l'Action française commémora, non sans difficultés, le 75' anniversaire de Fustel de Cou- langes. Nous avions convié à faire partie du comité toute la fleur du monde académique et universitaire. Les acceptations furent rares, les refus nombreux; au fur et à mesure qu'approcha la solennité, nos adhé- rents se défilèrent par toutes les issues. Il faudra ra- conter un jour quel vent de débâcle leur avait soufflé, des colonnes de son journal, M. Jean Jaurès, et aussi comment l'honneur de la science et de l'esprit français fut rétabli par un grand homme de cœur que doublait une haute intelligence, notre illusli'e ami regretté, riiistorien Auguste Longnon. VII SENTINELLE ALLEMANDE DANS L'UNIVERSITÉ' ... La notice débute avec pompe, puis recule et décline pour finir avec modestie : « Supérieur à Tocqueville et à Montesquieu, non seulement comme artiste et comme écrivain, mais aussi comme érudit, il a été plus fortement que ces deux illustres prédécesseurs dominé par l'esprit de système; il n'a pas la variété de vues, la fécondité d'idées, la souplesse d'esprit de Montesquieu; il n"a pas au même degré que Tocqueville le sens de la réalité et l'intelligence philosophique de l'histoire. Je ne pense pas que ni la Cité antique ni V Histoire des Institutions de V Ancienne France exercent sur les idées historiques du xx*-' siècle une influence égale à celle que VEsprit des Lois et l'Ancien Régime et la Révolution ont exercée sur les idées du xvni'^ et du xix« siècles. Mais la place que les ouvrages de M. Fustel de Coulanges occupent à côté de ces œuvres capitales est encore belle. » De qui sont ces éloges qui ne prennent un oblique et prudent essor que moyennant l'espoir d'étouffer ce qu'ils nous célèbrent? Qui dose, qui balance les 1. J'ai récrit ce résumé de mes innombrables articles publiés sur le même personnage entre 1897 et 1905. 72 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. oppositions symétriques comme afin de cristalliser ces ouvrages divers dans une tombe sûre, comme pour refuser à l'auteur solidement mort le débou- ché, l'accès, l'audience de l'avenir? Qui nourrissait déjà cet ardent souci d'interdire le xx'= siècle au phi- losophe de l'histoire de France tombé onze années pleines avant que ce siècle naquît? De qui sont les fossés creusés, les parapets construits pour garder le public entier de curiosité vicieuse ? Les hom- mes qui ont étudié sur la Montagne Sainte-Geneviève entre 4875 et 1900 savent que, s'il ne donne pas une idée tout à fait juste, ni honnête, de Fustel de Cou- langes, le bizarre éloge funèbre résume assez fidè- lement une grande partie de la carrière universi- taire, critique et « scientifique » de son auteur. îl s'appelait Gabriel Monod. La postérité qui conçoit, d'après l'ensemble, l'essentiel, dira qu'il faut faire deux parts de l'exis- tence de Gabriel Monod. Dans la première, il s'oc- cupa de harceler d'objections variées et vaines les rares loisirs de Fustel; et, quand Fustel eut suc- combé à ce double effort épuisant d'élever un beau livre et de répondre aux piqûres de son moustique, Gabriel Monod s'occupa d'affermir et de perpétuer le triomphe ainsi obtenu. L'irritabilité intellectuelle du maître lui avait fait la partie belle jusque-là. La for- tune lui procura à point nommé des moyens d'action sans lesquels il eût été réduit aux ressources de son génie. Devenu, par la grâce de la politique, arbitre de l'agrégation d'histoire, maître de l'avancement des professeurs de cette branche, dont il pouvait ca outre surveiller les thèses de doctorat dans les feuil- LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 73 lets de la Revue historique^ qu'il dirigeait, ces nom- breux organes matériels mirent à son service une influence effective sur les esprits. Quand la science est devenue un gagne-pain, une sorte de simonie devient courante. On parle et on écrit pour plaire à l'Administration ; on écrit, on se tait pour ne pas lui déplaire. Ainsi le voile fut tiré, le boisseau rabattu sur l'enseignement qui ne plaisait point. Cet enseignement de Fustel devait déplaire pour une certaine incommodité qu'il faut faire connaître. Fustel de Coulanges a renouvelé l'histoire des temps ]Mérovingiens. Il y a dans son œuvre une partie critique et très polémique. Non content d'avoir déploré dans un mémoire immortel le tour d'esprit hostile à la France et favorable à l'Allemagne des historiens romantiques et libéraux, Fustel, selon l'exposé de Monod lui-même, avait « combattu » ardemment les théories des historiens qui expliquent les origines delà France par une action plastique de la Germanie ; il avait « réduit » « à presque rien » « les éléments germaniques dans les institutions franques » ; il en avait rendu une part considérable a aux éléments romains et gallo-romains ». Assu- rément, quelque bonne volonté qu'il en puisse nourrir, M. Gabriel Monod n'a jamais pu dire ni penser que Fustel ait sur ce point cédé à « un sen- « timent d'hostilité contre l'Allemagne et les savants « allemands, sentiment provoqué par les événements 74 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. « de 1870 », car, avoue-t-il', avant 1870, dès son cours de Strasbourg (1861-1868), les vues de Fustel étaient arrêtées. Elles étaient donc inspirées par des raisons d'ordz'e intellectuel pur. Son cœur français n'y était pour rien. A supposer que le bras sécu- lier de rinfluerice administrative dût fonctionner en France contre les excès de réaction du patrio- tisme et au profit des intérêts de Fesprit allemand, les idées que voilà échappaient de leur nature à cette juridiction. Filles de la science elles méritaient d'être discutées en elles-mêmes, au lieu d'être écartées et refoulées au bâton par le dédain ou la mauvaise humeur des périodiques, la disgrâce des ministres et l'arrêt des honneurs pour l'élève qui les pro- pageait. Le déplaisir officiel s'exerçait donc avec une pro- digieuse licence ; il n'était pourtant pas fondé sur un caprice. La doctrine de Fustel de Coulanges comportait des conséquences d'autant plus graves qu'elles n'avaient pas ;été visées par l'auteur. Se doutait-il qu'il apportait sur notre passé les expli- cations qui faisaient disparaître quelques-uns des ingrédients nécessaires au bon fonctionnement de notre démocratie? Chefs-d'œuvre de raison et de savoir, elles avaient le tort de permettre aux Fran- çais de comprendre leurs origines et de les aimer. Si, en effet, un point ressort avec clarté de sa pro- fonde histoire, à la fois analytique et synthétique, c'est que l'établissement du royaume franc n'eut point le caractère qu'on lui supposa : on n'y trouve 1. Portraits et souvenirs, p. l-iS. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 75 à aucun degré l'asservissement d'une race à une autre race. D'après son exposé, il est même vain de parler d'une fusion de races, car la question des races ne se posait seulement point. Vainqueurs, vaincus, Gallo-Romains et Francs accédèrent également à toutes les charges de cour et d'église, à toutes les fonctions de guerre et de paix. Les différences de condition libre ou servile préexistaient à l'invasion, qui n'en changea point le rapport. Comme à l'époque féodale, comme sous la monarchie moderne, la naissance des aristocra- ties successives ne fut pas un fait de conquête ni l'apport d'un vainqueur mieux doué ou mieux adapté : elle résulta de l'évolution intérieure de toute la nation. Nos noblesses sont autochtones. Elles ne viennent point de l'étranger. Leur évolution put se faire en des conditions de turbulence ou de violence, ainsi qu'il arrive toujours : elle ne ressembla en rien aux phénomènes de dépossession et de domination que décrivent les visionnaires du romantisme histo- rique. « Les documents contemporains », écrit Fus- tel à ce sujet, « ne nous présentent rien de tel ». Mais on enseignait le contraire à d'innombrables populations d'écoliers. Il le fallait, pour que l'his- toire de France leur apparût comme une longue nuit de servitude étrangère jusqu'aux luisants matins de la grande Révolution. L'histoire de Fustel est la seule Histoire de France qui ne soit pas de guerre civile eine contienne pas ce stimulant secret pour nos luttes de classes. Elle ré- vèle, et elle enseigne l'unité fondamentale de notre patrie. Révélation utile en soi, enseignement bienfai- 76 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. sant, mais dont on saisit le péril si Ton se place au point de vue des directeurs d'une organisation poli- tique à peu près entièrement subordonnée à la com- pétition des partis et à la haine du passé, par consé- quent au culte exclusif de nos révolutions les plus récentes. Il est vrai que Thistorien était arrivé à ses résul- tats sans l'avoir désiré. Nous l'admirons, nous le sui- vons et nous le citons aujourd'hui comme un Père de la Patrie. Mais il faut commencer par se rendre compte que Fustel de Coulantes est surtout savant. Ce premier nationaliste de l'histoire de France, né bien avant qu'aucun nationalisme fût défini, s'étant plongé dans nos chartes, avait fini par y découvrir les motifs de la réconciliation des Français. Cette merveille était fruit de science pure. « Si l'histoire est une science... », disait sans cesse le prudent Fus- tel. jNlais si par la science, il nous mettait d'accord sur notre histoire, quelle autorité et quelle influence pouvait tirer de là une doctrine de nos amitiés na- tionales! Lorsqu'il nie que la Gaule eût été réduite en esclavage par la Germanie ou que la noblesse fran- çaise ait représenté une race de conquérants germa- niques, c'est uniquement en vertu d'une raison tirée des « textes », ces textes dont il avait la religion et aussi le sens. Pour réfuter la fable antagoniste en cours et en crédit, il ne l'examine et ne la juge qu'en elle-même : « Cette théorie n'est pas conforme aux documents »... Ce sont des « hypothèses qui ne s'appuient sur aucune preuve ».... Celte opinion « ne s'appuie pas sur les documents ». Quand il con- LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 77 dut avec une sourde éloquence : « C'est la haine qui Va engendrée et elle perpétue la haine », ces mots ne sont dictés par aucun intempestif amour de la paix publique ou de la pairie; la simple vérité découverte par une érudition consommée, éclairée par une ana- lyse incomparable, parle, dicte, conclut : L'opinion qui place au début de notre histoire une grande invasion, et qui partage dès lors la population française en deux races inégales, n'a commencé à poindre qu'au xvi° siè- cle, et a surtout pris crédit au xvui'. Elle est née de l'an- tagonisme des classes, et elle a grandi avec cet antagonisme. Elle pèse encore sur notre société présente : opinion dan- gereuse, qui a répandu dans les esprits des idées fausses sur la manière dont se constituent les sociétés humaines et qui a aussi répandu dans les cœurs des sentiments mau- vais de rancune et de vengeance. C'est la haine qui l'a en- gendrée et elle perpétue la haine. ... Les seigneurs féodaux se sont vantés d'être les fils des conquérants ; les bourgeois et les paysans ont cru que le servage de la glèbe leur avait été imposé par l'épée d'un vainqueur. Chacun s'est ainsi figuré une conquête origi- nelle d'où était venu son bonheur ou sa souffrance, sa ri- chesse ou sa misère, sa condition de maître ou sa condi- tion d'esclave. Une conquête, c'est-à-dire un acte brutal, serait ainsi l'origine unique de l'ancienne société française. Tous les grands faits de notre histoire ont été appréciés et jugés au nom de cette iniquité première : la féodalité a été présentée comme le règne des conquérants, l'affranchis- sement des communes comme le réveil des vaincus, et la Révolution de 1789 comme leur revanche ^ La conquête suivie d'asservissement n'a donc ja- mais eu lieu. Avec les preuves qu'il en donnait, Fustel menaçait l'enseig-nement public d'une sub- 1. Histoirn des insiitutions politiques de Vancieimc France, t. II à la fin. Qu'on ne dise pas que la question est peu importante. En 1913, à la première menace d'une réaction de l'esprit puljlic, les révoiulion- naires se sont précipités sur les livres d'Erckmann-Chatrian, inspirés de la même fiction germaniste, et en ont consciencieusement ■< farci », comme on dit en Provence, les pauvres lecteurs de l'Humanité. 78 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. version radicale. L'œuvre de nos grands diviseurs, Chateaubriand, Michelet, Thierry, Henri Martin, avait offert aux amateurs de haines intestines des ahments nombreux et suffisants quoique contradictoires. De leur tableaux divers des déchirements de la nation, l'esclave public.pouvait toujours extraire (y-j'os-so modo, renseignement d'État favorable à la perpétuité de ces dissensions légitimées, sacrées. Gaulois contre Latins, Romains contre Germains, peu importait la qualité du prétexte si l'on y accrochait de quoi for- tifier l'animosité de parti, alimenter la rage des Français contre eux-mêmes. Les libres réflexions de Fustel faisant s'évanouir toutes ces nuées, brisaient ce culte de la haine et le remplaçaient par des lu- mières et des facultés nouvelles offertes au plus généreux amour du sol et du sang. A la beauté des preuves et de leurs raisons, à la noblesse d'une exposition magnanime et d'une critique admirable de puissance et de délié, se serait ajouté bientôt le rayonnement des fiertés patriotiques régénérées. Un public immense était prêt à entendre l'appel élo- quent. La France des années qui suivirent la guerre n'eût demandé qu'à suivre, en se laissant porter, le courant des hautes leçons. Mais, politiquement, cesi- à-dire pour notre politique intérieure, la seule qui intéressât le personnel qui politiquait, de semblables leçons venaient remettre en doute tout le roman do l'histoire révolutionnaire. Elles obligeaient à désespérer de concevoir et d'expliquer en termes patriotiques l'évangile des temps nouveaux. Le nationalisme de la Carmagnole, la mystique de la révolte, s'évanouissait : 1789 cessait de révéler la LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 79 grande pensée des Bagaudes ou les noces de Jeanne d'Arc avec Jaques Bonhomme. Cette rage de des- truction apparaissait ce qu'elle était : rage et ruine sans beauté, ni droit. A sentir cela, à le craindre, on était, sinon très nombreux, du moins un groupe uni et compact. Tout plutôt que Fustel : pour rem- plir ce programme, Gabriel Monod apparut l'histo- rien unique et l'homme rêvé. II La défense du point de vue révolutionnaire sur notre histoire se trouvait liée à la défense de tout le système allemand : or, on ne faisait que de sortir de la grande guerre. D'autres pouvaient sentir comme Monod sur l'Al- lemagne; d'autres, militer comme lui pour la Révo- lution : il était seul à pouvoir réunir les doctrines et lier les intérêts sur le terrain scabreux que désignaient les circonstances. Les avocats, les protecteurs, les adorateurs et les dupes de l'Allemagne pensante, qui ne tardèrent pas à relever la tête après 1870, opé- rèrent sur d'autres zones que l'histoire de France : érudition, philologie, grammaire, philosophie, théo- logie, sciences, exégèse, histoire générale même. En Histoire de France, Tamitié germanique venait heurter plus que des intérêts: le souvenir toujours à vif du sang qui venait de couler. Un des bonheurs de M. Monod fut qu'il était peu touché de ces senti- ments : il joignait à une intelligence moyenne, servie par le goût et le talent des grosses besognes, une bonhomie toute ronde. Aux plus hautes, aux plus précieuses lacunes de l'esprit, il unissait l'avan- 80 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. lage d'être détaché des vieilles racines françaises. Sa famille n'habitait notre sol que depuis 1808. Dans sa complaisance passionnée pour les Allemands, M. Monod jugeait que V Allemagne était la seconde patrie de tous les hommes qui étudient et qi/i pensent \ Tristes et folles lignesdatées justement de l'époque où l'on voyait écrire et parler contre le préjugé alle- mand non seulement ceux qui étaient libres de l'influence germanique comme Fustel, mais même des germanisants de la force de Taine ou de Renan lui-même. Ayant suivi comme infirmier l'armée de la Loire, M.Gabriel Monod avait tiré de sa campagne et publié dès 1871, avec une inconscience inouïe, son carnet de routée Ce petit livre peu ordinaire respire une estime considérable pour le caractère de l'ennemi. On y lit par exemple : Chez los membres des ambulances allemandes, nous avons trouvé d'ordinaire plus que des égards, presque des senti- ments de confraternité. Ils étaient toujours prêts à nous seconder de tout leur pouvoir, et leur dévouement ne faisait point de distinction entre les soldats des deux nations. Le respect des Allemands pour les femmes est le trait le plus remarquable de cette campagne, car c'est là une (jua- lité nationale et une des sources de la force germanique. J'ai vu toujours les femmes traitées avec un véritable res- pect qui faisait l'étonnement des soldats français : 1. Allemands et Français, 1871. Celte opinion aura fait loi dans l'Université de France.'mais seulement jusqu'il l'écial de la grande guerre : le 2 octobre 191i, ouvrant l'année scolaire à Bordeaux où le Gouvernement s'était retiré, M. Albert Sarraut, grand maître de l'Université et ministre de l'Instruction publique, déclara éloquem- menl que c'était ta France qvi était la seconde patrie de tout homme qui pense. Tous les patriotes applaudirent au cliarme enfin brisé de la ser- vitude intellectuelle. l 2. ALleviands et Français. Chez Fisclibacher. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 81 « Ce n'est pas nous qui ferions cela », ra'ont-ils dit bien souvent. . Quant aux enfants, ils étaient, dès le premier jour, les amis des Allemands. Quand il n'y avait rien à manger dans la maison et qu'on s'en plaignait « à cause des enfants », toute la famille était sûre d'être nourrie et plus d'une fois la présence des enfants dans une maison a transformé les ennemis en amis. Tels étaient les soldats de Bismarck et de Moltke, voleurs de pendules et brûleurs de villages, quand ils se reflétaient dans les yeux attendris de Gabriel Monod. A ce peuple d'idylle s'opposait le portrait des Français des débuts de la guerre. Ils sont jugés sévèrement, en raison directe de la méfiance, si par- faitement légitime et lucide, qu'avaient pu leur inspi- rer l'unité allemande et les accroissements prussiens : Les seuls sentiments de ceux qui étaient satisfaits de la guerre étaient une mesquine jalousie contre la Prusse, dont la puissance grandissante offusquait notre amour-propre, et le plaisir puéril et immoral de montrer sa force, de battre son voisin et d'entrer en triomphateurs dans une capitale quelconque. (M. Monod, qui ignorait alors le coup de la dépê- che d'EmS; se figura ici jouer l'esprit critique et l'aire le malin. Depuis les aveux bismarckiens, le voilà pour l'éternité dans l'attitude du renard pris au piège qu'il a tendu.) La masse de la nation, qui ne songeait point à la guerre et la voyait même avec effroi, n'éprouvait point de répul- sion morale contre l'iniquité du prétexte saisi par l'empe- reur Napoléon 10, et accepta bientôt avec satisfaction l'idée d'une promenade militaire à Berlin. Ces sentiments bas et puérils se changèrent en véritable rage quand vinrent les premières défaites et que la France fut envahie. Des gens, qui trouvaient tout naturel de ravager les provinces rhé- nanes, et même de les conquérir, se mirent à crier au sacri' 82 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. lège, à la violation du soi sacvé de la palne, à l'outrage envers la civilisation dont la France tient le flambeau, etc. Les Allemands furent représentés comme des barbares, des sauvages; le vocabulaire de la langue ne suffisait plus à la fureur des patriotes. 11 n'e&ipas de calomnie^ pas de mensonge qui contre eux ne fût de bonne guerre. Ces jugements comparatifs sur l'Ailemagne et la France achèvent d'être mis au point par un propos fameux que je tiens, pour ma part, de la personne à laquelle M. Monod le tint. Il a été répété publi- quement. Celait un soir de 1875, sur le boulevard Haussmann ; M. Gabriel Monod et l'un de ses collè- gues, M. X..., depuis membre de l'Institut, sortaient de la même maison et cheminaient de compagnie, en conversant de politique européenne. Monod faisait à son ordinaire l'éloge de l'Allemagne scientifique; son compagnon n'y contredisait pas; il aventura cette confidence doublée d'une profession de foi : « Si je nai pas servi dans V armée active en 1870, c'est que pour rien au monde, je n'aurais tiré un coup de fusil contre un homme de cette race supérieure quest la race, allemande. » L'historien convaincu de la supériorité de la race allemande ne pouvait craindre d'offenser nos ori- gines en les germanisant à plaisir. Un sentiment national qu'il n'éprouvait pas, ne pouvait s'expliquer à ses yeux que par l'aveugle amour-propre welche ou les fureurs d'un chauvinisme sans dignité. A ce germanisme profond et sincère, M. Gabriel Monod joignait un esprit de libéralisme très propre à lui concilier ceux qui avaient la charge de l'avenir démocratique. On le savait déjà un peu ivre de Michelet. Identifiait-il la Germanie et la Révolu- LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 85 ton par l'intermédiaire de la Réforme, de \\'olft" et de PufFendorff et de Rousseau, selon les vues exactes de l'école la plus opposée à la sienne? Ou, sans aller si loin, ne suivait-il que les intérêts de son monde ou de sa passion? Bien qu'ayant épousé Olga Herzen, la propre fille du fameux nihiliste russe qui sut faire admirer « quel désordre peut entrer dans une tète russe par la philosophie allemande et la Révo- lution française » ', M. Gabriel Monod s'est tenu à distance des excès radicaux, il fut même longtemps l'ennemi juré de M. Zola ; mais il ne faudrait pas dater son esprit de parti de la seule affaire Dreyfus. Dans les mêmes heures critiques où il protestait de son respect religieux pour la race allemande, les luttes entre l'ordre moral et le parti de Gambetta le préoccupaient, et il disait que, si la réaction l'em- portait^ il quitterait le territoire de la France. Son patriotisme, déjà subordonné à l'admiration de l'en- nemi, l'était aussi à la forme républicaine de l'État. Préférant l'Allemagne, il ne goûtait qu'une partie de la France ; la défaite de cette partie l'aurait fait renoncer au tout et l'eût décidé à recommencer ce qu'avaient fait tant de fois ses pères et à chercher ce qu'ils appelaient agréablement une autre patrie. Les réactionnaires ne triomphèrent pas ; le parti avec lequel marchait M. Gabriel Monod put le nommer, malgré son culte pour l'ennemi héré- ditaire, ou plutôt en raison de ce culte même, avec mandat de maintenir les doctrines de division, che- valier, ensuite officier de la Légion d'honneur et de 1. Lettres de France ei d'Italie, 84 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENI PAS. l'instruction publique, maître de conférences à l'École normale \ président de la section historique de l'École des Hautes-Études^, membre de la Com- mission des Archives de la guerre. Il est question de le nommer, en outre, professeur au Collège de France devenu pour la circonstance un collège de Prusse; les contribuables français qui l'ont déjà beaucoup payé le paieront encore davantage ^ Il y a donc trente et quelques années que nous nous co- tisons, nos parents, nos concitoyens, pour faire enseigner la primauté de l'Allemagne en prêchant la haine des Français vivants au moyen de haines fictives imputées à des Français morts. III Celte doctrine de Monod n'apparaissait pas trop clairement : d'abord faute d'éclat dans la pensée et la parole du docteur; ensuite parce qu'elle restait cantonnée dans le « livre du maître » n'enseignant que de futurs professeurs; enfin parce qu'elle sur- prenait peu. N'apportant aucun changement radical et se bornant à défendre une routine contre un pro- grès, elle se bornait à soutenir de vieilles habitudes 1. La miséricorde de Fuslel de Coulanges l'y avait appelé. 2. Il y était maître de conférences depuis 1868. 3. Les frais de la chaire du Collège de France ne furent pas à la charge des contribuables français. Ils furent couverts par une dona- tion généreuse de Mme la marquise Arconali Visconli. Gabriel Monod en bénéficia durant les années scolaires 1903-06, 1906-07, 1907-OS, 1908-09, 1909-10, pour un « Cours complémentaire d'histoire générale et de méthode historique ». Peu d'esprits furent aussi capables de généralisation passionnée, sans ombre de philosophie. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 85 scolaires, à écarter d'une main cauteleuse et ferme les périlleuses nouveautés de Fustel de Coulanges sur lesquelles on n'eut pas manqué de se jeter pour peu qu'on les eût laissées rayonner. Le progrès scientifique qu'elles représentaient fut à peu près non avenu. L'histoire proprement dite des origines françaises fut abandonnée aux pétitions de principe de l'École de droit où passait la majorité de nos jeunes lettrés ; ceux qui ont lu dans le volume de ï Alleu, au chapitre V, les vingt pages de con- troverse avec i\L Glasson, sur les communautés de village, ont pu se rendre compte de l'écart entre les deux méthodes. Mais ces méthodes, ici, importaient aussi peu que la vérité ! Ce qui intéressait les quel- ques personnes initiées soucieuses de l'avenir du régime, c'était d'épargner à l'élite républicaine le fléau du mauvais esprit qu'eussent provoqué des ten- dances plus nationales que libérales, plus passion- nées pour la patrie que pour les idées de 1789. Pourtant, le choix de l'homme porta son fruit: par un surveillant et un mainteneur tel que j\L Ga- briel Monod, la religion d'État du régime devait naturellement finir par comporter une plus haute dose de germanisme que de révolution. On n'eut pas sujet de s'en inquiéter: après 1892, la Révolution toute crue commença à représenter un ennemi pour le gouvernement établi, au lieu que l'Allemagne était jugée de tout repos. Du fait même de l'alliance russe, notre politique s'orientait vers une amitié allemande*. Depuis 1895 et le voyage de nos vais- seaux à Kiel, aucun scrupule ne tint plus. On ne 1. Voir Kiel et Tanger, 1" partie, l'erreur des républicains modérés. 86 OUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. se contenta point de trouver au vainqueur de 1870 quelque supériorité militaire jointe à des avantages en musique ou en philologie; on admit que nos poètes, nos savants, nos historiens, nos théologiens n'avaient qu'à reconnaître leur naissance inférieure. La France et les Français s'accablèrent des mêmes épigrammes qui leur sont décochées par des rivaux ingrats. Non plus à l'étranger, dans leurs écoles, à leurs propres foyers, eux-mêmes prirent plaisir à ce dénigrement candide : déchéance fatale des races latines, avenir privilégié des civilisations protes- tantes, supériorité des Anglo-Saxons*, vertu propre, vertu sacrée du génie et du sentiment germani- que.... Nous en sommes là. Il n'est point jusqu'aux phénomènes linguistiques jadis tenus pour assurés, comme le recul graduel eles dialectes allemands devant les langues romanes qu'on ne renie en théorie afin de mieux pouvoir les combattre en fait. M. Monod, dans son discours à l'École alsacienne (1897), déclare « vouloir » — car désormais, non content de savoir, ce professeur devenu puissant dans l'État peut « vouloir » — il veut, dit-il, — que l'Alsace garde « l'usage de la langue « allemande » et « par l'usage de la langue alle- • Même à la fin de cet extraordinaire morceau, le verbe « craindre » eût pu se recevoir comme un avis de charité. Mais « espérer «.quoi donc? Que vou- lait nous faire attendre et désirer M. Gabriel Monod des « puissants voisins » dont il admirait la crois- sance et la vitalité avec une satisfaction si profonde qu'elle révélait des sentiments "de frère et de fils? Terre du désir, ô vague Patrie.... Quel ambigu de promesses et de menaces appor- tait ce langage déconcertant? On admira aussi dans le même volume comment une certaine forme de patriotisme, qu'il eût expéditi- vement traitée de ridicule chez les Français, passait comme lettre à la poste dès qu'il la remarquait chez un Allemand. Les passions germaniques de l'his- torien Georges Waitz, de Gœttingue, nous étaient présentées avec un sourire d'adulation : Ce patriotisme s'est quelquefois manifesté avec cette candeur qui était un des charmes de sa nature. J'en citerai un exemple caractéristique. Grégoire de Tours, après avoir raconté les meurtres par lesquels Clovis se débarrassa de tous les rois francs, ajoute : « Dieu prosternait ses enne- '< rais sous ses pieds et acci'oissait son royaume ». M. Waitz ne craint pas d'exprimer la même idée, en taisant servir ces meurtres à la gloire de l'Allemagne, tandis que pour Grégoire de Tours, ils servaient à la gloire de l'Église : • Clo^is nous apparaît », dit-il, » comme un instrument de « Dieu qui avait décidé, dans ses conseils, que de même « que le monde romain avait été pénétré d'une vie nouvelle LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 93 '■ par le Germain, ainsi les éléments d'un développement « ultérieur seraient imposés par Clovis au peuple alle- « mand ». Recopiant ces gentillesses, M. Monocl n'a pas ridée de demander à son maître Waitz si le « déve- loppement ultérieur » « imposé » au peuple alaman par Clovis ne s'appela point dans l'histoire^Ia bataille de Tolbiac. Il se borne à fondre d'admiration, à soupirer d'es- time, à bêler d'amour : « Quelque excellents et solides que fussent ses cours sur l'histoire du Moyen Age, sur l'histoire d'Allemagne, sur les monuments germaniques, ce n'était pas là qu'il montrait les plus hautes qualités ; c'était le soir, dans le cabinet de travail de la belle maison qu'il occupait à Goàttingue, en face de l'Université, où deux fois par semaine, il réunissait huit ou dix de ses meilleurs élèves.... Il se préparait à ces cours avec le soin le plus attentif, prenant des notes d'une écriture microscopique sur de petits morceaux de papier qu'il tirait un à un de la poche de son gilet.... On sortait de ces leçons non seulement plus instruit, non seu- lement avec des idées plus claires et l'esprit mieux ordonné, mais avec plus d'amour et plus de respect pour la vérité et la science, avec la conscience du prix qu'elle coûtait et la volonté de travailler pour elle. On sentait que M. Waitz mettait toute son àme dans cet enseignement familier et discret, qu'il y voyait une oeuvre morale, etc. • L'image de piété finit dans les larmes : le lecteur français en retiendra surtout île gousset mirifique et les petits papiers épauouis de cette corne d'abon- dance. Au gilet près, M. Gabriel Monod refléta ce qu'il put des maîtres allemands, en particulier l'éru- dition indigeste, le catalogue de faits sans âme ni idée, l'histoire illettrée. Ce reproche, l'unique qui lui fut adressé dans les sphères officielles, doit être juste du moment qu'il 94 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. a été formulé par M. Gaston Deschamps, bel esprit mais friand d'évidences un peu massives'. Il ne faut pas en exao^érer la portée, ni laisser dévier sur un point secondaire la sévère action qu'il convient d'exercer sur M. Gabriel Monod. L'érudilion à l'al- lemande imposée en quelque mesure par lui a pu, toute rébarbative, rendre certains services d'ordre disciplinaire et universel, par là profitables à la France. Les vrais censeurs du germanisme n'ont pas tenu rigueur à jM. Monod d'avoir importé des universités d'Allemagne tel ou tel accessoire de leur matériel de travail. Ce qu'ils lui reprochent, ses livres à la main, c'est d'avoir constamment incliné nos héros, nos drapeaux, nos idées, nos croyances devant les symboles correspondants de la Ger- manie, sacrifié tous nos auteurs aux auteurs alle- mands, fait bon marché de notre honneur si l'Alle- magne était en question. Ce petit livre des Portraits et Souvenirs fait ressortir un peu trop naïvement l'amer contraste de la vénération attendrie témoi- gnée par ÏM. Monod à son maître Waitz, avec la rude et insolente appréciation formulée sur son autre maître Fustel; on y voit le Français et le Germain traités selon l'estime que faisait M. Monod de l'une ou de l'autre naissance, la nôtre exposant à recevoir indilïéremment tous les coups de fusil qu'il plairait à M. Monod ou à tout autre de prodiguer, mais la 1. Je suis fâché de dissiperici les illusions avantageuses de quelques bons amis. Oue va faire Henri Bremond de sa provision de sourires mystérieux quand il reconnailni que le murmure contre l'érudition germanique en Sorbonne ne vient aucunement de la critique nationa- liste, mais d'un simple .parti d'universitaires, professeurs de lettres à la Deschamps, contre grammairiens et historiens à la Monod. LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 95 race allemande les détournant par la magie de quel- que origine céleste, selon qu'il est écrit au saint livre de Fichte. En satisfaisant de la sorte aux élans de sa pieuse sensibilité germanique, M. Monod remplissait ainsi ses devoirs de sujet volontaire du nouveau primat allemand, pour lequel on peut dire qu'il a monté la garde de nuit et de jour, faction qui s'accordait de point en point avec tous ses devoirs de magistrat républicain attentif à l'honneur historique de 1789. Les puissantes affinités de l'histoire et de la nature étendaient celte belle harmonie à d'autres esprits et à d'autres corps que M. Gabriel Monod : un peu moins parfaits, il est vrai, mais très pareils à lui. En philosophie notamment, les docteurs et commen- tateurs du Kantisme procédaient aux mêmes sa- vants efforts d'obscurcissement, et recevaient la même protection dé l'État' pour défendre l'honneur de la Déclaration des Droits de l'Homme que mena- gaient, vers la môme époque, l'avènement du posi- tivisme français, et la Renaissance du thomisme dans les chaires catholiques. Les étudiants en Sorbonne ont avoué qu'il y avait comme une tenture abaissée pour eux au-devant des doctrines de Fustel, ou d'Auguste Comte ou des anciens Scolastiques. Un grœcum est, non legitur retombait pour voiler ces influences inutiles. 1. « Lorsqu'à près la guerre on chercha à refaire une âme à la nation, c'est dans la morale du Kantisme que l'on puisa une règle de vie, des principes d'énergie, des motifs d'espéi-er el de croire; pen- dant près d'un tiers de siècle, c'est le Kantisme qui a fourni la sub- stance de l'enseignement philosophique de notre jeunesse. » 'Victor Basch, le Centenaire de Kant, dans la Renaissance latine, février i90i. 96 QUAND LES FRANÇAIS NEIS'AIMAIENT PAS. M. Gabriel Monod s'éteindra dans la paix comme au bout d'une oeuvre bien faite. Il aura annulé un Fustel, lui, Monod chétif. Par lui, le riche, l'abon- dant, l'inépuisable terreau intellectuel de la France aura produit son maître historien, mais en vain : l'enseignement primaire n'a pas la moindre idée de Fustel de Goulanges, l'enseignement secondaire le soupçonne à peine, l'enseignement supérieur le combat, et, si quelques Français peuvent serrer les poings devant le spectacle, combien sont-ils? Ils ont contre eux tout ce que M. Monod fait marcher pour lui : les maîtres de l'État, c'est-à-dire des représen- tants infidèles et des magistrats déloyaux ; les béné- ficiaires de la société, c'est-à-dire le meilleur de nos propres forces centralisées, captées, manœuvrées contre notre intérêt central; l'administration et son million de fonctionnaires ; l'argent, à commencer par celui du budget national, chiffré par milliards; la librairie subventionnée ou achetée ; une presse asservie ; puis la masse épaisse et flottante des idées en cours comparable à ces bancs de poissons migra- teurs qui suivent une route sans la connaître. Qui pourrait entamer ce bloc? M. Monod se le demande. Il ne trouve rien à répondre. Nous préparons un 75<= anniversaire de la naissance de Fustel. Il se flaLte d'en empêcher la célébration. Ceint de tant de succès dans le présent et le futur, escorté de la clientèle qui le célèbre, il peut murmurer en pensant à sa patrie d'élection comme les rédacteurs du Corpus des ins- criptions de Berlin : Sanctusamor patriœ dat ani- mum. Son patriotisme allemand lui a donné le souffle, inspiré l'audace, conseillé la patience ou fourbi la LE SEPAICE DE L'ALLEMAGNE. 07 ruse. Mais ce qui n'a pu lui venir de son cœur alle- mand et ce qui fut sans doute l'œuvre de l'Allemagne elle-même, c'est l'introuvable succession de goùver- ncmcnls parisiens qui, sous des noms lallacieux, n'ont pas cessé de lui prodiguer leurs bienfaits. Une République romaine l'eût traité d'une autre façon. Les républicains de Plutarque et de Tite- Live n'auraient pas toléré semblable trahison, même ourdie et développée à leur profit. Lorsque vers l'an 561, le dictateur Camille vit venir dans son camp ce maître d'école de la ville qu'il assiégeait, poussant devant lui les enfants des premières fa- milles de Paieries et présentant la fleur de la jeu- nesse ennemie comme captive et comme otage, le général romain fit mettre nu le pédagogue et, lui ayant lié les mains derrière le dos, ordonna que les jeunes élèves fussent armés de verges et de courroies pour cingler en le ramenant chez leurs pères ce traître honteux et confus. Ainsi est châtié pour l'éternité le maître d'école falisque. Ainsi l'abus de confiance intellectuel fut noté d'infamie de génération en génération. Mais quand on entreprend de faire une application de cette justice à de longues exploitations intéressées de la science et de l'Étal contre la patrie, l'esprit hésite sur le choix des personnes à châtier autant que sur la mesure du châtiment. Ne faut-il flageller qu'un maître? Les plus tristes coupables sont-ils à rechercher au-dessus, ou bien au-dessous de la chaire d'enseignement? Ou, renonçant à la justice, faut-il, sur toutes choses, retenir nos lanières et redouter nos épithètes, de peur qu'elles ne reviennent sur 7 98 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. nous pour nous faire accuser d'écrire avec trop de violence un article trop passionné? Ce qui est trouvé violent, ce n'est pas de tuer ou d'enterrer Fustel pour l'amour de l'Allemagne dans l'Université française d'après 1870 : le violent c'est de raconter en le condamnant cet assassinat. La violence n'est pas dans la carrière du prodigieux hybride germano-français que je vous décris; non, on l'imputera au portrait que je trace et au juge- ment désintéressé que j'en fais. La pitié éveillée par quelques mots fermes et durs justement assénés à la juste place fera peut-être rechercher avec des doutes s'il est exact que ^L Monod ait dit telle parole, en ait vécu telle autre, et, au lieu de le pendre en effi- gie sur le texte d\iUeman'Js et Français qu'il a bien et dûment signé, ou sur les résultats de l'en- semble de sa carrière, qui ne sont pas douteux, on cherchera une atténuation ou une diversion dans quelque débat de détail capable de noyer, d'estom- per, d'effacer et finalement d'abolir des vérités indé- niables qui joignent à la certitude de leur fait la pro- priété lumineuse d'expliquer ce que nous voyons. Nous vivons au milieu de ce cruel renversement de toutes les choses. Il est presque inouï de n'y avoir pas encore étouffé. APRÈS DOUZE ANS Le chapitre qu'on vient de lire résume huit ans de débats passionnés. Après douze autres années, c'est l'heure de nous demander si nous nous étions trompés. Sur la çarrièF« universitaire et la tendance germa- LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. G9 nophile de M.Monod, je l'ai laissé parler lui-même. Ma part d'interprétation est infime. Si toutefois l'on en dou- tait, je renverrais à une étude d'un ami de M. Gabriel Monod, d'origine protestante comme lui, M. Maurice Vernes. Cette étude, très bienveillante et parue dans la Coopération des idées, en février 1912, raconte sur le mode du regret ce qui nous paraît devoir être mis au ton du reproche sévère. Mais nos données matérielles sont les mêmes. D'après M. Vernes, Monod s'était proposé de « reformer les études historiques sur le patron de l'Allemagne ». « L'action patiente et métho- dique de Gabriel Monod, a été, dit-il, décisive sur la marche contemporaine des études et de l'enseignement de l'histoire dans notre pays. » Il en était le maître : « En dehors de quelques spécialistes et des intéressés, on ignore généralement que, depuis trente ans, M. G. Mo- nod avait la haute main sitr toute une branche des sciences 7norales, à la croissance de laquelle il avait présidé et dont il surveillait la marche avec une attention quelque peu jalouse. » En homme bien informé, M. Vernes ne date pas de 1870 l'invasion des méthodes germaniques. Il sait très bien qu'il faut remonter jusqu'à la Revue germanique, au retour d'Allemagne de Gabriel Monod (1865), à sa nomination aux Hautes Études par Victor Duruy, à la fondation de la Bévue critique d'histoire et de littérature (18G7). L'Empire amorça clone ce que la République devait continuer et compléter. L'inouï, c'est que la guerre n'ait pas ouvert tous les yeux. Mais au lende- main de la guerre on eut pour « mot d'ordre » de con- sidérer que pour battre les Allemands, il fallait adopter leur méthode historique : Le mot d'ordre fut : ■• Germanisons rinslruclion à tous ses degrés comme nous germanisons l'armée! Pour nous mettre en étal de tenir tète à l'Allemagne, imitons-Ja! ». — Mais qui était appelé à nous renseigner sur l'Allemagne et sur le secret de ses succès en divers ordres, sinon les 100 QUAND LES FRAN(,AIS NE S'AIMAIEXT PAS. hommes de ce même groupe déjà désigné, où ne se trou- vaient que par hasard des catholiques, mais cà se rencon- traient presque exclusivement des protestants, des Israélites et des libres peiiseurs? (Les libres penseurs de M. Vernes étaient durement asservis à Genève qu à Jérusalem.) Préparant l'avenir par lÉcole pratique des Haules-Étudei?, soumettant la production historique et littéraire à la férule d'un dogmatisme intransigeant, le groupe des novateurs s'enrichit, en 187G, d'une revue spéciale, la Revue liistoriqne, éditée par une importante maison de librairie parisienne (juive), sous la direction de M. G. Monod. Paraissant en gros cahiers périodiques, la nouvelle revue contenait trois sortes d'articles, articles de fond, revue d'ensemble de la publication en dilïérentes langues sur des catégories telles qu'histoire romaine, histoire du moyen Age, etc., comptes rendus critiques et, par-dessus le marché, un dépouillement méthodique de tous les périodiques similaires de l'étranger. Ce fut désormais un répertoire de l'emploi le plus utile ; mais ce fut aussi, il faut le dire, un moyen de gouvernement, — si l'on préfère, et pour se conformer à la pensée de M. Monod, un organe de la réforme de l'enseignement. Être admis à collaborer à « la Revue historioue •■, y avoir été l'objet d'un compte rendu élogieux, devint un brevet de correction scientifique. Les appréciations de « la Revue », soigneusement notées en haut lieu, devaient devenir promptement le '^Sésame, ouvre-toi! .., la clé souveraine qui procurait l'accès des postes les vins enviés de l'enseignement. Quelques-unes de ces vérités énoncées par nous furent rappelées par Syvelon à M. Monod — les yeux dans les yeux — lorsque le fondateur de la Pairie française comparut en IHOO devant le conseil acadé- mique dont Monod faisait partie. Monod fut le tyran des professeurs d'histoire français. Gomme le dit M. Maurice Vernf s : En tant que directeur de la Revue critique et de la Revue LE SERVICE DE L'ALLEMAGNE. 101 historique, comme professeur tant à l'École normale supé- rieure qu'à l'École pratique des Hautes-Études, M. Gabriel Monod, avec l'appui du ministère et des plus hautes auto- rités universitaires... a exercé en ces différentes qualités une inlluence prépondérante sur la formation et la désigna- tion du pcrs'Dtuel de ces études pendant une période de près de quarante années. Cela lui permcltait de se croire le réformateur des éludes historiques en France. Mais réformer n'est pas corrompre et abrutir. M. Vernes reconnaît qu'il a isolé € la méthode allemande de son milieu qui seul l'explique et la justifie » : Ce que MM. Buisson, P'élix Pécaut et J. Stceg ont fait, sous le couvert de Jules Ferry, pour la réforme de l'ensei- gnement primaire, imposant au pays un type de radicalisme suisse emprunté aux cantons romands, supportable tout au plus dans un pays d'origines protestantes, M. Monod, la direction de l'enseignement supérieur, les vices-recteurs de l'Académie de Paris et les ministres qui se sont succédé à la rue de Grenelle depuis trente-cinq ans, l'ont réalisé à leur tour, en transportant chez nous un type d'enseignement répondant au sentiment allemand et tout pénétré des idées d'un pays qui a accepté la réforme du xvi* siècle. S'agit-il, dit M. Vernes, d'histoire allemande ou d'histoire de l'Europe occidentale dans son ensemble, au moyen âge, dans les temps modernes, le professeur allemand mettra en valeur ce qui constitue à ses yeux la destination spéciale de son pays et son attachement aux princii)es de la réformation protestante. Ce sont là de ces truismes, qu'on est étonné de devoir rappeler aux hommes qui se sont investis chez nous du magistère de la formation des esprits : /ej^/o/essenr crf-'îii- versilé allemande subordonne son enseignement à la glorification de l'Allemagne et de la réforme protestante. Voilà ce qui a fait la force et la vertu de l'enseignement supérieur d'Outre- Hhin. Et donc, la « germanisation « inletligenle eût consisté à mettre les éludes liisloriques en France., une fois rajeunies par les procédés d'une préparation soigneuse et inrlhodif/ue^ an ser- vies du pays^ un service de son honneur national, au service de ses grandes traditions sp:riti:elles, — et non pas à nous impo- ser un patron, dont on a conservé les cadres après en avoir effacé les titrée. 102 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. « Le haut enseignement allemand était patriotique et protestant; on nous en a donné un démarquage, qui n'est ni national, ni chrétien. » ^I. Maurice Vernes poursuit : Je sais que M. Monod s'est toujours défendu contre ce qu'il appelait les exagérations: il gémissait contre ses amis de gauche trop pressés, qui compromettaient la précieuse neutralité; il s'indignait plus encore contre les écrivains qui se permettaient de contester le jugement porté en Allemagne sur la réforme protestante et contre la résurrection de toute une école néo-catholique, qui ne se croit pas liée par les appréciations des écrivains républicains et libres penseurs du xix"^ siècle sur les guerres religieuses qui ont déchiré la France du XM' siècle. Par une contradiction, au moins apparente, cet homme de juste milieu a consacré les cinq années de son passage au Collège de France à commenter, en disciple fervent, l'œuvre et la vie de J. I\Iichelet. Pourquoi cela'.' ■■ Monod, écrit M. Louis Havet, comme érudit, était l'élève de la méti- culeuse et positive Allemagne. Par le cœur, il fut un dis- ciple de ce noble Michclet, dont il a, plus que personne, honoré la mémoire.... Il ne comprit jamais que le vrai patrio- tisme, celui qui confond l'idéal de la France avec l'idéal du genre humain. •> Nous savons ce que parler veut dire. Le patriotisme que M. Ilavet reconnaît à G. Monod, c'est celui qui sacrifie la France à je ne sais quel idéal cosmopolite. M. Maurice Vernes ajoute en noie que M. Monod prenait, en effet, à Técole de Michelet. des leçons de « patriolismc conditionnel »* .... Nous n'aurions pas osé nous servir si nettement du vocabulaire de l' Action française pour juger Gabriel Monod. M. Vernes termine en observant que les « idées préconisées pendant Vô ans sans variation ^ jiar M. Gabriel Monod essuient main- tenant une criti({ue vigoureuse. Toute la jeune France pensante est aujourd'hui insurgée contre ces idées. 11 constate avec mélancolie « la vanité de cet effort ». Mais 1. Eu 1898. nous devions déjà faire le même reproche à un ami de M. Monod, M. Ranc, dont on lira plus loin la maxime. LE SERVICE DE LALLEMAGNE. 103 c'est dire trop peu, disions-nous en 1912, en citant ces paroles. L'effort n'a pas été absolument vain : il a fait du mal. Ayant duré sans partage environ dix ou douze ans, ce règne a créé l'anarchie contre laquelle luttent tant qu'elles peuvent notre volonté et notre raison, mais qui est loin d'être abattue, qui existe en fait et qui est encore capable de beaucoup de dégâts. M. Gabriel ÏMonod s'est éteint quelques années avant la guerre, en 1912, un peu moins paisiblement que je n'avais présumé. Il avait vu s'amorcer la réaction contre l'influence allemande : Pierre Lasserre publier ses deux grands livres sur le Romantisme français et la Doctrine officielle de l'Université, le premier en forme de thèse de SOrborine; paraître la grande et utile Histoire générale de r influence française en Allemagne, de M. Raynaud, un professeur à la Faculté des Lettres de Clermont! M. Ga- briel Monod eut le temps de lire ses critiques les plus directs, Agathon et Pierre Legay, et aussi les deux belles thèses de M. René Lote, Du Christianisme au Germanisme et les Origines ingstiques de la « Science » allem,ande. Sous ses yeux, d'anciens camarades, maîtres de sa génération, Gaston Paris, Michel Bréal revisaient les idées germaniques sur l'épopée française ou sur l'épopée homérique. Un critique plus jeune, M. Joseph Bédier, faisait une justice plus générale encore des mêmes idées. La vérité ainsi rétablie ranimait un patrio- tisme intellectuel. La renaissance nationale, jusque dans l'Université où il sentait décroître son influence, déjouait les espoirs do M. Gabriel Monod. 11 eutlecrèvc- coîur de la voir atteindre et affecter jusqu'aux propres membres de sa nombreuse famille affranchis de la tradition qu'on s'était épuisé à lui inculquer*. Une France éternelle, celle qui s'ap))lique toujours à différer 1. II ne faudrait pas chicaner hur celte tradition. Les témoignages en sont trop nets et souscrits par les intéressés. J'en avertis pour aujourd nui l'effronterie de la critique officieuse, je suis armé. 104 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. de la Germanie, l'emportait une fois de plus sur l'espèce de Franconie occidentale qu'il avait rêvée sous le nom français. Les catholiques des pays neutres à qui ces notes pourront tomber sous les yeux feront bien de se rap- peler que Gabriel Monod fut aussi, en histoire, un pro- testant très militant, un appui, un soutien efficace pour les abbés Loisy : cet adversaire de la classe de phi- losophie au lycée ne badinait pas sur l'impératif caté- e^orique et la morale indépendante de toute raison. Les protestants français sont aussi prévenus que nul au monde n'a plus fait que Monod pour germaniser leur culte, leur personnel et leur pensée. Enfin, les nombreux membres de la famille Monod qui sont au front et qui se battent en patriotes valeureux pour la défense du pays seront prudents de réfléchir qu'à cette place d'honneur et de dévouement ils sont admi- rables, mais qu'ils n"y seraient peut-être pas si l'on se fût privé jadis d'user de certains stimulants utiles. Comme j'avais l'honneur de le dire, dans la Gazelle de Francele 1-j juillet 1897, à M. Gabriel Monod « les arrière- neveux des Mo7iod aujourd'hui vivanls et prospères nous bénironi peut-être un jour de leur avoir sauvé, fùl-cc au prix de quelques inenus désagrémenls infligés à leur bisaïeul, le goût exact de l'air et du ciel de la France ». La sage prévision s'est vérifiée point par point, à cela près que les choses ont marché beaucoup plus vite et que, dans l'air vibrant de ces dix dernières an- nées, nous avons vécu plusieurs vies d'hommes : l'évolution nationaliste de la famille Monod s'est achevée en moins d'une génération, comme le démon- trait déjà l'exemple du jeune lieutenant Monod tombé héroïquement au Maroc, bien avant ses jeunes cousins de la campagne de France, les nobles victimes de 19H, 1915 et 1916, que je salue. LIVRE TROISIEME LA FIERTÉ On voil là toutes les choses qui unissen les citoyens et entre eux et avec leu pairie : les autels et les sacrifices, la gloire, les biens, le repos et la sûreté de la vie, en un mot la société des choses divines et humaines. BOSSLET, t'olit., 1, VI, I. VIII UNE ENOUÉTE NOUVELLE Octobre 1902. Une fois de plus,renipereur Guillaume II vient de formuler la prétention de l'empire germanique à la suprématie sur le monde ; M. Jacques Morland est allé posera un certain nombre d'écrivains philosophes et savants, soit français soit étrangers, celte double question : Que pensez-vous de l'influence allemande au point de vue général intellectuel? Celle influence existe-t-elle encore et se Jusii/îe-t-elle 2)ar ses résultats? M. Jacques Moriand essaye de déterminer par un jeu de réponses très variées, mais toutes caractéris- 106 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. tiques, où l'on en est en France et en Europe sur les deux points. M. Jacques Morland a multiplié les instances pour avoir Topinion de quelques-uns de nos meilleurs amis d'esprit. La plupart d'entre eux ont répondu à l'invitation. Je vois parmi ceux-ci Maurice Barrés, Jean Moréas, Jacques Bainville, Pierre Lasserre, Louis Dimier, Léon Daudet, Jules de Gaultier, Léon Bélugou. D'autres ont préféré s'abstenir. Ils ont pensé, sans doute, comme j'avoue l'avoir fait, qu'il n'y a aucun intérêt à répéter une opinion qni est connue d'avance et à redire hâtivement des for:;iules auxquelles on adonné jadis le développement qu'elles comportaient. Voilà déjà un temps infini que nous ne perdons pas une occasion d'opposer au chaos barbare l'es- prit roman, au germain le latin et au gothique le classique. Nous avons élevé patiemment idée contre idée, homme contre homme, goût contre goût et morale contre morale, au fur et à mesure que le temps, ce grand pourvoyeur, présentait des pujets au double mouvement de haine et d'amour. Qu'il s'agît d'un Fichtc ou d'un Hauptmann; d'une éiîition de la Revue Blanche ou d'un feuilleton de l'Eeho de Paris; de la mémoire de Mme de Staël ou d'un article de sa funeste postérité; que nous eussions à gourmander la complaisance de nos amis et leur mollesse ou l'impudente audace des ennemis du nom fran«jais : on noUs a rencontré ici' ou ailleurs (jui rappelions les principes fondamentaux de notre pen- l. La Gn:é(te de France. LA FIERTÉ. 107 séè OU le rythme natif, la couleur originelle de notre sang. Je le demande, quelle réponse faite à M. Morlarid n'aurait pas eu le caractère d'une vaine répétition? Codifier, ordonner ou mettre en bataille, une fois de plus, nos principes les plus généraux? Il y avait plaisir à faire cela autrefois, du temps qu'ils étaient généralement contestés et que, selon l'expression d'une jeune Grecque, rédactrice au }It'>>sager d'Athènes, Mlle Jeanne Stêphanopoli, « ses « confrères de Paris n'épargnaient à M. Maurras ni « les critiques, ni les railleries sur ses opinions poli- « tiques et littéraires ». Le mouvement du nationa- lisme intellectuel est loin d'avoir pris encore toutes ses forces; mais il se dessine très clairement, et, des paradoxes d'il y a douze ans, beaucoup sont de- venus vérités presque triviales. En revendiquer la propriété ou la priorité? Il ne s'agit pas de savoir qui a dit le premier, mais qui a dit le mieux. Un seul point a de l'impor- tance : beaucoup de jeunes écrivains et philosophes des plus récentes promotions ont quitté l'Allemagne pour notre empire du soleil sous l'influence de l'Allemand Frédéric ^Nietzsche; c'est à sa suite qu'ils parlent de méditcrraniscr la viusique, sans compter la phi[osoi)hie, la peinture et les autres arts. Je ne les blâme pas d'avoir suivi une inspiration qui les a mis du bon côté, non plus que je ne blâmerais le vieil Ulysse de rentrer aux bords ithaciens sur quelque paquebot du Lloyd. Mais ceux d'entre nous qui ont toujours navigué sur la tartane ou sur le calque de leurs ancêtres doivent le déclarer au 108 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. directeur du port, et je crois que voilà qui est fait. Au surplus, le public devait peut-être se douter qu il y avait quelques Français qui n avaient pas eu besoin de Nietzsche pour soupçonner le rôle histo- rique des aristocraties, la valeur politique, poétique et morale de l'ordre, la préséance de la civilisation sur l'état sauvage. Ce n'est pas de Nietzsche que nous avons appris soit à sentir, soit à connaître, dans ses causes et dans sa raison, la supériorité de la tradition et de la culture françaises. Nous avons découvert la Méditerranée tout seuls. Il y a cinq ou six ans, nous avons tous pu lire sur un sujet fort peu différent de celui qu'on traite aujourd'hui, sur la possibilité d'entretenir des relations intellectuelles étroites avec l'Allemagne, une enquête où l'esprit cosmopolite et la germano- philie coulaient à pleins bords'. II me souvient d'y avoir démêlé tous les symptômes du mal qui éclata au mois de janvier 1898, et que nous sommes con- venus d'appeler dreyfusianisnie^ : mal intellectuel profond, déterminé par tout le siècle et contre le- quel notre réaction se prononce à peine. Mais la réaction est vivace. Nous pourrions dire aux lecteurs et aux auteurs du Mercure de France. comme le troubadour Bernard Sicard de Marvejols : Quels je vous vis, et quels je vous vois! Bernard Sicard se lamentait j-ur les ruines de Béziers, de Carcassonnc et de la belle terre d'Ar- gcnce. Le cri d'élonnement est, en nous, tout joyeux. 1 . C'est le premier chapitre de ce volume. 2. Dans le manifeste dit « des intellectuels >■>. LA FIERTÉ. 100 Il célèbre une renaissance. Il salue les moissons qui s'élèvent de terre. Il se réjouit de constater les pro- grès évidenis qui se sont faits dans une multitude d'esprits bien doués. Je me moque un peu de savoir ce qu'on en pense en Allemagne! L'important est de voir que l'esprit français reprend conscience de soi. On disait jadis de l'Allemagne ce qu'en disait Monod : Magna parens! On dit aujourd'hui Race femelle. C'est la même chose? Peut-être. C'est le contraire? Assurément. Personne ne contredit plus notre défi- nition du génie allemand : un candidat perpétuel à notre culture française. Dans une lettre qui est parfaite, M. Louis Dimier a su marquer les trois points principaux de l'atïaire sur lesquels il fallait autrefois revenir sans espoir d'être compris. La Germanomanie romantique a désor- ganisé les lettres françaises c'est le premier point. Dans ce désert intellectuel qu'avaient établi les mœurs romantique, désert d'ignorance et de paresse en histoire, désert d'irréflexion et de rhétorique en philosophie, l'érudition allemande et, pour sa part de sérieux et de méthode, le kantisme ont rendu un service et créé un stimulant. Mais, troisième point, cela n'empêche pas l'Allemagne d'avoir rompu la tradition du genre humain et répandu par là un trouble et une confusion sans mesure : quelque am- bition et fierté qu'elle en marque, ce qu'elle a ap- porté de propre et de particulier n'a aucun titre à l'hégémonie de la pensée ni de l'art. «Idées saxonnes idées allemandes » s'écrie M. Dimier, il ne s'agit pas de les louer cette fois : « ombres d'idées plutôt, contradictions internes, où devait conduire le mépris 110 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. des règles prêché comme le premier moyen d'at- teindre le beau dans tous les genres. » Cet ancien sentiment de la perfection, que l'Alle- magne est incapable de retrouver, elle pourra « l'ac- cepter » un jûiir, comme le firent ses Goethe et ses Leibnitz. Il y a par toute l'Europe un renouveau de discipline latine qui fera d'abord justice de ces arro- gances : Tout incertain et chancelant encore, je le vois chez nous plus avancé qu'ailleurs. Oui, le mépris frivole que nous affichâmes jadis de notre ancienne culture a disparu; oui. n(>us avons cessé de croire trop fermement au bienfait de l'individualisme et de l'anarchie intellectuelle. Il ne s'en faut que de peu, et ce peu viendra peut-être, pour qu'en littérature, en art, en philosophie, en histoire, en politique, qui sait ? les tra- ditionnelles et .salutaires doctrines soient de nouveau com- prises et recherchées. La déchéance de ■Slichelet et d'Hugo dans l'admiialion publique, la résurrection de Bossuet. l'éclipsé que subit dans ces dernières années l'apologie furieuse du moyen-âge et de la grossièreté gothique dressée en concurrence des meilleurs écrivains dont se glorifie notre langage, la renaissance des études cartésiennes sont autant de signes qui peut-être témoignent d'un nouveau droit de notre nation à reprendre son ancien rang dans la vieille république des lettres. Le poète athénien Jean Moréas vient de rendre à peu près le même jugement dans une lettre brève et fine que nous pouvons citer sans ombre de «fausse modestie nationale ' » : « L'Allemagne est un grand et beau pays. J'ai longtemps voyagé en Allemagne : ses poètes et ses philosophes — du moins ceux de son bon temps, qui n'est pas celui d'aujourd'hui — me sont encore \. Ce» derniers moU sont de M. Jules de Gaultier. LA FIERTE. 111 chers. Mais j'aime l'ordre en lout et, certes, ce n'est point à l'Allemagne de guider le monde. ■» Les vérités qui forment la substance de la grande exposition de Louis Dimier sont présentes chez d'au- tres. M. Lasserre, j\L Jules de Gaultier en donnent, celui-ci des illustrations ingénieuses et piquantes, celui-là des formules pleines de force. Mais s'il fal- lait ouvrir un cours de Nationalisme intellectuel (n'avons-nous pas une infinité d'Instituts de dreyfu- sianisme), c'est M. Louis Dimier que l'on chargerait de la leçon d'ouverture, et l'on installerait dans les nefs ou sous le porche deux autres chaires confron- tées; dans l'une, notre excellent confrère M. Deherme définirait avec la précision qui lui appartient ses grandes erreurs sur la vraie puissance des peuples' ; dans l'autre, notre ami M. Jacques Bainville l'acca- blerait de ses vives réfutations et lui ferait sentir comment beaucoup de biens sont compris, soit en acte, soit en puissance, dans une sérieuse économie de l'État, et l'économie de l'État germain est fort sérieuse. Tous les espoirs de M. Louis Dimier sont beaux et bons ; mais il faut commencer par renverser la République. C'est très joli vouloir décentraliser, et classiciser et nationaliser, et je l'ai voulu faire jadis, comme les camarades ! Mais j'ai vu qu'avant tout il faut nous rendre un chef. Il faut mettre notre besogne à l'abri des coups du 1. Posant la question « quelle est la force d'un grand peuple », M. Georges Deherme avait paru vouloir opposer, comme deux types entre lesquels il faut choisir absolument, la grandeur nationale ou le développement de la pensée et des arts. 112 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. dedans et de ceux du dehors. 11 faut construire à la Renaissance française une enveloppe protectrice, une coquille défensive. Plusieurs entrevoient déjà ces nécessités; avant peu, beaucoup les verront. Ça marche, c'est en train. APRÈS QUATORZE ANS Sans avoir été vérifiées jusqu'au bout par le retour à la Monarchie, ces espérances, datées de l'automne 1902, ont été accomplies en partie. Il a été notamment érigé rue Saint-André-des-Arts, au pied de la Mon- tagne Sainte-Geneviève, un cours de Nationalisme intellectuel. M. Louis Dimier est encore le secrétaire général de cet Institut d'Action Française dans lequel M. Jacques Bainville a enseigné, ainsi que M. Pierre Lasserre. Y verrons-nous M. Deherme? Pourquoi pas? Quant à la Restauration, il est assez palpable que la plupart des imperfections de l'heureux mouvement commencé vers 1900 ont tenu à l'absence de l'enve- loppe politique suffisamment protectrice et de la direction politic[ue armée des moyens puissants de l'État : nous n'avions pas d'« État » comparable à l'État germain, et bien peu comprenaient qu'il fallût com- mencer par en avoir un. IX Lk RÉPONSE DE QUINTON Novembre 1902. Le ^ïercure de France du 1*^' novénîbre poursuit la publication de sa belle enquête sur" l'influence allemande. C/est le tour des sociologues, des écono- mistes, des biologistes. Deux ou trois mots sont à glaner dans certaines réponses avant d'en arriver à citer l'essentiel. M. Durkheim, juif, métèque, dreyfu- sien et, naturellement, haut dignitaire de notre Uni- versité, écrit : (^ Personnellement, je dois beaucoup aux Allemands. C'est en partie à leur école que'.... A leur contact j'ai mieux compris V exiguïté des con- ceptions de l'école française..., » Etc. ! — M. de Lapouge, nationaliste et vieu?£ Français, attribue ï l'incontestable infériorité de la culture française pendant le dix-neuvième siècle » à deux causes, dont la première est, dit-il, « la destruction des universités par la Révolution ». — M. Anatole Leroy-Beaulieu fait son métier de libéral et déraisonne à propos des « doctrin<>s de haine ». — M. Henri Mazel, non Sans justesse, distingue entre la théorie et la pratique : si, théoriquement, nous égalons ou nous surpassons nos voisins, ils auraient de bonnes leçons à donner dans l'ordre des faits à nos politiciens, qui, il est 8 114 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. vrai, en reçoivent de telles du monde entier. — Pour M. Armand Gautier « les grands hommes sont de tous les pays ». Cependant la France aurait presque l'avantage pour « la profondeur et la clarté des con- ceptions » ; mais la science allemande est mieux organisée, mieux outillée que la nôtre. (Ceci est l'avis général.) — M. Giard s'élève contre la renais- sance du néo-kantisme en Allemagne, mais il passe à côté d'intéressantes vérités, qu'on trouvera plus loin développées avec une vigueur extrême. — Le D' Grasset déclare que « l'esprit scientifique fran- çais n'a rien à emprunter à personne pour la mé- thode et la synthèse », remarque intéressante qu'il eût valu la peine d'éclaircir, de fortifier par des preuves. (Patience, nous y arrivons.) — M. Hallion, chef de laboratoire au Collège de France, trouve le terreau intellectuel en Allemagne inférieur au ter- reau franrais, mais de beaucoup mieux cultivé. — Le docteur Hartenberg se plaint du manque d'ordre particulier à la science allemande. (Mais ce qui n'est pas ordonné, ou ce qui est mal, peut-il être appelé science? « Connaissance » est un mot qui suffirait bien.) — Le D' Le Bon se plaint des « méthodes livresques et mnémotechniques des Latins ». M. Edmond Perrier suggère à son collègue et col- laborateur Giard une intéressante critique de Hsec- kel. — Le docteur Pozzi, sénateur radical, ne manque pas de dire que « la science n'est ni française, ni allemande, ni anglaise; elle est mondiale désormais » et cela ne l'empêche pas d'appeler Pasteur » le grand Français ». A la bonne heure. Mais voici la réponse de M. René Quinton, assis- LA FIERTÉ. 115 tant du Laboratoire de Physiologie pathologique du Collège de France. Je n'ai pas à caractériser ici ses recherches profondes, ses vues perçantes, ses inductions pleines de lumière sur les origines et le développement de la vie dans l'univers. Ce jeune savant français a parlé dignement, méthodiquement, du génie scientifique de sa patrie. 11 faut lui laisser la parole. Tout ce que je peux faire aujourd'hui sera d'inviter le lecteur à faire effort, non d'atten- tion (ceci est parfaitement clair), mais de réflexion et, s'il le peut, de mémoire. Nous manquons de fierté nationale en ce moment-ci. Ceci peut relever un peuple pour l'éternité : « Vous me faites l'honneur de me demander ce que je pense, au point de vue général, et, en parti- culier, au point de vue scientifique, d'une prétendue supériorité universelle de l'esprit allemand. Le champ de l'esprit humain est un peu vaste pour autoriser un avis personnel sur la ({uestion générale. Dans le domaine des sciences, un seul groupe, le groupe des sciences biologiques, ne m'est pas complètement étranger : je vous demanderai la liberté d'y limiter ma réponse. « Les principales sciences biologiques sont : la chi- mie, ranatornie comparée, la paléontologie, ht zoolo- gie, V embryogénie, l'histologie, la physiologie, la microbiologie. Or un homme fonde la chimie: Lavoi- sier ; un homme fonde Vanalomie comparée et la paléontologie : Cuvier; un homme fonde la zoologie philosophique : Monet de Lnmarck ; un homme fonde r embryogénie : Geoffroy Saint-Hilaire ; un homme fonde Vhistologie : Bichal ; un homme fonde la phy- 116 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Biologie : Claude Bernard; un homme fonde la micro^ biologie : Pasteur. A Lavoisier, nous devons toutes les connaissances que nous possédons sur la conslitu- lion fondamentale du monde; à Cuvier, les méthodes et les lois qui ont permis la classification des êtres aujoicrd'hui vivajits et la reconstitution de ceux qui peuplaient le globe aux époques disparues; àLamarcq, la grande pensée de l'évolution; à Geoffroy Saint- Hilaire, la notion du parallélisme entre les transfor- mations embryonnaires et les transformations anté- rieures des espèces; à Bichat, la révélation des tissus organiques ; à Claude Bernard, V introduction du dé- terminisme dans les phénomènes physiologiques; à Pasteur, la conception de la maladie, en même temps que la découverte, par la seule induction, de tout un univers invisible. Ainsi les connaissances fondamen- tales sur lesquelles repose notre conception même du monde vivant ont une origine qui est fran- çaise. « Dans le labeur effectué derrières ces pionniers, dans chacune des voies ouvertes par leur génie, l'Allemagne s'inscrit sans doute pour une part fort large : son penchant naturel pour les choses de l'es- prit, ses qualités de méthode, de patience, et aussi l'organisation de ses universités à mode de recrute- ment si rationnel, l'ont dotée d'une admirable pha- lange d'hommes de second ordre, au moins égale à celle que possède la France. Mais la hiérarchie la plus élémentaire ne permet pas de confondre : les hommes de premier plan, les seuls à compter dans l'histoire de l'esprit, ceux auxquels nous devons les grandes vues sur le monde, les grandes généralisa- LA FIERTÉ. 117 lions qui ont donné un sens aux phénomènes, ceux dont l'influence enfin fut capitale, puisque tous les autres n'ont fait simplement que marcher derrière eux, sont (et le fait est des plus remarquables au point de vue ethnique) de nationalité presque exclu- sivement française. Goethe, Darwin seraient seuls à excepter. Encore l'œuvre du premier se réduit-elle à quelques aperçus géniaux, mais insuffisants, que la personnalité de l'écrivain a peut-être seule sauvés (nous n'avons pas compté parmi les grands Français Hameau, dont les intuitions furent cependant autre- ment complètes et serrées que celles de Gœthe); celle du second, au principe de la sélection naturelle, le fond de l'œuvre relevant de Laraarck et de Geof- froy Saint-Hilaire. « Le simple examen des faits nous met ainsi, dans le domaine des sciences biologiques, en présence d'une suprématie incontestable de l'esprit fran- çais. » M. René Ouinlon complète l'élincelant et soHde exposé du fait par un large développement sur les fonctions différentes de l'intelligence en France et en Allemagne : là-bas elle est au service des pas- sions et des intérêts, soit personnels, soit collectifs, ici elle travaille pour la satisfaction d'une curio- sité qui lui est propre, détachée, désintéressée et sans autre objet que le vrai. C'est la thèse de l'in- telligence confondue en Allemagne avec les organes des sens et des passions, mais pleinement dégagée et différenciée chez les Français dignes de ce nom. Pour fonder cette thèse, de lumineux emprunts aux bio- graphies de Racine, Pasteur, Montaigne, Claude lis OUAND LES FRANÇAIS \E S'AIMAIENT PAS. Bernard, Lamarck onl aussi Tavanlage de restaurer l'honneur dû à ces maîtres français*. APRÈS QUATORZE ANS Cette réponse de M. René Quinton a marqué une date brillante dans l'histoire des retours de fierté fran- çaise. 1. Il faut consulter sur ce point l'Essai de M. Lucien Corpechot sur la réponse de M. Quinton et le livre du même les Jardins de l'inteU agence. X UNE REVUE LATINE Mars 1902. Pour le « divertissement de sa vieillesse », dit-il, M. Emile Faguet vient de nous fonder une Rpvue latine. C'est un petit recueil d'une soixantaine de pages et qui paraîtra tous les mois. Je ne puism'em- pêcher de vous la signaler, parce qu'il me semble qu'elle correspond à un état particulier et assez nouveau de l'esprit public. Étions-nous assez ridicules, voici dix ou douze ans, mon cher Jean Moréas, quand nous parlions de traditions classiques de la France, de l'esprit et du goût helléno-latin. M. Brunetière nous répondait fort doctement que le propre du génie français a tou- jours été d'emprunter largement pour restituer au centuple. M. Charles Dejob ne se faisait pas faute d'ajouter à cette doctrine des exemples appropriés. Chacun nous citait pêle-mêle l'influence d'Aristole et d'Ovide au moyen-âge, des deux antiquités à la Renaissance, de l'Espagne et de l'Italie auxvn*^ siècle, de l'Angleterre au xvnr- siècle, enfin de l'Allemagne à l'époque du romantisme. Dans l'élude et dans la discussion de ces influences, on n'introduisait ni critique, ni mesure, ni choix* 120 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. On observait quelquefois le degré de force ou de durée des importations étrangères, jamais le degré de bonheur. Si, par exemple, les pays de Galderon ou du Tasse avaient inspiré des œuvres plus belles que ceux de Pope ou de Schiller, personne ne pen- sait qu'on en dût tenir aucun compte. Des critiques subtils avaient, dans leur riche vocabulaire, deux mots à leur usage : français, c'est-à-dire né et pro- duit en Frctnce; étranger, c'est-à-dire né et produit à l'Étranger. Termes absolus, que l'histoire et la géo- graphie ne tempéraient j)oint. Où était né Virgile? Ne dites pas en Gaule cisalpine, ne dites pas dans le pays d'où la Gaule transalpine a tiré le principal de sa civilisation. Virgile, né hors des frontières de la France de 1789, et ayant employé un autre lan- gage que les Finançais de 1890, était quahfié d'étran- ger au même titre et au même degré qu'Ossian. Même façon péï'emptoire de s'exprimer sur Homère et J. Paul Richter, sur Arioste et sur Milton. Enve- loppés du même litre, ces inspirateurs différents des antiques lettres françaises fournissaient, à eux tous, une argumentation triomphante aux partisans d'une Macédoine nouvelle composée de tous les jargons européens. Est-il vrai que le temps ait l'heureuse vertu de séparer naturellement livraie d'avec le bon grain ? Je n'aurai pas le courage de le penser et, pour une heureuse aventure, d'oublier tant de cas dans les- quels la succession des années n'a fait qu'ajouter à l'incertitude de tout. Ne nous enivrons pas de la liqueur des optimistes et gardons-nous de dire que le vrai et le bon triomphent toujours. La vie est LA FIERTÉ. 121 tcavergéê, çà et là, d'éclairs favorables. Il arrive qu'une vérité puisse avoir, comme disait Dante, S071 cri. Nous vivons dans le temps propice. Nés en J1830, nouê aurions pu crier durant une vie d'homme que le goût national devenait barbare, et que la lumière du nord le corrompait; notre réclamation aurait été tout au moins aussi inutile que celle de l'admirable auteur des Poètes latins de la Déca- dence. Les mêmes paroles, moins fortement dites, mais dites à un meilleur moment, semblent avoir porté leur fruit. Dans son avant-propos, M. Faguet écrit des litté- ratures de l'Espagne et de l'Italie qu'elles « ont toujours et subi l'influence de la littérature fran- çaise, et aussi contribué, plus que toutes les autres, à la formation el au développement de la littérature française. » Cela est dit très naturellement, comme il convient de dire une chose très naturelle. Mais pourquoi nos critiques de 1892 ne s'avisaient-ils pas de ces relations? Et pourquoi était-on traité de rabat-joie, quand on osait les rappeler? J'entends bien que les livres de Tolstoï étaient de grands livres et le théâtre d'Ibsen, un théâtre grand. Mais, d'abord, ces puissances ne gênent point M. Faguet, bien qu'elles ne soient point absentes de son esprit. Il stipule que son latinisme est exempt de toute « animosité à l'égard des littératures allemandes, anglo-saxonnes, slaves et Scandinaves ». Mais il a pris enfin sa chaîne d'arpenteur, comme Pascal voulait que l'on tirât sa montre, et il a dit : Ceci est plus loin de nous que cela; cela, étant plus proche, devra nous toucher comme tel. <25 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Le préjugé contre l'esprit de nos voisins du sud-est et du sud-ouest reste très fort. « L'Europe littciaire intellectuelle et philosophique » les repré- sente « comme étant un peu à l'écart, désormais du mouvement de. la civilisation générale ». Et, lors- qu'elle pense cela de l'Espagne et de l'Italie, « l'Eu- rope » le pense également de la France : la France ne le pense-t-elle un peu d'elle-même? J'ai toujours cru devoir interpréter notre dédain pour les Lettres méridionales comme un secret indice de l'espèce de désamour que nos propres ouvrages, notre goût, notre génie lui ont inspiré dans ce siècle. Comme lasse de soi et même fatiguée d'images fraternelles, la France est allée chercher le plus différent et le plus lointain. On peut bien appeler nécessité cette manie. On peut dire que nous apprenons l'allemand h cause de la philosophie et de l'art militaire et que l'an- glais s'impose parce qu'il règne sur les mers et préside au grand trafic international. Mais des douze ou quinze gamins qui suivaient avec nous les cours d'anglais de M. l'abbé de B..., entre 1880 et 1885; il n'en est pas un seul qui soit aujourd'hui matelot ou négociant et à qui l'anglais ait rendu le moindre service. Pour ma part, la plus grande utilité pratique que cette étude m'ait procuré, c'est de m'avoir initié à la notion de barbarie : la première fois que la grammaire d'Elwall me montra, au détour d'une feuille, le tableau des verbes irréguliers, ces hor- ribles formes saxonnes qui tranchent si curieuse- ment sur la masse à demi latine du vocabulaire LA FIERTÉ. 123 anglais passèrent devant moi comme les Cimbres et les Teutons de Plutarque devant le camp romain, farouches, hurlantes, difformes et sans aucun rap- port avec ce que je sentais. Jamais verbes en mi ne me firent telle impression. De cette étude sans plaisir, avez-vous lire grand profit? Imaginez que nos programmes du bacca- lauréat eussent permis de remplacer l'anglais par l'italien ou par l'espagnol, notre classe de Proven- çaux aurait appris en se jouant des éléments qu'ils n'auraient jamais oubliés, et dont l'utilité écono- mique, politique, morale eût été considérable. Pré- cisément un des collaborateurs de la Revue latine, M. Mérimée, professeur à la Faculté de Toulouse, a développé jadis, à travers d'excellentes brochures, cette thèse. Il ne Ta jamais fait admettre. Les maîtres de l'enseignement lui répondent parfois : — Y pouvez-vous penser! Quoi! l'italien, quoi! l'espagnol au même titre que l'allemand ou l'anglais dans un examen ! Ce sont des langues trop faciles. — Essayez, leur réplique fort bien M. Mérimée qui sait le contraire. On n'essaye pas. Mais le préjugé anglais et le préjugé allemand n'en gâtent pas moins les programmes. En fait, il y a une Picnaissance secrète des peuples du midi. C'est l'ingénieux M. Tarde, si fertile en vues de détail, qui a observé que l'ancien monde latin aurait des chances de revenir à la vie et, par conséquent, à l'empire, lorsque la civilisation moderne éprouverait le besoin de se polir et de s'affiner dans l'ordre de la qualité. On peut former des pronostics d'un autre genre. Le xlx* siècle 124 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. appartint aux nations largement pouvues de bassins houilliers, c'est-à-dire au centre et au nord-ouest de l'Europe. Si, comme tout l'annonce, l'avenir est à la « houille blanche ?>, c'est-à-dire à la force emmagasinée des glaciers, les Alpes et les Pyré- nées décuplent leur valeur qui décuple la nôtre. M. Jules Huret qui parlait dernièrement dans le Figaro de cette imminente transposition des éner- gies, des richesses et des chances avait bien raison d'appeler à ce propos l'action d'une « main puis- sante ». Sans organisation politique, nulle espé- rance de rien utiliser de cela. Nos trésors naturels, nos richesses économiques nous seront arrachés, escroqués, annulés. Mais, comme il y a une tradi- tion littéraire et une tradition philosophique, il y a une tradition politique des peuples latins. Qui sait? Le fait de se fréquenter et de se joindre peut leur rendre quelque conscience d'eux-mêmes, et cette conscience leur parler du passé. Ni en France, ni en Espagne, ni en Italie, non plus qu'en Grèce, l'anarf hie et la révolution ne sont indigènes. Sans doute elles y font aujourd'hui d'amères folies. Il est trop évident que le Midi français se déshonore, depuis vingt ans, par l'étrange sottise de ses sen- timents politiques. Les politiciens le plus bas, les radicaux, les radicaux-socialistes, y sont les plus assurés d'être réélus. Mais nous valons mieux que cela ! L'esprit démocratique est protestant ou juif, il est sémitique ou germain, il ne vient pas de nous, etTaine s'est trompé en l'appelant esprit classique'. 1. Je renvoie pour le développement de cette critique à l'appen- LA FIERTÉ. 125 Les incomparables leçons de science politique pro- fessées par les Grecs, le puissant exemple romain, la théorie des Florentins et la haute pratique de la JMaison de France, ne peuvent manquer de reparaître un jour dans notre pensée. L'empire du Soleil, comme dit ce Mistral qu'il ne faut pas que la Revue latine oublie ', ce lumineux empire est la patrie de l'ordre, c'est-à-dire de l'autorité, de la hiérarchie, des inégalités et des libertés natu- rellement composées, « Orna patrie » disait l'anxieux Leopardi, « je vois les murailles et les arcs de triomphe, et les colonnes, et les citadelles désertes de nos aïeux; mais leur gloire, je ne la vois pas; je ne vois pas le laurier et le fer dont étaient chargés nos pères antiques. '- Ma la gloria non vedo \on vedo il lauro ed il ferre oad' eran carchi I nosti'i padri antichi. Or, fatta inerme, Niula il ffonte e nudo il petto mostri... •> a Maintenant désarmée, tu montres ton front nu et nue ta poitrine. » Mais Leopardi ne désespérait pas de sa patrie. Un Latin ne sait pas désespérer de l'ordre. dice VI de mes Trois idées politiques, Chateaubriand, Michetet, Sainte- Beuve (Paris, Champion). 1. Elle l'a oublié aussi complètement que possible. XI LE TIEN ET LE MIEN DANS NIETZSCHE» Janvier lyOÔJ Vers 1890 el IS'Jl, nous étions quelques-uns, nous étions au moins un, à penser, à songer, à sentir de la façon qui tend à devenir assez générale. En littéra- ture, en philosophie, en religion, en art, en morale et en politique, tantôt par-dessus et tantôt par-des- sous les anciens classements de confession ou de faction, certains goûts et certains dégoûts se pronon- çaient alors, qui se répandent et gagnent de plus en plus. Nous disions par exemple que la démocratie est un abominable renversement qui choque à titre égal le bon sens, la raison et l'intérêt bien entendu des particuliers et des peuples. Le Romantisme nous paraissait une grande erreur; la Révolution, une sottise profonde. Nous écrivions que la littérature française était, comme la France, une œuvre d'art, et d'un art aristocratique, en ce qu'elle émane de la plus haute tradition du genre humain, en ce qu'elle ligure l'elfort continué d'une longue élite historique 1. \ propos de la Morale de Xielische, par Pierre Lasserre, librairie du Mercure de France. LA FIERTÉ. 127 Croyants ou non, nous avions plus que du respect, nous avions de l'amour pour l'œuvre de l'Église, difTérant en ceci de nos devanciers romantiques, qui, même dévoués à ce qu'ils appelaient la parole du Christ, refusent toute confiance et même toute justice aux prêtres de cette parole. Le Protestan- tisme nous ennuyait. L'idée toute récente de la Liberté infinie nous paraissait la tare même du monde moderne, préjugé dérisoire qui ne pouvait qu'enfanter de mauvaises mœurs; sous prétexte d'échapper à la servitude, les hommes d'aujourd'hui nous semblaient devenus les esclaves du monde ina- nimé qui les entoure et qui les détermine à chaque moment. Nous disions : « Il leur pèse de durer dans « leurs propres résolutions car ils redoutent d'être << esclaves, et c'est l'être en quelque façon que « d'obéir à soi, d'exécuter d'anciens projets, d'être « fidèles à de vieux rêves. Ils se sont affranchis « jusque de la constance, et l'univers entier les sub- « jugue chaque matin ». Qu'on me pardonne de noter ces échos de notre jeunesse. Ils ne valent point par eux-mêmes, mais par la suite des événements intellectuels qui les ont, à certain égard, approuvés et continués. La mode était, en ce temps-là, aux écrivains et aux artistes, septentrionaux. Sans méconnaître le démon brutal ou subtil qui les agitait, nous avions soin de dire que ces gens-là n'avaient que d'assez mauvais exemples à nous donner au point de vue esthétique et que au point de vue moral ils nous dégradaient. L'orgueil dibsen, la pitié de Tolstoï, la frénésie de Swinburne, l'idéalisme sensuel qui anime toute la 128 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. philosophie de Wagner, le tâtonnement de Maeter- linck, toutes ces théories, toutes ces impulsions qui prétendaient à la conduite des mœurs ou du goût nous paraissaient dénuées d'ordre et de mesure, nous en appelions des divagations de TEurope à la loi d'harmonie qui vole d'onde en onde sur la face de notre Mer. A l'unique nous opposions le com- posé ; à l'amorphe, le figuré ; à l'indéfini, le fini. Nous voulions rétablir « la belle notion du fini ». « N'ex- « ceptons la Divinité, ni même les amours. Ils ont « leurs points extrêmes et au delà, se dissocient. « Définitions certaines, comme chantèrent nos « poètes, et justes confins hors desquels s'étend un « obscène chaos. » Nous percevions donc clairement, nous expri- mions, non sans violence, quelle laideur se cache sous les formules du sentiment ou de la pohtique d'alors. Et nous remarquions le danger public enve- loppé dans cette idylle humanitaire, si doucereuse en apparence. Excès de sensibilité, répétions-nous. La sensibilité n'est pas une règle, puisqu'elle est le fait à régler. Et nous ajoutions aussi, pour d'autres erreurs en cours : excès de rigueur. La règle ne consiste pas à tuer, à détruire, ni à anéantir le sujet qu'elle doit, au contraire, développer en le mainte- nant dans sa voie. Moralement, politiquement, litté- rairement se dessinait ainsi une doctrine de la force et de la discipline naturelle que cette force doit recevoir pour abonder en elle-même, se multiplier et briller. Or (c'était en octobre 1891), un de ceux qui se LA FIERTÉ. iiO sont appliqués depuis à éclaircir cette doctrine ainsi déjà toute formée et à en extraire les conséquences naturelles, puis à la répandre aussi loin et aussi profondément que possible, rencontra une jeune dame presque aussi réputée pour la vivacité d'un esprit bien français que pour sa connaissance des lettres universelles. — Hé quoi ! dit-elle au premier mot, mais c'est du Nietzsche.... Et comme mon ami, s'objectant en silence qu'il faut dire de la nichée et non du nichée, se demandait avec un peu d'inquiétude, le sens exact d'un tel discours, la dame fît un geste d'étonnement profond : — Vous ne connaissiez pas Nietzsche* ! Notre ami fut initié aux beautés alors ignorées du nietzschéisme, que différents articles de la Revue Bleue et de la Revue des Deux Mondes^ com- mencèrent à dévoiler deux ou trois mois plus tard. Le Cas Wagner fut traduit en J893. Sans sympa- thiser avec Nietzsche, nous pûmes entrevoir que le barbare avait du bon. Une foule de traducteurs s'attachèrent à faire passer dans notre langue non point seulement les idées, mais le style de ce Sarmate ingénieux et pas- 1. En 1891, Mme X..., personne fort instruite, curieuse et fine, no pouvait pas entendre un jeune Provençal, élève de Mistral, parler de revenir aux doctrines de son berceau sans concevoir instantané- ment que l'initiative devait être de Nietzsche. Tel était l'air du temps. L'atmosphère germanisée avait cette cou- leur. 2. Quelques-uns de ces articles furent entachés de faux. Un métèque avait défiguré Nietzsche. Un Israélite, M. Daniel Halévy, daûs le Banquet, rendit à Nietzsche sa vraie figure. Il ne manque à la France qu'un bon gouvernement pour utiliser toutes les valeurs contenues dans sa population, même étrangère, même ennemie. 430 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT|PAS. sionné. Je tiens à dire que, de tous, M. Henri Albert me semble avoir été le plus persévérant. Grâce à lui ont paru successivement, au Mercure de France : Ainsi parlait Zarathoustra, Aurore, le Crépuscule des idoles, le Gai savoir, la Généalogie de la morale, Humain trop humain, V Origine de la tragédie, Par de là le bien et le inal, le Voyageur et son ombre, plus un volume de Pages choisies. Presque tous ont eu de trois à cinq éditions. Des philosophes jeunes ou vieux s'attachaient d'ailleurs à les commenter : M. de Roberty, M. Edouard Schuré, surtout M. Henri Lichten- berger, peut-être le plus sincère en même temps que le plus lucide de ces premiers commentateurs. M. Lichtenberger appartient je crois, ou, pour mieux dire, j'en suis sûr, au protestantisme et Nietzsche, engendré d'un pasteur protestant, a traité la Ré- forme à peu près comme il a traité son Allemagne natale : sans complaisance. Ce nonobstant,^ M. Henri Lichtenberger a fait des efforts méritoires pour comprendre et pour expliquer une pensée qu'il ne pouvait s'empêcher de trouver impie. Mais l'impiété a son vertige et son attrait « lumineux », disait Bau- delaire en vrai Lucifer. J'aime à songer que son com- mentaire de Nietzsche eut, pour M. Lichtenberger, le goût du plus délicieux des péchés. Mais que d'efforts et d'astuce pour tirer son auteur un peu plus près de lui et se justifier avec lui! Mais enfin, M. Pierre Lasserre est venu, M. Pierre Lasserre, c'est-à-dire, comme Malherbe, un écri- vain^à notre mode en un temps où les modes Iran- LA FIERTÉ. 131 çaises ne sont plus seulement italiennes ou espa- gnoles, ce qui les dépaysait peu, mais anglaises, mais allemandes, moscovites, hollandaises et Scan- dinaves. M. Pierre Lasserre est aussi versé que n'importe qui dans la philosophie, la littérature et la langue de l'Allemague ; mais, né de père et de mère français, de père et de mère catholiques, animé en politique et en religion du sentiment héréditaire, cultivé conformément à sa tradition, adhérent de V Action française , portant dans le plaisir et l'aven- ture esthétique le goût de la vraie France et de la vieille France, il peut ainsi faire pour nous une exacte mesure de la valeur de Nietzsche et de son influence, dissiper nos préventions, si nous en avons, éclairer nos préjugés et aussi tempérer des enthou- siasmes qui seraient fous. A priori, j'avais en M. Pierre Lasserre tant de confiance que j'attendais de lui la solution du gros problème qui se pose dans mon esprit au seul nom de Frédéric Nietszche. — Tout ce qu'il y a de bon, d'ordonné, de hiérar- chique, nous le trouvons d'avance, exprimé en des termes infiniment meilleurs dans la série fran- çaise, latine et grecque : nous l'avions découvert sans lui, du temps qu'il n'existait, à aucun degré pour nous. Taine, le seul Français qui le connût un peu et dont nous eussions reçu la leçon, avait fait le meilleur de son œuvre quand il le rencontra et n'était plus à l'âge où l'on subit les influences. Inutile à nos maîtres, il l'est aussi à nous. Je ne parle que du bon Nietzsche. Mais il existe un Nietzsche détestable; c'est celui dont nous distin: 132 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. guions dès 1894 «l'effroyable désordre » intellectuel, « l'anarchisme orgueilleux », la bizarrerie et finale- ment la folie. Mon cher Lasserre, il me paraît qu'ici le calife Omar a raison : nous devrions brûler une moitié de Nietazche comme inutile et son autre moitié comme dangereuse. De grâce, expliquez-moi comment il se fait que vous n'adhériez point à ce sentiment. Ce n'est point par douceur ni par béate tolérance. Vous avez l'esprit trop bien fait pour douter qu'il faille jeter certains livres au feu. Dites-moi vos grandes raisons.... Avant de publier sa Morale de Nietzsche, Lasserre nous avait exposé, à la fin d'un article du Mercure, une ébauche de ces raisons. Il avait esquissé à titre d'argument le « beau visage » contracté et doulou- reux de son auteur, et cette raison ne manquait certes pas de force. Son raccourci plein de vigueur montrait un Allemand en révolte contre une tradition qui fera la honte des Allemands, un romantique acharné à se délivrer du romantisme héréditaire, un protestant tout accablé du protestantisme natal, s'efforçant de le briser d'un tour de rein comme une pierre de tombeau, un anarchiste à la fois captif et maître de l'anarchie qu'il a dans le sang. Beau .spec- tacle de tragédie.... En admirant l'explication, j'avais peine à la recevoir. Heureusement Pierre Lasserre vient de la compléter. C'est par là que son livre méritera d'être appelé un bon livre, un livre excel- lent. Un mot de la première page donne un premier Irait de lumière, Nietzsche y est appelé « grand psy- chologue » et cette qualité, mise en bonne évidence, LA FIERTÉ. 133 fait comprendre l'influence qu'a obtenue Frédéric Nietzsche sur des esprits de la pure race française. Ses maximes sont brutales, son ton de lyrisme est épileptique, ses divagations prosaïques sont souvent d'un lourdaud, mais Tobservalion psychologique est profonde. Elle va loin dans l'âme et, à travers mille maladresses, elle atteint des faits vrais et des faits cachés. Elle émeut donc ceux qu'elle touche en ces replis mal éclairés, placés aux racines de l'être. Cer- taines remarques de Nietzsche obligent à l'examen, à la réflexion, puis au combat contre soi-même et souvent à de grands retours. Aussi qu'arrive-t-il? i\I, Pierre Lasserre se confesse et confesse les meilleurs de son âge et de son pays. Son héros, dit-il, « nous a surtout aidé ainsi que maint autre de notre génération à rentrer en jouis- sance de certaines vérités naturelles ». Ces vérités sont « beaucoup plus vieilles que lui », mais son œuvre, et la fièvre intellectuelle qu'elle suscite, « peut être communiquée avec fruit à des intelli- « gences bien nées, mais profondément contaminées « par les sophismes sur lesquels la critique de « Nietzsche exerce faction la plus corrosive. » Oh! M. Lasserre ne cache pas qu'il partage quel- ques-unes de nos répugnances. Il note chez l'auteur de Zarathroustra un « contraste entre le fond « des idées, classique, positif, traditionnel, et le ton « dont l'ardeur va souvent jusqu'au sarcasme ». « Un conservateur qui parle comme un révolté, un « Attique, un Français par le goût, avec des bruta- « lités et de rudes moqueries d'Allemand », voilà le portrait de ce fameux guérisseur des jeunes Fran- 13i QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. çais. Mais quoi! Ceux-ci, germanisés et anarchisés jusqu'aux moelles, trouvent précisément en lui le langage et le ton qui leur est proportionné. Il ne s'agit pas de leur asséner Racine, de force, mais bien de leur donner envie de le rouvrir. Pour cela, le Nietzsche est parfait, M. Lasserre écrit en termes excellents : L'anarchie.... On peut dire que le but de Nietzsche, ça été de démasquer, de forcer à reconnaître le vice anar- chique dans la plupart des principes et des sentiments dont l'époque moderne s'enorgueillit, comme de ses plus nobles conquêtes morales et qui en font comme l'air respirable ou irrespirable. La philosophie ou mieux la psychologie de l'anarchisme est donc, dans l'œuvre de Nietzsche plus qu'un article im- portant. Elle est le centre et la source de tout. Elle fera l'objet propre de ces pages où l'on s'élonnera peut-être de ne pas trouver le ton froid et « impartial » de l'exposé cri- tique. Mais pour nous comme pour un certain nombre d'hommes de notre génération, le Nietzschéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant. L'audace de Nietzsche, mise au service des conclusions qu'allait nous imposant de plus en plus l'expérience des idées modernes et de leurs fruits, ont surtout activé et enhardi notre libération intellectuelle. Il faut retenir les six derniers mots. Ils sont déci- sifs ; -pour ma part, ils me persuadent : non seule- ment ce Frédéric Nietzsche a du bon, mais il peut être utile. C'est un auxiliaire. Ce peut être une autorité. Quelques textes de Nietzsche ou de son commen- tateur vont illustrer cette impression d'ensemble. Je les citerai un peu au hasard, et cette absence de méthode ne peut être blâmée à propos d'un auteur d'aphorismes sans lien. LA FIERTÉ. 135 ... L'homme moral, c'est donc l'homme discipliné, châtié, maître de soi. (Lasserre). ... Nietzsche n'accorde presque aucune part à la nature dans la moralité. Pour lui toute espèce de moralité est non seulement dans ses principes généraux, mais surtout dans ses particularités délicates et] vraiment distinctives, une œuvre du discernement, de l'application et du soin, une culture.... Les moindres nuances de sensibilité et d'esti- mation morale, sous-entendent tant d'expérience humaine!... Tout ce qui rehausse l'homme ou le pare — depuis les hé- roïsmes, les loyalismes, les nobles et chimériques fidélités, jusqu'à la politesse et aux bonnes manières — est un acquis de l'art humain. La première œuvre d'art de l'homme, c'est l'homme. (Lasserre.) M. Pierre Lasserre ajoute : Comment concevoir une masse humaine, où les [faibles, les manques, les impotents, les malades» ne domineraient pas? C'est une donnée élémentaire. Les forts, les biens nés, les bien centrés sont toujours un très petit nombre. Mais voici le monstre qui parle : '< L'essentiel et l'inappréciable dans toute morale, c'est « qu'elle est une longue contrainte; pour comprendre le ■■ sto'icisme ou Port-Royal ou le puritanisme, il faut se sou- « venir de la contrainte qu'il fallut imposer à toute langue « pour la faire parvenir à la force et à la liberté : contrainte " métrique, tyrannie de la rime et du rythme. Quelle peine « les poètes et les orateurs de chaque peuple se sont-ils .. donnée — sans en exempter certains prosateurs de nos « jours, qui ont dans l'oreille une inflexible conscience — « pour une absurdité, comme disent les malheureux utilitaires « qui se croient avisés — par soumission à des lois arbitrai- •' res, comme disent les anarchistes qui se prétendent ainsi .. libres, libres-penseurs même ! C'est au contraire un fait « singulier que tout ce qu'il y a ou tout ce qu'il y avait sur " terre de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de .. sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée ou dans la " façon de gouverner, dans la manière de dire ou de per- .. suader, dans les actes comme dans les mœurs, ne s'est « développé que grâce à la tyrannie de ces lois arbitraires ; « et sérieusement, il est probable que c'est précisément cela 136 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. • qui est nature et naturel, et nullement ce laisser-aller. Le .< principal, an ciel et sur la terre, semble-t-il, et pour le dire « encore une fois, c'est dobéîr longtemps et dans la même « direction; il. en résulte toujours quelque chose pour quoi •' il vaut la peine dé vivre sur la terre, par exemple la vertu. « l'art, la musique, la raison, l'esprit, — quelque chose qui " transfigure, quelque chose de raffiné, de fort et de divin ■> (Nietzsche). L'art classique est l'art des maîtres (Lasserre). '■ Ce seront toujours les natures fortes, dominatrices, qui « sous ce joug, dans cette tenue et cet achèvement résul- ■< tant d'une loi qu'on s'impose à soi-même, éprouveront leurs .. plus fines jouissances ; la passion qui anime leur très puis- « santé volonté éprouve un soulagement à la vue de toute « nature soumifte à un style, de toute nature domptée et faite « sei'vante même lorsqu'ils ont à construire des palais ou à « établir des jardins, il leur répugne de donner à la nature « libre carrière. » (Nietzsche.) L'art véritable agit fortement, mais sans violence, il a la décence dans l'enthousiasme: il a la clairvoyance et l'équi- libre dans l'ivresse, il saisit, il terrifie, mais sans oppresser physiquement; il a l'élan, mais sans la frénésie; le charme caressant et voluptueux ne lui est certes pas interdit, mais il l'enveloppe de je ne sais quelle volupté brillante, il reste clair et serein jusque dans l'orageux et le passionné, suave jusque dans le cruel. Les larmes quil fait couler sont les larmes du cœur. (Lasserre.) Il y aurait une intéressante comparaison à établir et à poursuivre entre les textes de Frédéric Nietzsche que j'ai pris la peine inutile de placer entre guille- mets et la version du critique français. Celle-ci est claire et charmante. Presque toujours; ceux-là sou- vent durs, escarpés et comme contradictoires à l'idée même qu'ils nous révèlent. Que cela est brutal! s'écrie Maurice Barrés après avoir cité du Nietzsche dans Scèjies et DorArines du nationalisme. Brutal, dur, extravagant et même insensé, voilà des épithètes qu'à chaque instant nous arrachent ses contorsions. Le bon barbare qui est dans LA FIERTE. 137 Nietzsche ferait parfois rougir des très hautes leçons qu'il a prises chez nous et qu'il n'a com- prises que par endroits. Gela est tout à fait sensible dans sa politique, et M. Pierre Lasserre, encore bienveillant, jadis enthou- siaste, propose un amendement. Je veux citer cette correction, elle éclairera le sujet. Nietzsche a plusieurs fois écrit qu"un peuple, une race, — à les considérer matériellement comme suite de généra- tions, foison d'anonymes — ne sont que la matière gâchée par la nature en travail de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet athée qu'est Nietzsche un reste de romantisme et d'esprit reli- gieux, un goût de sang, de victimes et la manie de la jus- tification. Pourquoi les grandes âmes, les royales intelli- gences, les sociétés choisies où s'entretient la fête des délicates et belles mœurs, ne seraient-elles pas la parure d'une nation qui ne s'est pas sacrifiée, mais a trouvé son profit à les produire. C'est encore une idée d'Arislole que le plaisir résulte d'une activité conforme à la nature ou plutôt qu'il s'y ajoute comme à la vigueur de l'adolescence sa lîeur. On pourrait dire pareillement que, dans la Cité, le beau s'ajoute de lui-même à l'utile Les Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la hiérarchie naturelle des hommes ce double avantage de procurer le bien-être géné- ral et de permettre à une élite les plaisirs de la contem- plation'. Cette doctrine est assurément aristocratique, mais non pas au sens féroce ou dédaigneux. Assurément j'aurais voulu citer tout le passage. Il faut en retenir, dans tous les cas, deux fortes directions de pensée. Les Grecs trouvaient^ dit M. Pierre Lasserre, et, plus haut : Cest encore une idée d'Aristote.... Nietzsche, mais Nietzsche corrigé 1. Nous disions dans le même sens en 1891 : les serviteurs ont autant d'intérêt à être commandés que les maîtres à être servis. 138 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. et épuré, un Nietzsche fort supérieur est ainsi con- tenu dans la tradition d'Aristote et dans l'héritage de Sophocle et de Phidias. Tour à tour les Grecs, les Romains, les Italiens, les Français ont enrichi le trésor des acquisitions séculaires. Il est même impropre de dire que Nietzsche nous les ait le moins du monde rappelées. On les trouverait telles quelles dans tous les opuscules, articles et disserta- tions politiques d'Ernest Renan, qui netait pas mort en 1890 ou 1891 et qu'Anatole France conti- nuait alors brillamment. Ces deux maîtres avaient disposé plusieurs d'entre nous à concevoir l'Univers comme « une immense réciprocité de services », à dire : « c'est servir, qui est le premier dans les « cœurs », l^et finalement à nier le fantôme d'une Liberté sans raison. M. Pierre Lasserre me pardonnera d'insister. Je pense qu'il y a comme un intérêt national à faire expertiser que nous sommes chez nous dans nos doctrines morales, esthétiques et politiques. Malgré ses outrances, ses grossièretés et ses cuistreries polissonnes, ce Germain demi-slave sera le bien venu dans l'enceinte sacrée de l'antique École française ; mais, si l'on veut le faire apparaître en docteur, il convient de rappeler ses porte-parole au juste sentiment du tien et du mien. XII SI L'ANARCHIE EST FRUIT LATIN Août 1900. On a dit el écril beaucoup de sottises à propos de l'assassinat du roi d'Italie; les pleureuses de notre presse ont pu s'en donner à cœur joie. Est-ce qu'il ne serait point temps de réfléchir? Et, après avoir fourni au public de quoi l'émouvoir, l'attendrir, le surexciter, ne conviendrait-il pas de lui offrir de quoi penser ? Il y a toujours eu des régicides. Il y en aura tou- jours. Peu de phénomènes sont plus vulgaires, en histoire, que celui de l'assassinat politique.' La pourpre est le linceul naturel des puissants du monde, qu'ils soient rois ou présidents d'une Répu- blique, doges ou sénateurs, simples députés, finan- ciers vulgaires. C'est leur risque professionnel, et, comme [le disait avec héroïsme et rondeur la dernière victime, « c'est le casuel du métier ». On changera beaucoup de choses dans le train général du siècle : il faut avoir l'esprit aussi simple qu'un philosophe républicain ou qu'un historien démo- crate pour se figurer que l'on changera celle-ci. Elle fait partie de la structure essentielle de l'uni- vers. A peu près sans conséquence dans| une monar- 140 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. chic héréditaire où, quand le roi est mort on crie : Vive le roi! cet accident, ce crime est partout un fait normal : les révoltés de tous les pays et de tous les temps visent à la tête. La sagesse des princes, aussi bien que leur inté- rêt, leur fait un devoir de prévenir les révoltes et de diminuer, dans la mesure du possible, les motifs de mécontentement; mais ni prince ni roi, nul homme ne se flatte de pouvoir agir à coup sûr et, comme disait Bossuet, il reste que «les peuples sont plaintifs de leur nature ! » Les causes du mécontentement italien seraient sans doute intéressantes à examiner : j'en laisse à d'autres le travail et le plaisir. Je voudrais insister, pour ma part, sur le point anormal de cette ques- tion générale : pourquoi et comment le mécontente- ment de l'Italie moderne prend-il la forme de l'anar- chisme? C'est une espèce de paradoxe. C'est un scandale ethnographique. Il est paradoxal et il est scanda- leux que des cerveaux latins puissent un seul ins- tant s'arrêter à une conception qui est bonne à exciter l'encéphale amorphe et rudimenlaire d'un Kropotkine ou d'un Bakounine. La Grèce ancienne avait apporté au monde l'ordre intellectuel, les me- sures de la raison et toutes les disciplines de la science : la Rome antique établit pour jamais les principes de Tordre administratif et politique, et, lorsque les barbares eurent inondé les frontières de Tempire romain, ce génie de l'ordre devint, de tem- porel, spirituel : Rome donna cet incomparable gou- vernement des esprits et des cœurs, cette haute LA FIERTE. 141 discipline des sentiments les plus délicats, les plus libres, cette administration visible et sensible de la mysticité, que nous appelons le catholicisme. OEuvre excellente et œuvre propre des latins, héritière con- sciente et légitime de l'hellénisme, l'Éghsc catho- lique a été, vingt siècles durant, le vaisseau de l'Or- dre civilisé, où se conservaient la plupart des semences de progrès pour le genre humain. Je n'insiste pas sur les effets de cette archie hel- léno-latine dans la morale, dans la poésie, la philo- sophie et les arts. Les langues même des grands peuples civilisés sont affectées de ce caractère de l'ordre. Quand, donc, les compagnons de l'anarchie péninsulaire psalmodient dans leurs réunions des couplets, comme celui-ci que l'on nous citait hier : Pugnam\ pugnam\ piignamo Per Vanarchia... Combattons, combattons, combattons Pour l'anarchie, c'est, pour l'oreille bien apprise, choc et heurt dou- loureux, comparable à l'effet d'un mauvais hiatus dans la suite d'un beau poème. La noble langue ita- lienne souflVe d'être livrée à de si dégoûtantes pensées. L'Italie anarchiste, quelle contradiction! Italie qui ne serait plus Italie! Que dirait le Père de sa poésie moderne, qui est aussi l'ancêtre de la Jeune Italie, l'Altissime poète qu'une sainte rage enflamma contre toutes les confusions : cinq siècles avant Gœthe, il préférait hautement aux désordres une injustice et soumettait au plus affreux supplice de son « Enfer », au supplice de Judas même, Cassius 142 QUAND LBS FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. et Brulus, les meurtriers de Jules César! Certes, referait, dans un autre sens, infiniment plus grave, le célèbre sarcasme contre la servitude de sa patrie. Mais il tâcherait d'expliquer ce nouvel esclavage intellectuel par la prédominance de quelques-unes de ces ab&urdes sectes vaudoises ou cathares qui pullulaient encore de son temps, et, la Bible à la main, niaient la légitimité de toutes les puissances. Or, cette hypothèse de Dante ne s'éloignerait pas beaucoup de la simple vérité. L'Italie avait eu sa crise d'anarchisme en plein moyen âge, et, par la vertu d'un beau sang, elle en avait généreusement triomphé. L'esprit catholique avait donc prolongé un illustre règne de l'Ordre jusqu'à la Renaissance. A ce moment précis (1517), commença bien loin d'Italie l'agitation de l'anarchie luthérienne. Préservée de cette misère et de cette honte, comme l'Espagne et comme la France, l'Italie, put jouir encore de deux grands siècles. Et la pros- périté se fût continuée sans doute, avec les hauts et les bas inséparables de la condition humaine, sans notre Révolution. Mais celle-ci renouvela l'assaut de la Réforme contre l'héritage latin. Idées libérales, idées humanitaires, idées révolu- tionnaires, idées juives, idées suisses, de quelque nom qu'on les décore ou qu'on les offense, les pré- tendues « idées françaises « n'ont pas dévasté seu- lement notre pauvre patrie. Elles ont désorganisé "bien des peuples de notre clientèle ou de notre sang. Elles ont déchaîné cinquante ans de révolution espagnole. Elles ont jeté en Italie, dès l'époque du romantisme, c'est-à-dire dès Manzoni, tous les LA FIERTE. 445 germes de ce désordre d'aujourd'hui. De ce libé- ralisme à l'anarchisme de Caserio, de Luccheni, d'Angiolillo et de ce misérable Bressi, il y a pro- gression logique, développement continu. Les idées de la Révolution dite française (contre lesquelles toutes nos hautes traditions protestent avec horreur) ont absolument dénaturé le monde latin. Le Latin, qu'il soit Italien, Français ou Espagnol, perd dans 1 Révolution sa raison d'être et ce qui fit jadis son rang dans l'univers. Il oublie la voix de Virgile, messagère de son destin : Tu regere imperîo populos... Il accède aux dogmes barbares de la forêt ger- maine et du désert hébreu. Pendant que la puissance juive et la puissance germanique, toutes deux dédai- gneuses de leur premier principe révolutionnaire, se développent à la faveur de tel principe latin qu'elles ont appliqué, la puissance latine s'énerve et se dissout au toucher du principe judéo-germanique dont elle est devenue la dupe et le jouet. D'une haute civihsation, nous plongeons, enfants de la Louve, à l'impure sauvagerie. Les Slaves, eux aussi, sont détraqués par leur cul- ture trop spécifiquement allemande. Mais eux, n'avaient rien dans leur berceau qui les en dût garder et l'extrême jeunesse de leur race, la fraîcheur de leur intelligence les destinait peut-être à subir en parti- culier l'ascendant des « critiques » ou plutôt des déné- gations aussi sommaires qu'universelles dont la gau- che hégélienne de la première moitié du xix« siècle a 144 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. rempli son école et nourri les étrangers qui la fré- quentaient. Comme l'a marqué un bon et pénétrant analyste, M. Th. Funck-Brentano^ les < données » font défaut à l'incomparable bonne foi des peuples slaves pour exercer une critique vigilante sur les illusions de cette métaphysique sociale et politique : « cerveaux admirablement disposés à tout appren- dre, à ne rien juger que par l'impression concrète de leur idée simple... »; « enseignez à un Russe une formule abstraite quelconque, ou bien il ne comprendra pas ou bien il en fera aussitôt une idée simple, tout comme l'enfant qui demande la Lune ; ces excès religieux, administratifs et doctrinaires des Russes, tiennent uniquement à la jeunesse de leur pensée, à l'énergie de leur conception sponta- née ». Bref, ce qui leur manque, c'est la réponse au l^ourquoi pas? Pourquoi ne pas mettre toutes les impulsions humaines en liberté? Pourquoi ne pas réduire toute la planète en morceaux? Ils souffrent d'une initiation trop rapide à de vieilles erreurs rendues inoffensives en Allemagne depuis 1848, mais dont rien ne les préservait, eux. Le malheur de l'oc- cident latin résulte de la cause inverse : l'anarchie des barbares nous décompose parce que nous nous somme laissé tirer de notre ordre civilisateur his- torique. Aux Français qui ont fait le mal, lorsqu'ils ont laissé faire leur inepte Révolution, devrait revenir la charge de le défaire. Mais ils le déferont très certai- , 1. Les Sophistes allemands et les Nihilistes russes. Paris, Pion, 1887. LA FIERTÉ. 145 nement, s'il existe encore des Français dans un demi-siècle. APRES SEIZE ANS Le relèvement de l'esprit politique latin aux dépens de la démocratie libérale et du socialisme anarchique s'est produit tel que nous l'avions souvent désiré, non seulement pour l'Italie, mais même en Espagne où l'assassinat de cet autre martyr de l'autorité, le grand Canovas del Castillo, trois ans moins quelques jours avant celui du roi Humbert, avait mis en deuil tout ce que l'univers compte d'intelligences respectueuses de l'ordre. L"'énergique successeur de Canovas, M. Antonio Maura, a su depuis constituer un programme tradi- tionnel extrêmement original sur la combinaison de l'autorité centrale et des libertés locales. Depuis, un brillant écrivain conservateur espagnol, M. José Mar- tinez Ruiz, a reconnu les affinités des intelligences conservatrices dans nos deux pays et il a publié toutes ces dernières années, sous le pseudonyme d'Azorin, de très beaux résumés critiques de la doctrine de VAction française, repensée, commentée avec une sym- pathie lumineuse. Enfin, la jeunesse catalane a rendu un précieux hommage à nos idées, en les utilisant dans une ardente propagande opposée au pangermanisme dans l'intéressante brochure que M. Roldan a dédiée à un Catalan de nos amis, Melchior Ferrer, lui-même induit par les idées de l'Action française à contracter un engagement dans notre Légion et qui combat la barbarie sous le drapeau français. L'influence de nos idées en Italie est beaucoup plus ancienne. Elle remonte aux origines du parti na- tionaliste, aujourd'hui si puissant. II y a dix ans et 10 146 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. plus, quand les rédacteurs de l'active et ardente Idea ISazionale, les Coppola, les Corradini, les Federzoni, systématisaient leur pensée en diverses revues toscanes et romaines, les marques d'attention n'étaient pas ménagées à notre. doctrine classique et latine de l'ordre politique et moral. Ces échanges n'ont pas cessé*. Nos deux groupes ont eu d'heureuses occasions de ren- contres par les voyages de M. François Coppola à Paris et de Jacques Bainville à Rome. L'effort réuni de Paris, de Madrid et de Rome, sans oublier de flo- rissantes capitales intellectuelles et industrielles comme Barcelone, Toulouse, Milan éliminera peu à peu toute la chimérique imputation d'anarchisme faite aux grands pays qui ont été les inventeurs et les mainte- neurs du principe de la véritable hiérarchie naturelle. Les mots de M.Salandra en 1915 : « Puisque je parle du Capitole et représente en cette heure solennelle le peuple et le Gouvernement de l'Italie, moi, modeste citoyen, j'ai te sentiment d'être beaucoup plus noble que le chef de la maison des Habsbourg » signifient la réponse de la conscience latine à l'infecte cantilène citée plus haut : Pugnam\ pugnam', pugnamo et à mainte autre sottise plus justement périmée en- core que le vieux millésime de 1900 qui en date la lionte. La haute parole du civis romanvs trouve un écho intelligent partout où s'épanouit « un rameau de notre langue* ». Elle résonne en Portugal, où la jeunesse monarchique s'imprègne de VAclion française, elle résonne au Canada, dans l'Amérique latine, et aussi en Suisse romande et dans ce pays wallon, où nos 1. On peut consuUer sur ces relations la collection de V Action ["ran- rnis,- el le beau livre nouveau de Jocffues Bainville la Guerre et lllalie, i. Mistral. Ode auxlCatalans. LA FIERTÉ. 147 principes ont comnmicî d'être reconnus et ainn^s plusieurs années déjà avant l'invasion des Barbares, et sous une influence que j'ai à cœur de saluer comme l'essence même de la latinité : quelques moines savants et patriotes chassés de France par la démo- cratie sauvage, anarchique, républicaine. LIVRE QUATRIÈME RÉVOLUTION JUSTICE La justice n'a de soutien que l'autorité et la sut)ordination des puissants. BossuET, Polit., I, VI, II. XIII JULES LEMAITRE ET TOLSTOÏ Avril 1899. ]\I. Jules Lemaître ne faisait point d'exagération, je crois même qu'il se tenait en deçà de la vérité lorsqu'il nommait « franchement révolutionnaire » ce roman de Tolstoï dont VÈcho de Paris a com- mencé, l'autre samedi, la publication. La première douzaine de feuilletons ayant paru, il nous est facile de voir à quel point est justifié le sentiment du souple critique. Oui, ce roman de Résurrection tend à persuader que « la société est abominable », qu'elle « repose sur des conventions absurdes ou même criminelles », qu'elle « respire l'injustice comme l'air » et qu'elle « boit l'hypocrisie comme l'eau j». Ainsi parlait ]\I. Lemaître, d'après Tolstoï. Révolutionnaire est trop doux pour qualifier une thèse qui ne censure 150 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. pas telle ou telle société, mais la société elle-même dans son principe : c'est la thèse d'un anarchiste. Je ne sais pas si M. Anatole France, qui est allé fort loin de ce côté depuis quelque temps, irait jusque-là. Un épisode du début avait particulièrement frappé M. Lemaître, c'esA celui dans lequel Tolstoï, pré- sentant des magistrats qui vont au tribunal pour rendre la justice, « nous raconte simplement d'oii « vient chacun d'eux, ce qu'ils ont fait dans la « journée ou dans la nuit précédente et quelles « sont leurs intimes préoccupations ». M. Jules Le- maître déclare que « cela est proprement terrible ». Gela est terrible. Mais quelque chose est plus ter- rible, c'est qu'on se montre curieux de cet emploi du temps. Et quelque chose est plus terrible encore que l'insolente et inutile enquête de Tolstoï, c'est que M. Lemaître, homme d'ordre, défenseur de l'ordre, président de la Ligue des meilleurs défen- seurs de l'ordre, enregistre l'avis donné par Tolstoï absolument comme on ferait d'un arrêt de justice, sans en contester le plus petit mot et avec une forte pointe de complaisance. Voilà! Les jugements des juges sur le siège rendus après débals toujours délibérés et motivés à quelque degré, enfermant par là même une justifi- cation, offrant ainsi certaines garanties contre l'er- reur, relevés enfin, sanctionnés et solennisés par un grave appareil militaire, administratif et religieux, ces jugements, si nécessaires au fonctionnement de la vie commune, n'inspirent au subtil académicien qu'une confiance hésitante, à la merci des hypo- thèses ou des fables d'un romancier; ces jugements RhVOLUTlOiN JUSTICE. loi sont frappés de doute, ces juges de soupçon. Mais le iugement passionné, la sentence insurgée que rend ou plutôt qu'insinue, sans discussion ni démons- tration aucune, ce même romancier, non seulement contre ces juges, mais contre l'ordre entier des judicatures humaines, M. Jules Lemaître s'y associe, l'accepte, le rapporte et le propage sans examen. Ce fruit de l'examen passe sans examen, et l'insurrection ne suscite aucun insurgé ! M. Jules Lemaître ne demande pas au magistrat Tolstoï qui il est, ce qu'il vaut, d'où il vient, ce qu'il a fait le jour passé, où il a dormi la dernière nuit. Il n'examine pas si ce bonhomme (de génie) n'est pas un fou, s'il est digne de foi, si une éduca- tion bizarre, ou une culture incomplète, des lec- tures mal choisies et mal supportées, ou la conta- gion des petites sectes extravagantes qui pullulent en Moscovie, ou quelque défaut naturel de ré- flexion et de sagesse n'ont pas troublé le jugement de ce Juge des juges. Sans précaution contre la magie du talent, sans défiance contre les outrances du fanatisme, M. Lemaître se livre et livre ses lec- teurs; passant tout à Tolstoï, qui ne passe rien à personne, il n'ose piper devant lui. C'est en quoi M. Jules Lemaître se conforme aux usages. Tels sont les privilèges, telles sont les fran- chises de l'anarchiste d'aujourd'hui. Conspirant une perdition universelle, il est, de sa personne, intan- gible et intact; sauf le cas, toujours rare, où il entreprend quelque violence matérielle, aucun tri- bunal ne le cite, aucune police ne le contient, aucun soupçon préalable ne le désigne à la vigilance cora- 152 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. mune, ses instruments de destruction mentale et politique ne sont jamais soumis au moindre essai de contestation. Ce critique fieffé, la critique l'épar- gne, elle est même partiale pour lui, et c'est en sa faveur que se prononce un préjugé social qui devrait, au moin^ dans le doute, profiter à l'intérêt vital de la société. Les gens courbent la tète quand il a fini de parler : — En vérité, quelle belle àme! Ah ! cet homme est meilleur que nous. Eh bien, ce n'est pas vrai. Tolstoï et ses suppôts ne sont pas meilleurs, ils sont pires que le commun des hommes et l'auteur de Résurrection étonnera d'abord quiconque le lira de sang-froid par l'extraor- dinaire faiblesse de son esprit. Bien doué à d'autres égards, il n'a presque point de raison et (là com- mence son indignité morale) il veut instruire, avertir et conduire les hommes comme s'il en avait. Sa misère logique, qui est profonde, faussera donc l'élan généreux de son cœur. La bonté d'un cœur aveugle est cruelle.. Elle prévient les foules, les touche d'une ardeur aussi douce et vive qu'absurde, d'où elle les induit à leur propre calamité. Comme dans l'admirable apologue de La Fon- taine, la Tèle et la queue du serpent, un organe in- sensé, étant devenu maître de l'organisme entier, en détermine bientôt la perte. Et, dit le sage fabuliste : Malheureux les États tombés dans son erreur ! Ne craignons pas de leur donner de l'amour- propre : confessons que ces ennemis de l'État, de tous les États, sont redoutables encore que fort médiocres et peu nombreux. Car, s'il faut de longs REVOLUTION JUSTICE. 153 âges, un elïort méthodique et persévérant, des inventions presque divines pour bâtir une ville, élever un État, constituer une civilisation, il n'y a rien de plus aisé que de défaire ces délicates com- positions. Quelques tonnes de poudre vile renver- sent une moitié du Parthénon; une colonie de microbes décime le peuple d'Athènes : trois ou quatre basses idées systématisées par des sots n'ont point mal réussi depuis un siècle à rendre vains mille ans d'Histoire de France. Que le mensonge libéral se propage donc sur la Terre, que l'anarchisme et le démocratisme uni- versel étendent la pambéotie, annoncée par Renan, que les barbares d'en bas, prédits par Macaulay, paraissent à propos, et l'homme pourra disparaître en tant qu'être humain, ainsi qu'il aura disparu au titre de Français, de Grec ou de Latin. Je ne méprise pas les destructeurs, je les détruis dans la mesure où je peux le faire et puisque voilà une plume je m'en servirai pour dissoudre ou neu- traliser leurs doctrines. L'argument de Tolstoï contre les magistrats part de l'opinion inexacte qu'il se formait de leur office. Trouvant ces hommes élevés sur un tribunal, ce logi- cien sauvage les supposait supérieurs de leur per- sonne et de leur caractère à la moyenne des autres hommes : il croyait qu'ils tiraient de cette supériorité leur « auguste » juridiction. Un beau jour, Tolstoï s'est aperçu que cette attribution était imaginaire ; que, pour hauts que fussent les juges, c'étaient des hommes comme lui ; qu'ils sont ce que sont les der- 154 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. niers de leurs justiciables; bons dans les sociétés où le bien domine, mauvais lorsque le mal l'emporte, médiocres dans les ensembles de moyenne vertu. A cette déco^v.ertc, Tolstoï perdit la tête et vécut, depuis, partagé entre la stupeur, l'épouvante, l'indignation et la pitié. Ces émotions paraissent dans Résurrection. A chaque ligne, il semble crier à ses magistrats : « Pourquoi donc jugez-vous? » car il n'en voit pas un qui soit sans péché. Et tous les cerveaux faibles, et tous les esprits incomplets font écho à cette question, impressionnés, troublés par le doute contagieux. Il est des esprits fermes qui se font gloire d'ignorer l'émotion partie de si bas. Les catholiques savent quelle est l'imperfection, quelle est l'inanité au moins relative de la justice humaine. Seul, Celui qui démêle les plus secrètes intentions, qui voit avec exactitude dans chaque atome d'acte humain son auteur véritable, direct et responsable; mesurant le degré de chaque action intime, Celui qui, sans effort, fait le départ des nécessités et des volontés coopérantes et qui peut répartir entre les consciences le fardeau délicat des plus complexes transgressions, Dieu seul, disent les catholiques, a le pouvoir du juste juge. Il n'est de vraie justice que celle dont on verra s"élever le siège dans la vallée de Josaphat, mais le confes- sionnal, où ce Dieu se rencontre face à face avec le pécheur s'il avoue et s'il se repent, présente le rellet éloigné de ce tribunal. La justice des hommes n'a donc point pour effet REVOLUTION JUSTICE. loa (comme le supposa, en une heure d'ivresse mys- tique, M. Jean Jaurès) la fleur de justice éternelle. Elle réalise l'ordre civil et politique, elle satisfait à ce bien public qui, étant de droit naturel, est de droit divin : conforme en son essence aux volontés du ciel, la société temporelle réprime les actes qui trou- blent la sécurité de ses membres dans leurs biens ou dans leurs personnes, et elle récompense les actes qui lui semblent profitables ou exemplaires. Tel est aussi le point de vue de l'incroyant ou du mécréant que n'empoisonne pas l'idéalisme germain. Quant aux hommes qui exercent ce pouvoir de la sociélé, l'on voit parfaitement qu'ils ne jugent pas en leur nom, mais au sien. Ce n'est pas eux qui jugent, c'est elle seule ; ils ne font que la représenter. Ce qui juge n'est pas le moins du monde leur vertu, mais le principe de la société. Demander à ces fondés de pouvoir de l'institution sociale : pourquoi jugez-vous (c'est-à-dire au nom de quels mérites per- sonnels ou de quels titres privés)^ c'est faire une demande d'une remarquable stupidité. Bien loin d'avoir été choisis directement pour leur prééminence morale, on leur demande tout d'abord cette faculté de l'intelligence, un jugement sain et un esprit droit. Moralement, on leur réclame d'être exempts d'une indignité scandaleuse et d'introduire dans leur vie le respect de leur état. Grandeur d'état et acquise par position, nulle- ment grandeur naturelle : voilà ce qu'il faut répéter. On les a pris entre les hommes d'apparence la moins mauvaise possible, dans la classe de ceux qui s'adonnent volontiers à l'étude des Lois, afin qu'ils 156 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. fussent compétents et expérimentés, par application d'un principe nullement moral, ni même politique, mais simplement économique, le principe de la divi- sion du travail. Pour désigner ces juges nominati- vement, des systèmes très différents furent mis en usage. Chaque peuple put s'arrêter à celui qui lui semblait le moins incommode : ici, les juges sont choisis directement par les parties; ailleurs ils sont élus par le corps des justiciables : là ils sont dési- gnés par les chefs du pouvoir; plus loin, ils se recru- tent eux-mêmes les uns les autres ou ils se trans- mettent leur siège de père en fds (siège qui se vend et s'achète dans certains cas) ; enfin il arrive qu'ils soient nommés au concours ou bien même tirés au sort.... Si l'expérience historique paraît indi- quer comme le meilleur entre ces systèmes divers, l'antépénultième, celui de l'ancien régime fran- çais, chacun d'eux a été tenté et pratiqué, chacun a donc été trouvé pratique ou supportable. Parmi tant de variétés, une chose, une seule ne varie point : le pouvoir de ces juges, leur autorité, leur juridiction. De quelque façon qu'ils l'aient obtenu et quels que soient les risques d'indignité secrète ou les chances d'erreur, ils ont le droit et le devoir de juger, parfois sans appel. Pour l'homme religieux c'est une impiété que de contester cette naturelle juridiction. Pour le rationaliste, c'est une fohe, puisque c'est le renversement des règles qui président à la sphère la plus élevée de notre nature humaine et, par suite, à toutes les autres. Destinés à la foule, les feuilletons de Résurrection RÉVOLUTION JUSTICE. 457 me paraissent à peu près aussi dangereux que furent en leur temps les Misérables de Victor Hugo ou les plaidoyers de Proudhon ou Tœuvre entière de Jean- Jacques. Ils vont accroître et fortifier les sottises dont nous mourons. Ils vont répandre jusqu'aux lieux où elle n'a pas encore pénétré, la formule déjà accueillie et souscrite, hélas! par M. Lemaître, que « la » société repose sur des « conventions », que ces conventions sont « absurdes ou même criminelles».... Ces feuilletons stupides vont redoubler la diffi- culté que trouve un esprit juste à faire entendre que les mots de « convention sociale » sont dénués de sens, que « la » société ne naît point d'une conven- tion, mais qu'elle est naturelle, aussi naturelle que l'Art, aussi naturelle que la Pensée (deux autres termes qu'on a pris l'habitude d'opposer semblablement au terme naturel), qu'enfin il est contradictoire de juger « absurde », ou « criminelle », ou « abominable » cette société sans laquelle il n'y aurait môme point lieu de porter un seul jugement rationnel ou moral. Non, non, l'absurde, le criminel et l'abominable c'est de détacher, de déraciner les individus de la société génératrice, nourricière, protectrice; c'est de leur faire perdre de vue que, s'il y a malheureusement des sociétés sans justice, il n'existe pas de justice sans société. Dans les malheurs contemporains de la patrie une chose pressait; c'était, je crois, de resserrer tous ces liens sociaux, d'en consacrer le caractère antique et religieux et d'en établir l'utilité et môme la néces- sité radicale. Il est prodigieux que M. Jules Lemaître 158 QUAND LES FRANÇAIS NÉ S'AIMAIENT PAS. ait imaginé de faire tout au rebours. L'histoire contera sans étonnement la coalition des doctri- naires Israélites et dreyfusiens avec l'Étranger d'une part et d'autre part avec « les Assassins de l'anarchie* » :. rien de plus naturel ni de plus facile, en effet, Monod menant à Schwartzkoppen comme Reinach à Conybeare, comme Pressensé à Sébastien Faure.... Mais ce que l'historien ne voudra jamais croire ou qu'il ne pourra faire admettre de ses lec- teurs, c'est une alliance conclue entre Tolstoï, théo- ricien et professeur de sauvagerie, et Jules Lemaître, citoyen et bon citoyen de notre France, magistrat municipal du village Orléanais dont il est issu. Si le texte de quelque vieux lambeau de journal retrouvé atteste ce fait chimérique, son rapport laissera tout le monde incrédule et le témoignage ne manquera pas d'être qualifié de fabuleux et l'ar- ticle d'interpolé..,. Quoi, dira-t-on, cent mille Fran- çais, les plus sains, les plus proches du cerveau ou du cœur de l'ancienne France, ayant le 19 janvier -1899^ recueilli de Lemaître une vigoureuse parole, une parole d'énergie patriotique et de salut public, lui auraient accordé une confiance unanime, mais le premier usage qu'il aurait fait de ce vaste crédit moral aurait été de signaler et de recommander à ses lecteurs, devenus disciples fervents, un Bréviaire de la défiance civile, un Manuel de l'indiscipline et du détachement politique, un Traité de l'indignité des juges et des chefs?... 1. Expression de Jules Lemaître. 2. Date de la première réunion générale de la Ligue de la Pairie française. REVOI,UTION JUSTICE. 159 Toutes proporlions gardées, M. Jules Lemaître est écouté en France comme le fut en Prusse, après léna, Jean-Gottlieb Fichte. Je lui demande si Fichte, tout protestant qu'il fût d'origine et de culture et quelque barbare individualisme qu'il professât en métaphysique, eût conseillé un livre comme Résur- rection au jeune public de Berlin.... Avant de répon- dre à ma question et même sans y répondre, M. Le- maître serait sage de relire les Discours mémorables de ce Jean-Gottlieb à la nation allemande ; en par- ticulier le quatrième : il connaîtrait avec quelle ardeur et quelle prudence ce patriote sut user de son ascendant pour faire recevoir et circuler dans l'auditoire de l'Université tous les sujets d'encou- ragement, tous les éléments de force et de vie,, comme aussi bien pour écarter les conceptions capables d'apporter du relâchement à ce qui survi- vait de l'ordre frédéricien ou qui renaissait du génie de l'Allemagne. Ordre alors mutilé. Et, en tout temps, génie de qualité inférieure. On a beau dire : nous valons mieux que cela, aussitôt que nous ressemblons à nous-mêmes. Par delà la Révolution, par delà Jean- Jacques et Genève qui nous embrouillèrent de germa- nisme et debiblomanie, par delà l'anarchisme hysté- rique soufllé de l'Orient, il existe une noble et pure tradition de la France, bien reconnaissable à ce signe qu'elle est heureuse pour les Français, que les oeuvres inspirées d'elle réussissent complètement et que hors d'elle nous ne réalisons rien de pur. Tradition catholique, c'est-à-dire exclusive d'un christianisme inorganique et séditieux. Tradition 160 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. classique, j'enlends logique et juridique, nationa- liste et sociale, scientifique et autoritaire : souple et ferme soutien, solide nourriture des plus grands, des plus beaux et des plus fortunés moments de notre histoire, le xvif siècle, la Renaissance et le milieu du Moyen Age. Tradition qui développa, d'abord naïvement, par inclination naturelle et simple no- blesse du cœur, mais plus tard avec une intention dessinée, ce que Rome et Athènes nous laissèrent de plus humain. M. Jules Lemaître disposait, pour nous exalter el nous raffermir, de ressources autrement riches, pro- fondes, variées que ce pauvre Jean-Gottlieb Fichte. Les maîtres, les génies, les systèmes éducateurs et directeurs se présentaient en foule à son choix. Il n'avait qu'à puiser dans ce vivant trésor, amassé depuis trente siècles, puisque la tradition française date de la guerre de Troie. Entre tant de héros ou plutôt en dehors de leur troupe brillante il a choisi plus barbare que Childebrand. APRES SEIZE ANS Je ne puis retrouver sans une émotion voisinede l'at- tendrissement quelques lignes de la réponse que fit Jules Lemaître, dans VEcho de Paris du 14 avril suivant : Sa chronique commençait par ces mots si généreux sous la plume d'un maître qui n'était pas encore devenu un ami et que ma fureur de rétablir le point de vue de l'ordre venait de placer dans une si- tuation particulièrement délicate : Rr;V01.UTI0\ JUSTICE. ICI Je voudrais que tout le monde fût averti que ."\î. Charles Mâurras écrit, depuis quelques mois, à la Gazette de France, de fort belles études sociales. C'est surtout « l'Afiaire - qui lui en fournit les sujets. Aucun journaliste n'a apporté au- tant (le diligente, d'osactitudo, d»; logique serrée et patiente à réluler les erreurs involontaires ou concertées des so- phistes du Syndicat. Mais, en outre, M. Charles Maurras a l'esprit philosophique. Il se plait et il excelle à établir la signification sociale et .-i rechercher les causes générales et éloignées des crimes individuels et des maux particuliers. Il unit en lui l'esprit le plus tendu aux méditations soli- laires et le cœur le mieux fait pour sentir à l'unisson dos multitudes. Il a hérité de Joseph de Maistre et de Bonald leur conception mystique du fondement des sociétés hu- maines, mais il donne à leurs théories un air de renouveau, et il en fait d'originales applications à la société présente. Il pense avec profondeur et de la façon la plus liée (ce qui devient rare), et il écrit avec une précision vraiment latine. Ce traditionnaliste conscient et subtil m'a cherché récem- ment une généreuse querelle. Jules Lemaîlre avait précisé le sens religieux de cette querelle en intitulant sa réponse : Evangile el anarchie. De ce point de vue un peu éloigné de celui auquel je m'étais placé tout d'abord, je répliquai par un article intitulé : Révolutionnai res comme rÉvanrjile, qui accordait la possibilité de tirer du Nouveau Tes- tament lu sans ordre ni tradition les semences de l'anarchie, mais distinguait et réservait, comme je l'ai fait si souvent, l'ordre et la tradition du catholicisme en montrant le service rendu par le corps de l'Église. Ces idées ont été reprises et développées dans mon Dilemme do Marc Sagnieret ma Politique religieuse. Notons, d'autre part, d'après le Journal de Genève du '25 avril 1910, que les tribunaux militaires russes ont di^i rechercher et punir des toltoïsants, égarés dans lantimilitarisme par le secrétaire de Tolstoï, M. Boul- gakoff et son médecin le D' Makovitzki. XIV MADAME PAULE MINCK Mai 1901. Oui, c'est dans un omnibus jaune que j'ai rencon- tré pour la dernière fois Paule Minck» : comme l'écrit quelqu'un au Gil Blas, la rencontre fut ora- geuse. On était en pleine Affaire. Mme Minck tenait vivement pour Dreyfus, Cette « sainte révolution- naire » ne me parlait que du martyr. Elle croyait à ce martyr de toute son âme, qu'elle avait exaltée, généreuse et tendre. Comment non? Toute l'éducation qu'elle s'était donnée lui demandait de prendre chaque fantaisie de son cœur pour règle du vrai. Elle était fille spi- rituelle de Michelet, de Quinet, de Sand, de Hugo, de tout ce que le xvni« siècle et le xix^ ont compté de déistes, de romantiques et de libéraux depuis Jean-Jacques. Elle avait découvert, aspiré et com- pris cette philosophie de la sensibilité venue du pays de la Réforme, et, si l'on remonte plus haut., des tabernacles de Sem. Elle avait ou détruit ou laissé se détruire en elle tout souvenir des traditions 1. Omnibus aujourd'hui disparu comme les autres; j'avaJ^s aussi l'avantage d'y rencontrer M. Eugène Ledrain se rendant du foad de la, rue de Vaugirard à l'école du Louvre où il faisait son cours. RÉVOLUTION JUSTICE. 165 politiques civilisées. Elle était devenue comme une barbare, au sens où Le Play dit que les enfants nouveau-nés sont de petits barbares; comme une protestante au sens où Comte dit que le protestan- tisme est la sédition de lindividu contre l'espèce. A la civilisation comme à la nation, Paule Minck préférait a priori la cause de l'individu. Comment eût-elle pris un autre parti que celui de l'intéressant individu arrêté, jugé, condamné, déporté? Quel qu'il fût, il avait raison. Je ne craindrai jamais d'y insister. Il est Irop simple d'expliquer les maux de l'affaire Dreyfus par les millions du Syndicat que Liebknecht a vus opérer d'un bout à l'autre de la planète. Croit-on qu'en un siècle moins sot et moins imprégné de phi- losophie libérale, ces millions auraient aussi bien opéré? Il faut admettre à la base du dreyfusianisme les moyens financiers de la Jérusalem terrestre ; mais la Jérusalem céleste, le chœur de ces idées juives vulgarisées de 1517 à 1789, à 1848, à 1898, expHque et peut seule expliquer un succès si profond et si général de For juif. La psychologie d'une Paule Minck ou d'un Ranc est autrement riche et curieuse, elle a des racines historiques autrement compliquées que n'imaginent nos amis nationalistes ou royalistes qui croient avoir tout dit, dès qu'ils ont dit : « vendu ». Il ne faut pas croire avec Lucrèce que le savoir ou rintelligence des causes procure le bonheur par- fait, le pouvoir absolu. .Mais si le savoir n'est pas tout, il est quelque chose. S'il ne remplace ni la force ni la vertu, il les dirige et seul les empêche de 104 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. se dépenser en vain. Pourquoi nos amis sobstinent- ils à fermer les yeux à des vérités évidentes? Pour- quoi refuscnt-ils le secours qui naîtrait de la connais- sance exacte de nos fléaux? La cause une fois dégagée, il reste, assurément, à batailler contre elle. Mais qui lutterait avec avantage contre un adver- saire qu'il ne voit pas? On n'a pas voulu voir les causes, les vraies causes du dreyfusianisme. On n'a pas voulu voir qu'avant môme qu'Alfred Dreyfus ne fût au monde, la France était bien infectée du virus dreyfusien. On n'a pas voulu voir que le grand secret de notre faiblesse, pendant les trois années tragiques de l'Affaire, tenait à ce que le parti national était dénué d'idées direc- trices qui fussent propres à balancer la doctrine des dreyfusiens. Le parti national subissait h son insu la loi d'un anarchisme fortement systématisé. Mais, depuis que l'Affaire est ou paraît finie, il subit cette loi plus vivement encore. Il travaille donc contre soi, contre la nation. En votant à l'unanimité l'affi- chage des Droits de l'Homme, la Droite de la Chambre vient d'accroître les chances du futur syndicat. En buvant à la «démocratie» française, de pauvres royalistes boiraient également à la ruine française. Et la Ligue de la Patrie française a cer- tainement fait la même brillante besogne, lorsque, deux ou trois jours après la condamnation de Dreyfus, elle afficha sur ses estrades tous les détritus libéraux. Ah! je tiens qu'une Paule Minck valait mieux que ces patriotes inconséquents. Intellectuellemenl, politiquement et moralement, cette femme savait du moins ce qu'elle désirait: elle cherchait, d'une pas- RÉVOLUTION JUSTICE. 165 sion qui avait sa noblesse, à se confirmer dans cet utile savoir et elle s'appliquait de toute son âme à réaliser son désir. Voulant certaines choses, elle en voulait aussi les conditions, sans déclarer l'une trop dure ni l'autre trop difficile. Si tu veux ceci, consens à cela, disent les lois de la nature. Mme Minck souscrivit toujours à toute condition qui lui sembla incluse dans ses rêveries. Pour le bonheur du genre humain elle prit part à la Commune, comme, pour le bonheur des malheureux d'Auteuil, elîe installa un merveilleux petit hospice dans sa maison. Désordonnée par rapport à la structure des so- ciétés, alarmante pour la patrie et la tranquillité pu- blique, la philosophie politique de Mme Minck établis- sait du moins en elle un ordre constant. Elle ne vivait pas pour se nier ou s'affaiblir. Si sa manière d'être pouvait déterminer les mômes ruines qu'un explo- sif, ce n'était pas une de ces pâtes chétives privées de consistance comme d'activité, dont les préten- tions et les ambitions politiques ne semblent faites que pour fournir des types à la comédie. Nos libé- raux bourgeois qui veulent Tordre sans les condi- tions de l'ordre, la patrie sans les conditions de la patrie, la prospérité et la force sans les conditions de la force et de la prospérité devraient être con- traints de suivre le cortège de Mme Paule Minck en chemise, la corde au cou, un cierge de quinze livres à la main. Les journaux lévolutionnaires annoncent pour ce soir la dernière cérémonie. Je ne sais s'il me sera possible d'y prendre part. Du moins aurai-je écrit quelques notes de souvenir. 166 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. J'ai connu bien des fanatiques. Celle-ci fut peut- être la plus ferme, la plus raisonneuse, la plus pra- tique. C'est à l'automne de 1894, rue Paul-Lelong, dans les bureaux de la Cocarde, que je la vis pour la première fois. Cette Cocarde de Barrés était alors le plus amusant des journaux. Il était révolutionnaire et conservateur, nationaliste et insurgé. « Nous sommes » déclarait Barrés au premier article, « indi- vidualistes et décentralisateurs ». Des gens de toute condition, de toute culture et de tout parti se cou- doyaient sur le jeune et hardi bateau. Depuis le blanc, pur de tout individualisme que nous repré- sentions, mon grand ami regretté Amouretti et moi, jusqu'au rouge incarnat de M. Gabriel, ancien dé- puté de Nancy, champion du socialisme, jusqu'au rouge sanglant de Pierre Denis, l'ancien secrétaire du Général, mais champion de Fanarchisme, il n'était pas une nuance qui fût oubliée. L'Empire même avait les deux Pascal, Paul et Joseph, les fils de l'ancien préfet de Bordeaux, et je ne suis pas sur qu'en cherchant bien, le libéralisme honni, l'oppor- tunisme méprisé et vomi chaque soir, n'eussent quelque suppôt dans notre joyeuse Cocarde. Antisé- mitique, elle comptait, ainsi qu'il convient, ses bons juifs; on les admirait sur des bouts de tables. La campagne antiprotestante n'allait pas sans des mar- ques de considération données à M. Renouvier et, bien que nous eussions fortement appuyé les tragé- dies tauromaclîiques alors en fleur dans le Midi, la Cocarde priait Mme Séverine ou M. Eugène Four- mère de présenter les plaintes de la Société protec- trice des animaux. RÉVOLUTION JUSTICE. 167 C'est dans ce monde étrange que, plus étrange encore, apparut Paule Minck. Son énergique petit visage parcheminé, ses traits aigus comme ses yeux et sa voix disaient sans phrase d'où elle était, d'où elle venait, où elle courait. — La Révolution, n est- ce pas? Elle se montrait fort surprise toutes les fois qu'on omettait de répondre : — Parfailemcnt. Ce fut mon cas. Chargé de recevoir, d'examiner et de classer la rédaction philosophique et littéraire, ce nouveau collaborateur m'embarrassait. A sa prière et à la mienne, on changea Mme Minck de service. Elle fut classée dans la rédaction politique; ce qui me fut d'un très grand prix, car les sujets de discus- sion immédiate étant écartés entre nous, Mme Minck put librement, et à mon vif plaisir, m'exposer sa doctrine, tandis que j'essayais sans grand succès, de lui montrer combien son « idéal « était un rêve dépourvu de toute beauté.,.. Le béret basque sur l'oreille, la natte battant les talons, tout en feignant de corriger les épreuves de son mari, Mme Willy écoulait quelquefois ces doctes déluges : ni Clau- dine à Vecole ni Claudine à Paris ne diront jamais de quel air. Je revis Paule Minck en octobre 1895, au Congrès interfédéraliste international de la nie du Helder. Mais on s'était groupé sur une double équivoque : Dans ce Congrès, quelques révolutionnaires ne consen- tirent d'abord point à donner son vrai sens au mot d'inler- nationalisrae, qui veut dire l'alliance entre les nations, nul- lement la destruction des nationalités historiques. Une seconde équivoque, assez plaisante celle-ci, était née entre proudhoniens sur le sens de fédéralisme : les uns, défen- -çurs de la fédération ibérique ou de la balkanique, ne son- 168 QUAxND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. geaient qu'à unifier des États distincts; au lieu que d "autres, partisans d'une France fédérative, aspiraient à donner un régime distinct à chaque fraction naturelle de l'unité fran- çaise. Le même mot était donc pris en sens inverses. » Ces remarques sont tirées crune brochure sur ridée de la décentralisation. L'auteur, qui est de mes amis, oublie de dire que ÎNIme Minck se signala à l'extrême gauche par la vivacité de ses déclarations anlinationaies. Selon la rude logique des démocralics. Mme Minck était, tout au fond, favorable à l'uniformité centra- lisatrice. Elle montra, au cours de cette réunion et dans le banquet qui suivit, la frénésie presque reli- gieuse de sa pensée ; je sais quelqu'un (ce n'est pas moi) qu'elle Irai ta comme un coupable : le malheu- reux avait osé soutenir au dessert que, si les peu- ples doivent s'estimer et s'aimer, ils ne doivent pas se confondre! 11 y a peine à concevoir que tant d'ardeur, tant de passion, tant de charité ne fasse plus demain qu'une pincée de cendres. Non, ce n'est pas son dur Lu- crèce, c'est Virgile consolateur que je réciterais au bûcher de Mme Minck, si toutefois c'est lui verser une consolation que de prédire à cette ombre tumul- tueuse de nouvelles agitations : Hic quos durus amor crudeli tabc percdit et myrtea circum Silva tegit; .... Ilis Phaedram, Procrinque.... Qui fut mieux destinée à la forêt des myrtes que cette âme, qui fut brûlée toute sa vie par le même poison. La mort même ne lui ôtera aucune inquié- RÉVOLUTION .JUSTICE. 169 tude, car, plus folle que Phèdre, que Procné, qu'Evadné, qu'Ériphyle et que toutes les autres an- ciennes victimes d'Amour, ce n'est pas seulement sa vie particulière qu'elle a voulu suspendre à l'autel du fragile dieu, c'est la vie môme des cités, des na- tions, des sociétés. Il n'y a pas d'erreur plus fausse. H n'y en a pas de moins belle. Ce|)endant elle est d'un grand cœur. XV SUR LÉTAT DE NATURE Octobre 1903. Les tout jeunes gens sont de moins en moins anarchistes. Nos lecteurs, nos amis n'ont pas oublié le signalé service que rendirent, il y a trois ans, à VEnquète sur la Monarchie, les dix-huit ans de M. Edouard Champion'. Il faut retenir la très inté- ressante publication qu'il vient de faire de Œduca- tion des femmes par l'auteur des Liaisons dange- reuses, Choderlos de Laclos, avec une introduction suivie de notes inédites de Charles Baudelaire. Ce singulier Traité de l'éducation des femmes contient un chapitre de haute importance pour nous faire comprendre la différence du xvni'^ siècle et du nôtre. C'est le chapitre IX : « Examen des raisons apportées contre l'état de nature ». Et tout d'abord, un sujet de surprise : cet observa- teur incomparable, cet impassible naturaliste des cœurs, Laclos adopte les vues de Jean-Jacques Rousseau sur ce prétendu « état de nature » qui aurait devancé l'état de société et dont celui-ci ne serait que la corruption. Comment et pourquoi une 1. M. Edouard Champion nous avait apporté 1 opinion de Sully Piudliomuie. RÉVOLUTIOiN JUSTICE. 171 pareille rêverie dans un esprit aussi lucide? C'est un problème dont Vair du temps fournirait peut-être la solution; il se résoudrait encore plus complè- tement si Ton admettait que le talent de l'observa- tion et celui de la construction logique sont des facultés distinctes : on peut avoir le don de l'ob- servateur et de l'analyste, et n'être constructeur ni logicien à aucun degré, ce qui n'empêche pas le vif besoin de classer ses observations et d'expliquer ses analyses. Le génie infirme qui se trouvera dans ce cas pourra donc s'emparer de la première hypothèse, du premier système venu, comme d'un cadre de vil prix où disposer les faits qu'il aura observés et analysés en maître. Il me semble, tel fut Laclos. Il voit clair. Son imagination des âmes est d'un réalisme noirâtre tout à fait saisissant, presque tragique, presque beau. C'est dans l'interprétation qu'apparaît la fai- blesse de ce grand psychologue extrêmement dénué de philosophie générale. Il ne peut pas choisir le meilleur système, puisqu'il ne le discerne point. Il choisit le plus simple, le plus commode, croit-il : souvent le verbiage pur. Un second sujet d'admiration, c'est la pauvreté des raisons que Laclos fournit, non point seulement à l'appui des doctrines de Rousseau, mais en réponse aux objections parfaitement sensées qu'avait pro- voquées cette hypothèse d'un état de nature essentiel et primitif. Ces objections venaient de Voltaire et de Buffon, celui-ci, au nom des sciences naturelles, celui-là au nom des sciences historiques, morales, sociales. Ce que Laclos réplique permet de mesurer 172 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. le degré de démence auquel un système absurde con- duit, les yeux fermés, un esprit d'ailleurs pénétrant. Buffon disait que l'on n'a « trouvé » nulle part d'hornme naturel diiïévenl deVhomme social u en par- courant toutes les solitudes du globe ». Laclos lui répond impétueusement : « Et qui donc les a toutes parcourues ? » Il ajoute : « De ce qu'on n'en a pas trouvé, s'en- suit-il qu'il n'y en a point ». Mais quelles raisons de supposer qu'il y en a? Laclos reprend : « L'Amérique ne subsislait-elle pas avant sa dé- couverte » ? etc. Ayons foi dans la découverte future de l'homme naturel et, pour y mieux croire, fermons les yeux à l'évidence de ce qui « subsiste » partout. Si on ne le trouve jamais, cela ne fera rien : quand le globe serait exactement connu et que l'homme naturel n'y aurait pas été découvert, « comment en conclurait-on que cet état n'a jamais existé? » L'hy- pothèse, on le voit, s'impose en maîtresse. Pour quelle raison? Pour aucune. Buffon vient de faire l'éloge des animaux saAi- vages. Laclos s'écrie avec une naïveté, dont on ne l'eût point soupçonné : Quelle force, quelle énergie dans ce tableau! Mais pour- quoi les animaux humains seraient-ils seuls privés de ces avantages? M. de Buffon nous donne-t-il quelque raison de cette exclusion malheureuse / C'est confondre M. de Buffon avec la Nature. Si la Nature avait l'ouïe et la voix pour répondre el quelle eût envie de le faire, elle donnerait à Cho- derlos de Laclos les « raisons » lumineuses du plan REVOLUTION JUSTICE. 173 et de l'ordre de son dessein ; elle lui ferait entendre les causes pour lesquelles il n'y a pas d'homme sau- vage, la vie humaine ne se soutenant qu'en sociclc. Naturaliste de profession, M. de Buffon n'a qu'une chose à faire : noter les faits et leurs séries. Laclos vient d'assimiler les animaux humains aux unimaux sauvages. Il se fâche pourtant quand 'V^ol- laire écrit : Ouelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de liasarder le paradoxe étonnant que i'iiorame est originairement fait pour vivre seul, comme un loup cervier et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que dans la mer les harengs sont ordinairement faits pour nager isolés et que c'est par un excès de corruption qu'ils passent en troupes de la mer qlaciale sur nos côtes, qu'anciennement les grues volaient en l'air, chacune à part, et que, par une violation du droit naturel, elles ont pris le parti de voyager en compagnie... — N'est-ce pas une mauvaise plaisanterie, s'écrie le candide Laclos, de vouloir établir une analogie entre l'homme, les harengs et les grues? Et lui, qu'est-ce qu'il faisait tout à l'heure? Voltaire lui dit que linstinct nous porte à la so- ciété comme au manger et au boire. Laclos répond tranquillement que c'est là la ques- tion. Voltaire ajoute que sans société l'homme ne par- lerait ni ne penserait. Qu'en savez-vous? répond Laclos: pas de langage, assurément; mais, la pensée, pourquoi pas? Laclos sait, en etîet, ceci : « L'animal le plus farouche a ses pensées et son expression ». Voltaire écrit, avec une véritable profondeur, du 174 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. prétendu homme naturel : « Il serait à charge à lui-même ». Laclos : « Nous ne voyons pas pour- quoi ». Quel aveu de Tinfortuné ! Il ne réfléchit pas au fardeau dont parle Lucrèce, cette charge de maux et de biens, de peine et de joie que l'animal humain ne se corrige pas de rejeter indéfiniment sur autrui, quasi onus deponere possit. Voltaire écrit enfin : L'instinct des charbonniers de la Forêt Noire leur parle aussi haut, les anime aussi fortement en faveur de leurs enfants, que l'instinct des pigeons et dt^s rossignols les force à nourrir leurs petits. Réponse instantanée de notre Laclos : Nous convenons de tout cela; mais les pigeons et les rossignols abandonnent leurs petits, sitôt qu'ils peuvent se passer d'eux. Et, comme Voltaire a négligé de démontrer en forme que les charbonniers de la Forêt Noire ne sont pas des pigeons ni des rossignols, l'hurluberlu croit triompher, Laclos s'écrie : Ne pouvons-nous pas dire maintenant avec M. de Vol- taire, mais par une application différente : Le grand défaut de tous ces livres à paradoxe n'est-il pas de supposer ton- jours la nature autrement qu'elle n'est! » Quelle leçon de calme que cette discussion! Je dis, quelle leçon de calme devant les sottises et les folies du jour! Nous nous indignons d'une ineptie. Un paralogisme nous fait presque crier de douleur. Songeons à ces inepties mortes, à ces sophismes qui ont vécu ! Pareille controverse ne serait plus possible : en dépit de tous les efforts d'une école anarchiste juive, dont feu Bernard Lazare essaya vaguement RÉVOLUTION JUSTICE. 175 la constitution, les termes de société humaine et de nature humaine ne sont plus séparés. C'est le résultat de la double évolution traditionaliste et positiviste. L'idée d'un état de nature qui n'aurait pas été social est également repoussée par la pos- térité de Voltaire et de Buffon, par celle de Bossuet et de Maistre. Toutes les deux restent maîtresses des sciences sociales. Pour être aisément entendu, ce chapitre de Laclos exigera sous peu des notes. A moins de bouleversements intellectuels qu'il faut toujours prévoir, le lecteur de demain ne pourra comprendre que « la femme naturelle » ne soit point >. Les deux Fronces, p. 79. 2. Ce Gustave Téry, un peu oublié aujourd'hui, écrivait alors dan.s la Raison du 30 août 1903, des propos contre la tolérance qui estoma- quaient le bon M. Seippel : « Si l'on m'accorde que la religion est une des plus cruelles maladies mentales (est-il besoin de le démon- trer?), je disUngue entre le mal et le malade. Me priez-vous de tolérer le mal? Alors tolérnns pareillement la tuberculose, le choléra et la peste, etc., etc. » Autre texte scandaleux, déclaré digne de Robes- pierre et de Napoléon 1" (il faudrait dire de Rousseau) : « Le vrai moj-en de garanlir la liberté, c'est de remettre à l'Etat l'autorité, car en la tournant contre nous (contre l'Association des libres-penseurs) c'est contre lui-même qu'il le tournerait. » (Note de lÛKi.) ô. Note pour le lecteur français : Je m'aperçois avec contusion que la citation faite de mémoire n'était pas e.vacte. Le texte de M. Faguet, en son tour ironique, est beaucoup plus frappant, Je le rétablis au bas 1X0 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. M. Paul Seippel ne veut guère excepter, après M. Faguet lui-même, que M. Gabriel Monod. Encore celui-ci ayant la plupart de ses origines dans le pays de Vaud, la Scandinavie et les Flandres belges, Texception INIonod ne compte qu'à moitié. Les Français sont tous catholiques. Son Fuslel à la main, l'auteur des Deux Frances démontre que nous fûmes ainsi damnés dès le berceau mérovin- gien. Et la damnation nous guettait depuis le ventre de notre vieille mère, la louve du Latium. Voilà le lait fatal qui nous empoisonna. Voilà la faute origi- nelle qui infecta notre premier germe. Nous sommes des méchants, nous sommes des maudits dans la mesure exacte où notre nationalité participe de la race ou de la civilisation des Latins. L'Imperiumhxl le démon secret de l'ancienne Rome. Nous avons transféré VImperium au spirituel. Notre destinée se résumerait dans ce mot. Pour nous faire sentir qu'elle n'est pas brillante, M. Seippel nous refuse la consolation de rouler au barathre en bonne compagnie : il nous retranche de la communion de la Grèce. n. DE l'unité en GRÈCE. Car les Grecs, dit-il, ne connurent pas cette idole romaine de l'unité. La diversité ne les etfraya point, ni même l'anarchie. Ils gardèrent le goût de la liberté dont on meurt. de cette page afin qu on ail soin de penser sérieusement à !a grande vérité que M. Faguet a écrite pour s'amuser : « Le Hbéraiisvu- ^l'cst pas français; de fait, je ne crois pas avoir rencontré un Fratirais qui fût libéral. » (Note de 1905.) LES DEUX FRANCES. 1S7 Cette thèse est fameuse chez les Allemands qui ne l'ont pas inventée : Auguste Comte, Joseph de Maistre, Bossuet même, l'ont défendue, et, je ne crains pas de le dire, non sans erreur ni confusion. M. Seippel s'autorise de leurs paroles et c'est de bonne guerre. Mais, en lui donnant la réplique sur ce point, je ferai peut-être comprendre ce qui me sépare de lui. Aussi bien les exemples historiques font-ils la meil- leure et la plus claire des illustrations dans un con- flit de pures idées. Ni Comte, ni Maistre, ni Bossuet ne peuvent avoir aljsolument tort; il est parfaitement vrai que les Grecs ont donné au monde le spectacle d'un liberti- nage elfréné en politique et en morale, et il est vrai qu'ils Font payé. Mais ce n'est ni leur politique ni leur morale qui se propose à l'admiration des siècles. Les plus grands flatteurs de la Grèce défendent ceci avec tout le reste ; encore n'est-ce point du tout ce qu'ils admirent et font admirer passionnément, par- faitement. De leur avis comme de l'avis généi'al, ce qui n"a pas été égalé, ce que la Grèce nous a légué d'unique tient à l'ordre des arts, à l'ordre des sciences. Or, sur ces points l'art et les sciences, notre Grèce ne le cède ni à Rome païenne ni à Rome catholique pour le sens vigoureux, profond et grave de l'unité. L'art grec et la science grecque supportent la com- paraison avec ce que Rome et Paris ont constitué de plus un en politique, en morale et en religion. La science grecque est un modèle d'aspiration à l'unité. L'art grec, si rationnel, exprime la perfec- tion de l'unité. Pour un Grec, la beauté se confond avec l'idée même de l'ordre : elle est composition, 188 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. hiérarchie, graduation. La beauté grecque n'affecta ni l'expression du caractère ni la recherctie de l'ori- ginal et de l'étrange. En aucune de ses merveilles, l'individu ne se confesse. Elles ne s'adressent pas à l'individu. Tout ce que Taine a dit, ce que M. Seippol répète des défauts de l'esprit classique français : sociabilité extrême, ardeur logique, prédominance de la raison mathématique, se retrouve dans l'esprit, dans le goût des artistes grecs. Leur statuaire ne vise pas à la ressemblance, elle veut le vrai général et vise à la beauté typique, à la fleur de vie éter- nelle. « L'homme, et noulhommequi s'appelle Gallias! » Cette parole du plus grand esprit de la Grèce après Phidias mesure le dédain qu'auraient opposé, de nos jours, l'intelligence et la sensibilité de la Grèce aux efforts variés de ce que nous appelons l'individua- lisme. Elle s'y opposa partout où elle fut elle-même et digne d'elle-même. Le vœu des Grecs fat de traduire la simplicité et la nudité essentielle de l'être humain, et ce fut aussi leur chef-d'œuvre. Cela se vérifie pour les poètes autant que pour les artistes, non seulement Homère ou Sophocle, mais le grand troupeau, si mêlé, de l'Anthologie. Il peut sembler banal de maintenir ainsi que les Grecs furent des classiques. Ce n'est pas notre faute si l'on ne sent plus la signification de ce mot tant redit ni la valeur des conséquences qu'on y laisse dormir. Bossuet, Maistre, Comte, ont i*aison sur la poli- tique grecque, dont l'échec historique n'est pas douteux; mais là où elle n'échoua point, mais daiu LES DEUX FRANGES. 189 les choses où elle excella, la Grèce dunue uns leçon de communauté sociale, d'unité intellectuelle, d'ordre vivant. (]e qui est un est un. Ce qui n'est pas un doit se rapporter à Vun. Eurythmie, harmonie dans la sphère des arts. Dans les sciences, classification rationnelle. Rien de plus opposé à l'art romantique, à la culture germaine, à l'esprit de la Révolution et de la Réforme, à toute conception tendant à « cano- niser », et à tenir pour autant do règles les singula- rités de la conscience de chacun. Tout au rebours de cette diversité hideuse, la science est l'unité de la connaissance. Les Grecs ont eu cette idée les premiers, et ils ont commencé à la réaliser. Même en philosophie, où la diversité de ses jeux fut très grande, la Grèce ne s'est pas trompée sur l'unité du règne humain. Ce beau génie polythéiste, qui sentit fortement la dua- lité foncière du monde, se rendit compte qu'il faut bien redevenir unitaire ou unificateur toutes les fois que, s'étant libéré des choses, l'homme les soumet à la critique de la raison. « D'abord tout était con- fondu, r Intelligence vint et distribua toutes choses. » L'auteur de cette haute maxime a-t-il participé de la triste mentalité que poursuit et fiétrit M. Paul Seip- pel7 Était-ce un Français? un catholique? ou un Latin? Mais Tionien Anaxagore ilorissait cinq cents ans avant l'ère chrétienne, et l'on s'accorde à remar- quer que ce premier linéament de la sagesse grecque en fait prévoir le développement ultérieur. Il y a surtout dans le texte un verbe d'un sens lumineux et magnifique : « diekosmese », « mit en ordre ». 190 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. La Grèce est toute là : un amour, un esprit, une volonté (V organisation^. Infirmité- ou lare, cela est g^rec essenliellemenl. Et cela devrait taire réfléchir les lecleurs de M. Seippel, l'aire discuter son point de départ hos- tile à toute pensée d'unité morale, enfin mettre en doute son jugement initial, son postulat premier. Notre unité, qu'il malmène si durement, et sans même l'examiner, ne serait-elle pas la condition de tout progrès, la base de toute culture? Si l'on pose ce^^doutes, on est amené à penser que M. Paul Seippel appelle « latin » ce qui, propre- ment, est humain. Les intérêts du genre humain suffisent à justifier également l'Empire romain, l'Église catholique, l'esprit classique et l'esprit fran- çais. III. — LE PRIX DU SAAG. Notre accusateur a d'ailleurs passé habilement en revue nos luttes séculaires pour l'unité. Il a recensé les cadavres, compté les plaies, catalogué les ini- mitiés et reproduit textuellement les injures que se sont renvoyées d'âge en âge, avec la verve du sang gaulois, les partis furieux qui nous ont déchirés. On aurait le devoir de relever ici beaucoup d'exagéra- 1. II est bien curieux de noter (pi'à ceUc époque M. Seippel, germaniste fervent, définissait la (iermanie par quelque chose de très opposé à l'esprit d'organisation (1016). 2. Note -pour le lecteur français. -- On trouvera dans la Bévue des Deux Mondes du 15 novembre Ï905, jjarue trois jours avant ceci, dans le Voyage à Sparte de Maurice Barris, un u Anaxagore « un peu dilTé- rciil, au moins sur les termes, de celui-ci (1905). LES DEUX FRANGES. 191 lions, de recLifier les erreurs de fait, d'introduire les distinctions nécessaires. Mieux vaut montrer le vice intime du procédé. Le tableau pourrait être com- posé de traits plus exacts : il resterait injuste et faux, [)arce qu'il procède de la volonté systématique de ne retenir qu'un seul genre de faits. Une étude philosophique complète aurait, en effet, terminé l'examen de nos convulsions par l'examen des résultais qu'elles nous ont apportés ou non. Résul- tats dont chacun peut être discuté, mais dont la pensée ne peut être ni évitée ni passée sous silence, bien que M. Seippel ait cru pouvoir la néglig^er absolument. Par exemple, une terrible fçuerre de religion en- sanglanta le commencement de notre xni'= siècle. Guerre terrible, qui prit fin un beau jour. L'unité triompha. Louis IX monta sur le trône. Je ne peux m'empècher de me souvenir que ce règne fut un beau règne, et pour le monde et pour la France. Il en résulta plus de justice, plus d'ordre et plus de paix, et ce fut le point de départ d'un indéniable progrès. Si la lutte avait été dure, le prix en fut splendide. Au-dessus des deux Frances, leur unité supérieure s'épanouit. Le double élan guerrier n'avait pas été infécond. Même spectacle après nos déchirements du xvi" siècle'. Les catholiques n'ont plus affaire aux Albigeois, mais aux huguenots, et ceux-ci, grâce sans I. Xote pour le lccti>tr l'rançaii. — J'aurais pu rappeler qu'entre la Ruerre des Albigeois et la Réforme se place la querelle d Armagnac et de Bourgogne, et montrer quelle prospérité et quelle splendeur succé- dèrent, entre Charles VII cl Fran(;ois I". au dur choc politique illHJo/ 192 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. doute à ce que M. Paul Seippel dénommerait leur (( catholicisme formel », se trouvent être d'impla- cables persécuteurs en même temps que des persé- cutés héroïques. Un choc de cinquante ans. Ba- tailles rangées, sacs de villes, massacres, supplices, prisons, aucune horreur ne manque, aucune misère, pas même l'invasion de l'étranger en armes ni les durs convois de l'exil. Cependant l'unité politique se reconstitue, et, avec elle, peu à peu, dans l'immense majorité des bourgs, des villes et des pays français, par des procédés très divers, où la persuasion, la fraude, la violence, ont des parts inégales, égale- ment considérables, l'unité religieuse tend à se refaire complètement. Ou'arrive-t-il alors? Ce de- vrait être l'intéressant pour M. Seippel. Il devrait se le demander si sou étude était complète. Quelle est la fortune de la France d'alors? Est-ce un désert, un cimetière? Osera-t-on dire de la France de Henri IV, de Richelieu ou de Louis XIV ce que Galgacus prétendit de la paix romaine, ce que l'Europe entière a répété de l'ordre dans Varsovie? Le xvii^ siècle français monta comme un soleil sur les champs de l'Europe. Il versa, avec sa puissance et sa gloire, le raffinement de l'esprit et la politesse des mœurs, le culte des sciences, l'amour des lettres et des arts, une direction intellectuelle et morale acceptée du monde entier avec joie et reconnais- sance, recherchée avec curiosité et passion. Cela se prolongea bien au delà du temps que dura le bonheur des armes du grand roi. Toute la première moitié du xvni* siècle en Europe, et je dis en Suède, en Russie, autant qu'en Allemagne et en Anglelerre, LES DEUX FRANGES. 193 porta spontanément les couleurs de notre civili- sation nationale. De tels reflets supposent un foyer magnifique. Pouvons-nous oublier d'où venaient, d'où sortaient, d'où s'élançaient tant de lumières? Et comment nous résoudre à nommer inutiles ou absurdes ces conflits et ces guerres, pères et mères de tout, conflagrations qui aboutirent à construire cet ordre, à faire cette paix, à créer tant de vertu et tant de beauté? Avant donc que de condamner comme une ma- ladie interne, doublée d'un fléau pour l'Europe, les aspirations unitaires du cœur français, les philo- sophes étrangers seraient prudents de considérer ce qu'a fait la France toutes les fois que cette unité, ainsi désirée, a été conquise, même pour peu de temps. Ils se rendraient compte qu'elle est au moins chez nous une cause de la vigueur, de la prospérité, on peut dire en un sens de la liberté. La subordination n'est pas la servitude, pas plus que l'autorité n'est la tyrannie; quoique M. Seippel paraisse les confondre, la vieille France, aux jours heureux, l'a reconnu. Et, quels que soient nos senti- ments, le fait, lui, est certain : misérable quand elle est divisée, la France renaît à la gloire quand ses divisions disparaissent. Son, instinct le lui dit, sa mémoire le lui rappelle et sa raison le lui explique : ce n'est donc nullement, comme le croit M. Seippel, une obscure conséquence des poussées mécaniques de l'atavisme. Comme ont pu le sentir le royaliste Cadoudal et le jacobin Robespierre, ainsi le plébiscitaire Dérou- lède et le parlementaire Anatole France ont pu avoir 13 194 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. le sentiment plus ou moins net que c'est dans l'unité des esprits, des cœurs et des mœurs que la commu- nauté dont ils sont les membres retrouvera son assiette et son mouvement, sa tradition première et la promesse de ses destins civilisateurs. Mais, si l'expérience déjà faite le vérifie, la raison, le calcul, annoncent un même effet pour l'avenir. Tout nous donne à penser que la fatigue n'est point vaine ; on se reposera après avoir bien combattu, et combat et repos nous feront une postérité plus résistante et mieux exercée. Le résultat final n'excuserait ni la cruauté ni l'iniquité; cependant il existe et lui aussi il doit donc compter. Il s'appelle la France, ouvrage de l'action, produit des combats et des larmes du peuple français. Ceci vaut-il cela? Nos stades de synthèse com- pensent-ils, justifient-ils nos stades de critique et de division? La France, étant mise à ce prix, paye-t-elle son prix de larmes et de sang? M. Seippel ne pose même pas la question, mais son silence contient une réponse négative. Je m'abuse beaucoup, ou chaque page de son livre dit que la France ne pouvait avoir le droit d'acheter aussi cher sa place au soleil. Quel que puissent être les services rendus à la cause de la civihsation générale, ce principe de l'unité, cette loi de lutte violente pour l'unité, ne paraît acceptable ni moralement, ni politiquement : — Loi romaine et principe catholique. Au feu, maudits! Je ne veux plus sentir un souffle empesté sur le monde.... Les vieillards de Troie se montraient moins rudes pour cette Hélène de qui venait le malheur. Tout en formant le vœu qu'elle fût renvoyée sur les vais- LES DEUX FRANGES. 195 seaux rapides, ils ne s'étonnaient pas que pareille beauté eut produit si vaste incendie : « Non, il ne faut pas s'indigner si Troyens et Achéens aux belles cnémides ont souffert si longtemps de si grands maux pour une pareille beauté! Elle porte au visage un étrange reflet des divinités immortelles.... » M. Paul Seippel est trop sage pour se laisser tou- cher par la ressemblance des dieux. IV. — THÉOCRATE OU NATIONALISTE? Pourtant, quand on ferme le livre, on est bien tenté de penser que ce grand sage a sa faiblesse, que ce critique et ce négateur impavide a sa divi- nité en l'honneur de laquelle il fait des folies et dont toutes ses pages répètent le nom adoré. Elle s'appelle Liberté. Mais, quand il s'agit d'en bien définir l'idée précise, il se contente de redire avec aniour le même nom. Est-elle plus qu'un nom? Il faut bien se le demander. M. Seippel ne la caracté- rise nulle part de manière satisfaisante. A l'examiner de très près, on découvre qu'il entend par ce mot un grand souci de tolérance et l'esprit de la curiosité infinie ; c'est la volonté de tout connaître, c'est la faculté de tout admettre, de tout recevoir et de souffrir tout avec une égalité d'âme qui, en certaines conditions, peut atteindre à la grandeur d'âme, en d'autres, ressembler à Sganarelle consentant. Cette Liberté ainsi faite, M. Seippel ne lui assigne point de rang particulier, ni de place déterminée dans le chœur des saintes idées; mais l'attestant ou l'invoquant à tout propos, 19G QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. il agit comme si elle était la première d'entre toutes les choses et que cette priorité fût un axiome absolu. Elle est le bien, et son contraire c'est le mal. La Liberté nous est établie en principe et en juge de tout : c'est le critère et la mesure, c'est la règle et c'est la substance, c'est la matière et c'est la loi. Je n'exagère aucunement. 11 y a là une morale, une religion, une théologie. Le lecteur imaginatif verra s'élever des Deux Frances un temple magnifique qui, des pavés aux voûtes, des fondements à la coupole, porte la même dédicace enthousiaste à la dignité, à la joie, à la puissance, à la douceur et à la lumière de la Liberté. Elle est tout; elle doit présider à tout, régner sur tout, pourvoir à tout, ne cesse-t-il de nous redire. Car il le croit de tout son cœur. Mais dès lors, comment se fait-il qu'en se portant au delà des parvis du temple, en assurant mieux le regard, le fond de sa nef nous découvre un autel où le sang ruisselle, où palpite le corps d'une sainte victime égorgée et déshonorée? Comment ce servi- teur de la Liberté put-il s'armer du couteau litur- gique et sacrifier mille ans de l'histoire d'un peuple, sacrifier ce peuple même, notre peuple tout entier, lui à qui sa doctrine de curiosité et de tolérance défendait de faire périr rien d'humain? La contradiction serait inextricable dans le domaine théorique. M. Seippel réprouve comme persécutrice, c'est-à- dire comme à peine digne d'une philosophie fran- çaise, la maxime (commune à MM. Renouvier, Pillon et leur école) qu'il n'y a point de liberté contre la liberté. Ce jacobinisme, évolution dernière du libé- LES DEUX FRANGES. 197 ralisme français, le révolte et l'écœure : mais que dit-il d'autre pourtant quand il prononce sa condam- nation contre le dernier fond de l'esprit français? Croit-il que ses rigueurs, pour être purement mo- rales et confiées tout uniquement au papier, ne sont pas susceptibles, si elles sont lues et comprises, d'inspirer des rigueurs de fait? Ce serait mal con- naître la nature de l'homme. Il flétrit l'unité. Des penseurs moins abstraits et plus expéditifs mettront en pratique sa flétrissure, et ce sera sur le dos de nos unitaires; c'est proprement ce que faisait à Bue- nos-Ayres le dictateur Rosas. « Mort aux sauvages unitaires I » était sa devise choisie. Ce fédéraliste, partisan résolu d'une libre diversité, inventa la tyrannie la plus « une » et la plus sanguinaire du dix- neuvième siècle, et probablement de tous les siècles. M. Paul Seippel me dira que Rosas était un Latin. Un peu mâtiné de gaucho! Mais, ouvrant au hasard l'histoire de la vertueuse Germanie (aux annales de la Guerre des Paysans, si l'on veut), on trouverait d'assez rudes exemples de la brutale intolérance qu'un prêche libéral peut conseiller à des libéraux impulsifs'. Le livre des Deux Frances est un acte : qu'il le veuille ou non, l'auteur enverra sortir d'autres actes, qui seront bien capables de contredire les parties modérées de sa philosophie. Ils pourront être vio- lents. Ces violences pourront ne pas être favorables à la France. Une des tendances, certaines, de son livre est d'exciter contre la France l'opinion des 1. Nous n'avions pas encore vu le sac de Louvain (1916;. 498 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. peuples de l'Europe : cette tendance réprésente des blessés, des mourants, des morts. — Ni jjIus ni moins qu'un livre qui soutiendrait la thèse contraire^ peut-il répliquer. — C'est exactement ce que je pensais. Toute action propage l'action. 0 tolérance! 0 liberté*! Reste donc à savoir comment un libéral a bien pu écrire ainsi un livre qui est un acte, qui suggère des actes, un livre qui choisit, qui prend parti, qui ne s'en tient pas, comme le voudrait le libéralisme complet, à une position d'indifTérence et d'équidis- tance entre les contraires. A quelle source a-t-il puisé le désir de se prononcer aussi nettement pour une opinion aussi vive, laquelle peut avoir des con- séquences farouches? La réponse à cette question est de nature à rassurer nos malheureux unitaristes et nationalistes français. On va voir que Fauteur des Deux Frances est un frère : théocrate de la liberté à son premier abord, il se révèle ensuite un nationaliste et un tradilion- naliste fort strict. Ce n'est point du tout sur nous- mêmes qu'appuie le fort de sa pensée dans le livre qu'il nous a consacré. Il ne songe qu'à son pays. Il ne traite que de la Suisse'. Son livre a cette fin 1. En réimprimant celte critique de 1905 qu'un lecteur bienveillant pourrait traiter de prophétie, je n'ai aucune intention de convaincre M. Paul Seippel d'avoir été un mauvais homme, ni ennemi de notre pays. Je n'en ai qu'à son germanisme exalté, qui se développait aux dépens de la France. Des amis suisses me disent qu'il s'est multiplié pour nos pauvres blessés. D'autres me font remarquer, d'autre part, qu'il s'est fait le cornac de cet imbécile vaniteux de Romain Rolland. Pour ma part, je ne puis oublier lo service rendu au peuple et à l'Etat français par le Journal de Genève, auquel M. Paul Seippel colla- bore. 2. Pour le lecteur français. — Il y aurait une intéressante étude à LES DEUX FRANGES, 199 pratique, éminemment sociale et civile, d'avertir ses concitoyens, de garder et de détourner les habitants de la Suisse romande des exemples pernicieux qu'ils pourraient recevoir de nous. Ces districts de la Suisse, usant de notre langue, sont les plus exposés à notre influence. Or, cette influence, M. Seippel ne veut pas en nier le charme, mais les dernières lignes de son introduction sont témoins qu'il en distingue tout « le danger », Ne prenons, dit-il, de la leçon de la France, que a ce qui peut s'accorder avec les traditions que nous pour découvrir « l'individuel ». Il ne paraît point illégitime ni superflu de suivre un ordre inverse et rechercher dans la vie indi- duelle de la pensée le prototype, le modèle simplifié de ce qui se passe dans la vie sociale et politique. Ce procédé permet l'étude du pro- blème de la liberté et de l'unité sur le terrain le plus neutre, le moins irritant, et sans diminuer la rigueur de cet examen; si, en effet, ce que je dis de la subordination du principe de liberté est trouvé juste quand on l'applique à la vie solitaire d'un seul esprit humain, les mêmes con- clusions seront d'autant plus vraies, et à plus forte raison, appliquées au fonctionnement de la société (1903). LES DEUX FRANGES. 203 prit, sont les éléments nécessaires de toute pensée. Sans la curiosité, aucun savoir n'existerait et, sans la tolérance, son trésor n'augmenterait pas. Un esprit n'a de vie qu'autant qu'il s'efforce et s'élance, impatient de s'accroître et de s'enrichir. Il n'acquiert définitivement ses richesses qu'à la condition de supporter le trouble et l'embarras que lui causent en premier lieu tous ces approvisionne- ments étrangers. Consentir au malaise de la surprise, en extraire une joie vivace, désirer la secousse de l'inconnu, aimer à se trouver désorienté et perplexe, cultiver la sensation de l'inquiétude et de manière à s'en- durcir contre celte épreuve, c'est la préface néces- saire de tout mouvement méthodique de la raison. Célérité à s'entr'ouvrir, constance et fermeté dans la suite de cet effort, c'est ce qui permet à nos sens et à notre esprit d'accueillir les hôtes nombreux et bourdonnants, chargés de biens mystérieux sans lesquels nous végéterions dans l'ignorance, l'inertie et la fatuité. Donnerons-nous libre pratique? Permettrons-nous libre séjour? Sans la bienveillance du seuil, nul commerce, nulle assimilation, nul échange avec le dehors. Je suis bien d'accord là-dessus avec M. Seip- pel, et la Réforme, et l'âme de la Germanie, et je recommande, à l'égal des vertus fondamentales, une attention respectueuse envers les nouveautés, un examen sérieux, une étude loyale de tout ce qui se montre à l'entrée du château-fort de l'inteUigcnce. Portes ouvertes, oui. Et il est beau, et il est bien qu'il en soit ainsi. Cela veut-il dire qu'il n'y a que 204 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. cela de beau et de bon? Cela empêche-t-il qu'il y ait meilleur et plus beau? Le tort essentiel du principe de liberté, c'est de prétendre suffire à tout et tout dominer. Il se donne pour l'alpha et pour l'oméga. Or, il n'est que l'alpha. Il est simple commence- ment. En effet, voici les vertus de l'hospitalité la plus large bien exercées. Vous avez réuni vos échantil- lons de ce que l'univers mental et moral a connu de plus intéressant. Votre piété les a tenus en parfait état de conservation. Vous ne les avez point meur- tris ni altérés. Ils sont là. C'est fort bien; qu'allez- vous en faire? Vos imaginations, vos mémoires, regorgent. Que vont devenir tant de biens? A moins de vous borner à les mettre sous vitre à la façon des collectionneurs ou d'en jouer en sceptiques et en dilettanti, vous allez en user, vous allez les traiter, vous allez essayer d'en tirer quelque chose. Quoi? Ni la curiosité ni la tolérance ne vous l'apprendront. La curiosité et la tolérance ne vous en appren- dront ni le moyen, ni la voie, ni la direction. Elles vous ont procuré les matériaux, ou les possibilités de Taction. Les fins, les règles de l'action, ne sont aucunement en elles. L'abondance et la variété de leur apport continu auront même dû établir en vous un doute et un désordre qui entraîne un certain degré d'impuis- sance et d'immobilité. Pour agir, maintenant, il faut choisir, il faut classer. Toute la vie est dans ce problème d'organisation. Selon quel principe clas- serez-vous? Que metlrcz-vous en premier lieu, que mettrez-vous en second lieu? La curiosité est curieuse LES DEUX FRANGES. 205 de tout, la tolérance tolérante de tout, ceci et cela au même degré. Tous les objets, s'équilibrant, ob- tiennent ainsi une valeur uniforme, un prix équiva- lent. Tout s'aligne au môme niveau*. Le principal 1. Pour le lecteur français. — L'arbitraire, la fantaisie et le hasard peuvent seuls intervenir dans le choix, décréter une préférence lors- qu'on en est réduit à cet étal de « liberté » pure. — Ces pages se trou- vaient écrites depuis plusieurs jours quand l'illustre écrivain qui a tiré son nationalisme de son individualisme, Barrés a publié dans la jycw drs Deux Mondes (15 novembre 1905) un ]'oynge à Spnrle où se trouve indiqué l'état d'inerlie auquel nous accule inévitablement la doctrine individualiste tolérante de tout, parce quelle établit, d'une balance égale, échec bilatéral et annulation réciproque des droits antagonistes. L'exemple fourni par Barrés est admirablement clair. Un antiquaire et un archéologue disputent. L'antiquaire regrette que l'onaitdémoli la tour franque de l'Acropole; l'archéologue soutient que ce fut bien fait. Alors l'antiquaire s'écrie, ou h peu près : « Vous gênez, avec vos études et vos piétés que je respecte, mes études et mes piétés qu'il faut également respecter. » Qu'est-ce à dire? Si l'archéo- logue s'arrête et, respectueux des piétés de l'antiquaire, s'il relient le pii' et les démolisseurs, voilà que ses propres études vont souffrir à leur tour et pouvoir se dire « gênées ». Ce voisin qui l'oblige à se croiser les bras lui transmet le même désagrément qu il veut s'épar- gner. L'action négative imposée à l'archéologue au nom des études et des piétés de l'antiquaire constitue elle-même une entreprise, une violence contre ses études et ses piétés archéologiques. Il est prié de mortifier son désir dans la crainte de mortifier celui du prochain. Démolir devait gêner l'un. Ne pas démolir gêne également l'autre. La thèse de Végal respect n'établit même point des deux parts l'absence de gêne. L'action oppressive subsiste. Il n'est de changé que les rôles. L'oppresseur devient opprimé, l'opprimé oppresseur jusqu'au prochain tour de la roue. Cela est bien la vie. On ne peut éviter d'agir ni d'être agi, de gêner ni d'être gêné. S'abstenir n'est qu'agir sur soi et contre soi.... Mais en pratique, lorsque deux esprits se trouvent animés de ce grand respect niuluel, cela doit finir par des coups. Le bâton ou la courte paille, >olutions qui départagent! Or, nous disons : une doctrine supérieure serait en état de fixer entre les deux actes possibles ce qui est le meil- l'-ur. En théorie, cette doctrine supérieure n'est qu'un possible objet d'un vœu plus ou moins discret de la pensée. Mais dans la pratique, elle est avidement réclamée. Sans le froment substantiel de ce critère, lonte la vie active s'engourdit et s'éteint. Les principes négatifs suf- fisent bien tant qu'on n'a pas de décision à prendre, tant que l'action ne s'impose pas : au delà, se manifeste leur faiblesse. L'esprit humain se meut. Il ne supporte pas l'équilibration des cristaux. Son élan le 206 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. OU le secondaire, l'anléccdent ou le conséquent, le préférable ou le postposable, voilà ce que les purs flambeaux de la Liberté ne feront jamais distinguer, La Liberté est utile, elle est nécessaire pour per- mettre à une multitude d'être assemblée ; mais cette nécessité n'a d'égale que son incapacité radicale quand il s'agit de distribuer cette multitude et d'as- signer à chacun l'ordre et le rang de sa fonction. Que l'on puisse vivre dans ce désordre, nul doute. Que l'on puisse même y agir, c'est possible encore, bien que l'action sans règle ne soit qu'une agitation. Agir avec méthode, vivre humainement et raisonna- blement, requiert d'autres principes que la liberté des éléments reçus, subis, considérés. Certes, par désespoir de trouver la classification satisfaisante ou la hiérarchie supportable, on peut se résigner au modus vivendi qui juxtapose les contraires et con- clut la plus médiocre des trêves entre droits équiva- lents et forces irréductibles. Un esprit énergique ne trouve là qu'une sensation de défaite. Lui donne-ton cet arrêt pour provisoire, c'est alors qu'il s'atta- chera invinciblement à le dépasser. Et je demande ici encore : comment? jette au travail. Que veut-il? OEuvre de dieu, changer, transformer, la face du monde. 11 n'écoute point le bouddhi.sle, ni Schopenhauer, ni Tolstoï. Dans quel sens agir, dans quelle direction, dans quelle mesure? Il se le demande sans cesse, be même que la vie naturelle consiste à se poser infatigablement la question : « Qui l'emporte? Qui prime? Qui sera le plus fort?)), car les contrats d'entraide et les pactes fédératifs sont eux-mêmes dans tous les cas importants, l'action, ou la réaction d'une hégémonie, on se fédère autour de quelqu'un ou contre quelqu'un, — ainsi, la vie intellectuelle répète : « Qui a tort? qui a raison? » Un esprit dit cela comme un cœur se contracte et se détend, c'est pourquoi nul libéralisme ne le satisfera (1905). LES DEUX FRANGES. 207 Comment, avec le seul secours de la libre curio- sité ou de la libre tolérance? Si Ton veut remuer et vivre, il faut sortir de cet état de liberté comme on sort de prison. Il faut adopter un principe et s'en tenir à lui'. Ce n'est pas (comme le croit M. Seip- pel) pour anéantir toutes les idées différentes, c'est pour les composer autour de leur centre normal, pour les ranger et les graduer, au-dessous de lui, aussi nombreuses, aussi vivantes que possible, de manière à ne rien laisser d'inemployé et pour uti- liser plus ou moins toute chose. Type trop élevé peut-être? Type d'action humaine odgeant des facultés démesurées et des efforts de simplification magnanimes? C'est cependant ce type- là que réalise la plus humble opération d'arithmé- tique : l'enfant qui traite des fractions les réduit tout d'abord au même dénominateur. Il leur trouve un mètre commun, un point de fixité auquel il les rapporte. Le dernier des hommes de peine se livre exactement de même à des choix, à des distinctions, à des triages préparatoires. De la glaneuse au bûche- ron, de celui qui coupe les grappes à qui promène la charrue, il n'est aucune activité qui ne se pro- nonce tout d'abord en faveur de la chaîne puissante et bénigne de l'ordre. La liberté posa son trône au fond des lieux inférieurs, près du chaos et des forces 1. Pour un lecteur français. — C'est-à-dire qu'il faut que le3 prin- cipes contradictoires également admis et tolérés soient évoqués, tra- duits, comparés, mesurés; il faut qu'ils luttent entre eux jusqu'à ce que l'un d'eux, wi seul, ait surmonté successivement tous les autres : ayant réglé ainsi les exclusiones débitas, il pourra dominer, diriger et conduire. Juge et critère, il jugera et critiquera. Il sera prince et pri- mera (1905). 208 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. élémentaires : ce qui travaille et croît, ce qui monte et s'ordonne, ce qui prend figure de perfection est aussi ce qui consentit à l'entrave et à la mesure, ce qui s'est présenté au sublime frein de la loi. Un poème n'est point liberté, il est servitude : sa beauté se juge précisément au rapport des valeurs naturelles mises en jeu avec la sereine vigueur du rythme ondoyant qui les courbe. Une grande âme n'est pas liberté, elle est servitude : et sa grandeur s'estime, non moins précisément sur le rapport de ses énergies naturelles avec la règle supérieure qui les conduit. Une civilisation splendide, une nationa- lité éminente, se définiront par les mêmes traits : que leurs puissances se répandent dans le tumulte libéral et rien ne sera. Quelque chose n'en apparaît, fleur d'héroïsme ou de sainteté, fleur de majesté ou de grâce, qu'en raison de l'ordre secret qui ras- semble les divergences, compose les inimitiés. Sans la forme idéale, sans l'unité secrète qui les étreint jusqu'à leur extrême pourtour, le vent extérieur ou l'intime faiblesse les ramènerait vite à participer de cette liberté infinie que donne la mort. La mort seule admet, comprend, tolère, concilie tous les mouvements, dénoue tous les liens, brise toutes les chaînes, en un mot afl^ranchit de toutes sujétions et déterminations qui forment la trame essentielle de chaque vie, mais qui se resserrent et se com- pliquent dans la mesure de l'élévation et de la dignité de chaque vivant. LES DEUX FRANGES. VI. — TRANSACTIONS ET COMPROMIS ." LE NATIONALISME FRANÇAIS. La variété qui naît de la liberté est donc, en thèse très générale, matière première de la vie. Mais pour imposer à la vie sa direction, et les moyens de s'y tenir, sa destinée avec les moyens d'y atteindre, il faut quelque chose d'autre qui ne soit point varié, mais un. Vérifions et traduisons. Un État politique qui se borne à la liberté peut y trouver quelque bien-être. Mais qui vise au delà de l'état de conservation, qui dépasse le stade de sa consommation et de l'usufruit, qui veut produire avec intensité, progresser avec ordre, à plus forte raison conquérir et s'étendre, doit se forger une dis- cipline. Toute politique cV empire a dépassé la liberté. L'Allemagne eut besoin de la liberté pour « être », pour « compter » (1750-1850). Pour « acquérir » et « conquérir », l'unité fut indispensable. L'Angle- terre commença également par une phase de cu- riosité et de tolérance universelles ; mais il lui fallut se contraindre dès qu'elle voulut dominer. De même en Amérique : la politique de la porte ouverte (aux émigrants et aux marchands) coïncide avec l'éveil de sa vie économique; mais aspire-t-elle à régner, la ceinture des prohibitions ne fait que précéder un rudiment d'outillage guerrier. Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni les États-Unis, ne s'arrêtèrent donc à la liberté helvétique. Mais aucune de ces trois puissances n'est parvenue à la 14 210 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. discipline unitaire qui distingue la civilisation des Français. La France et la Suisse figurent donc les deux extrêmes de la série entre lesquelles on peut intercaler et combiner une infinité de moyennes. Eux- mêmes les Français passent parfois des compromis avec leur Unité, comme M. Seippel en Suisse prend, lui aussi, des libertés avec sa Liberté pour sa « légi- time défense », dit-il avec raison. Si donc M. Seippel voulait admettre ces principes, évaluer comme je le fais l'idée de Liberté et l'idée d'Unité, peut-être que je lui ferais des concessions qui lui paraîtraient importantes. Ou plutôt je ne lui ferais aucune concession. Mais je lui donnerais des nouvelles de France. Comme il me semble que le lui a reproché M. Edouard Rod dans le Journal do Genève, il les ignore visiblement, bien qu'elles soient d'hier. Je lui dirais : Vous rangez M. Ferdinand Brune- tière parmi les plus effroyables réactionnaires parce qu'il a construit une « équation fondamentale » ainsi conçue : Sociologie = Morale Morale = Religion d'où : Sociologie := Religion, « équation fondamentale » que de plus réaction- naires ou de plus progressistes que lui, des écrivains de la Gazette de France^ par exemple, ont irrévé- rencieusement parodiée : I. Gazelle de France, du ii septembre 1905. LES DEUX FRANGES. 2tl Brunetière = Ferdinand Ferdinand = Buisson d'où : Brunetière = Buisson ' , et vous ne savez pas que ce Brunelière farouche est le contraire d'un intolérant ou d'un fanatique. Il a maudit l'Inquisition. Il a flétri les Dragonnades. Il siège dans des Comités pour la liberté de l'ensei- gnement côte à côte avec les disciples de Monta- lembert et de Calvin, pêle-mêle avec des enfants d'Abraham. M. Brunetière est libéral, démocrate, républicain. Je dirais encore à M. Seippel. Il y a mieux ou pis, dans ce même ordre de la tolérance française, qui est, en vérité, une terre inconnue de vous : allez chez ceux-là mêmes qui tiennent M. Brunetière pour un fabricant de concessions anarchiques; pénétrez dans la caverne nationaliste de l' Action française et considérez-en le statut philosophique et relig-ieux : cette Congrégation non autorisée se donna une règle purement politique. Les Français s'y trouvent groupés sur un terrain non théologique mais natio- nal, sur une foi non religieuse mais patriotique. Il 1. Noie pour le lecteur français. — Un lecteur de la Semaine de Geiu-ve me dit que voilà une simple plaisanterie. Ce n'était pas du tout une plaisanterie; c'était la transcription littérale du mauvais raisonne- ment de M. Brunetière qui consiste à dire : Une partie de sociologie égale une partie de morale, une partie de morale égale une partie de religion, donc la totalité de la sociologie égale la totalité de la reli- gion. Raisonnement trois et quatre l'ois sophistique et dans lequel il saute aux yeux que d'abord M. Brunetière conclut de la partie au tout, puis que les parties sur lesquelles il raisonne ne sont aucunement les mêmes au premier et au second terme de l'équation. On peut nous reprocher d'avoir fait de la logique amusante, mais elle est sans réplique (1903). 212 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. y a là des panthéistes, des païens, des manichéens, des positivistes; l'on y rencontre un plus grand nom- bre d'excellents catholiques, de catholiques réguliers, catholiques du Syllabiis. Les uns et les autres ont ensemble adopté ïe critère de l'intérêt et de la tradi- tion de leur pays. Il est vrai qu'une circonstance heureuse — IHistoire de France en personne — impose, de ce point de vue, plus que le respect : l'admiration et l'amour du catholicisme. Mais ce n'est pas de notre faute. Nous ne pouvons pas, n'est-ce pas? changer cette histoire, dont M. Seippel a noté le tt catholicisme formel ». La religion de la patrie imposant aux plas incroyants l'amour de l'Église*, cette Église, à son tour, imposant aux Français le culte de la patrie, rien n'est plus naturel, ni plus ferme, ni en un certain sens plus « libéral » que ce compromis du Nationalisme français. Les deux nouvelles que je donne à M. Seippel lui prouvent qu'il se pourrait bien que la France fût moins éloignée qu'il ne le suppose de se découvrir, en dehors de l'unité rehgieuse absolue, un point d'équilibre et de conciliation satisfaisant. Seule- ment, et premièrement^ nous ne nous faisons pas 1. Ce que dit M. Paul Seippel de l'Eglise de France me parait inexact et inique. Un esprit de ce rang, un philosophe de cette dignité aurait pu éviter de transcrire certaines basses plaisanteries anticléricales sur le culte rendu à saint Antoine de Padoue.« Dévotion inférieure », « retour au fétichisme! » C'est vite dit quand il s'agit, essentiellement, d'une des plus belles idées qui soient au monde, de la communion des vivants et des morts et du culte des intercesseurs héroïques. Toucher élourdiment à un tel domaine pour plaisanter les simples dont tout le tort est de concevoir simplement une magnifique pensée, blesse en moi, non des sentiments de piété et de foi, mais une considération, une amitié, une fraternité d'esprit que la plupart des pages de M. Paul Seippel, même les plus hostiles, m'avaient inspirées. (Cette note a paru avec l'article dans la Semaine de Genève.) LES DEUX FRANGES. 213 d'illusion, qu'il ne s'en fasse aucune ! nous nous rendons compte que ce qu'il considère comme une supériorité est une infériorité certaine. Nécessité sans doute, mais contraire exact d'un progrès. Cela rétrécit la base du patriotisme, cela l'ébranlé. La patrie sans les dieux, la France sans l'invocation au Dieu qui aima les Français, sont des concepts dégé- nérés. Combien nos pères étaient plus heureux d'unir à leur enthousiasme pour cette terre de leur tombe et de leur berceau leurs belles espérances d'un céleste asile éternel! Autre malheur : voilà deux cents ans, ce catholicisme profond unissait morale- ment la France à une moitié de l'Europe ; au moyen âge, le même catholicisme avait fait de l'Europe entière un seul peuple. Du xiii^ siècle au xvi% duxvi* au xx'=, la décadence est double. On n'y peut rien? On peut toujours éviter de prétendre qu'on a gagné quand on a perdu. Un pis-aller inévitable, mais cruel, n'est pas un profit; ce qui peut être profi- table, c'est de s'en souvenir. Secondement, on a bien décrété que cette division des consciences françaises ou européennes était chose « définitive ». Mais ceux qui ont décrété n'en savaient rien. Rien n'assure la France contre ce que M. Seippel appellerait un retour offen.sif du catholicisme. La persistance de nos habitudes « ro- maines » qu'il retrouve partout peut en être l'indice. L'évolution se serait-elle prononcée dans un autre sens? Mais est-ce qu'il connaît la loi de l'évolution? A la supposer connue, qui en garantira le mode d'application? Tout cela est obscur, fragile, sujet à caution. Si la Réforme a coupé en deux notre 212 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. y a là des panthéistes, des païens, des manichéens, des positivistes ; l'on y rencontre un plus grand nom- bre d'excellents catholiques, de catholiques réguliers, catholiques du Syllabus. Les uns et les autres ont ensemble adopté le critère de l'intérêt et de la tradi- tion de leur pays. Il est vrai qu'une circonstance heureuse — l'Histoire de France en personne — impose, de ce point de vue, plus que le respect : l'admiration et l'amour du catholicisme. Mais ce n'est pas de notre faute. Nous ne pouvons pas, n'est-ce pas? changer cette histoire, dont M. Seippel a noté le « catholicisme formel ». La religion de la patrie imposant aux plas incroyants l'amour de l'Église S cette Église, à son tour, imposant aux Français le culte de la patrie, rien n'est plus naturel, ni plus ferme, ni en un certain sens plus « libéral » que ce compromis du Nationalisme français. Les deux nouvelles que je donne à M. Seippel lui prouvent qu'il se pourrait bien que la France fût moins éloignée qu'il ne le suppose de se découvrir, en dehors de l'unité rehgieuse absolue, un point d'équilibre et de conciliation satisfaisant. Seule- ment, et premièrement^ nous ne nous faisons pas 1. Ce que dit M. Paul Seippel de l'Eglise de France me parait inexact et inique. Un esprit de ce rang, un philosophe de celte dignité aurait pu éviter de transcrire certaines basses plaisanteries anticléricales sur le culte rendu à saint Antoine de Padoue. « Dévotion inférieure », « retour au fétichisme! «C'est vile dit quand il s'agit, essenliellenient, d'une des plus belles idées qui soient au monde, de la communion des vivants et des morts et du culte des intercesseurs héroïques. Toucher élourdiment à un tel domaine pour plaisanter les simples dont tout le tort est de concevoir simplement une magnifique pensée, blesse en moi, non des sentiments de piété et de foi, mais une considération, une amitié, une fraternité d'esprit que la plupart des pages de M. Paul Seippel, même les plus hostiles, m'avaient inspirées. (Cette note a paru avec l'article dans la Semaine de Genève.) LES DEUX FRANGES. 213 d'illusion, qu'il ne s'en fasse aucune ! nous nous rendons compte que ce qu'il considère comme une supériorité est une infériorité certaine. Nécessité sans doute, mais contraire exact d'un progrès. Cela rétrécit la base du patriotisme, cela l'ébranlé. La patrie sans les dieux, la France sans l'invocation au Dieu qui aima les Français, sont des concepts dégé- nérés. Combien nos pères étaient plus heureux d'unir à leur enthousiasme pour cette terre de leur tombe et de leur berceau leurs belles espérances d'un céleste asile éternel! Autre malheur : voilà deux cents ans, ce catholicisme profond unissait morale- ment la France à une moitié de l'Europe ; au moyen âge, le même catholicisme avait fait de l'Europe entière un seul peuple. Du xiii*^ siècle au xvi'', duxvi*= au xx*^, la décadence est double. On n'y peut rien? On peut toujours éviter de prétendre qu'on a gagné quand on a perdu. Un pis-aller inévitable, mais cruel, n'est pas un profit; ce qui peut être profi- table, c'est de s'en souvenir. Secondement, on a bien décrété que cette division des consciences françaises ou européennes était chose « définitive ». Mais ceux qui ont décrété n'en savaient rien. Rien n'assure la France contre ce que M. Seippel appellerait un retour offensif du catholicisme. La persistance de nos habitudes « ro- maines » qu'il retrouve partout peut en être l'indice. L'évolution se serait-elle prononcée dans un autre sens? Mais est-ce qu'il connaît la loi de l'évolution? A la supposer connue, qui en garantira le mode d'application? Tout cela est obscur, fragile, sujet à caution. Si la Réforme a coupé en deux notre 2fl QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. Europe, si la Révolution libérale et démocratique a tenté la même coupure en France, rien ne prouve qu'il soit impossible de recoudre et de cicatriser ces deux plaies. L'Angleterre a penché vers le catho- licisme. L'Allemagife.... Mais on ne voit rien du futur. Il ne faudrait rien affirmer. Je réponds à de vains prophètes par : Qui sait?... Quand bien même ils sauraient, quand le catholicisme ne devrait pas reconquérir son hégémonie d'autrefois, il ne serait pas démontré qu'une autre doctrine ne pût rallier les esprits et suggérer une unité de conscience toute nouvelle. Il y aurait l'Islam, si le positivisme n'existait pas. Troisièmement., on peut être sûr de ceci : quoi qu'il advienne et quelque paix qui nous soit promise, ni le drapeau jaune du pape ni les étendards verts de Mahomet ou d'Auguste Comte ne triomphe- ront sans de rudes combats et « jamais, jamais en France », jamais ne régnera sérieusement le prin- cipe métaphysique de la Liberté ou de l'Égalité des droits de toutes les doctrines. Cela serait contraire à tous les précédents, qui ne trompent jamais en chœur. Un Français dénué de passions intellec- tuelles, un Français qui ne s'échauffe pas, un jour ou l'autre, pour des idées, un Français qui n'allie point à la sagesse, à la raison héréditaire un secret fanatisme pour les types abstraits, ce Français-là mérite que vous recherchiez la nationalité de sa mère ou de son aïeul : l'enquête établira qu'il tient son origine de climats moins dorés, de races moins nerveuses et moins vibrantes. Dans un de ces poèmes qui ont la portée d'une LES DEUX FRANGES. 215 prédication religieuse, mais aussi la valeur d'une observation de physique, Mistral dit à la race qu'abomine M. Seippel : Tu es la race lumineuse qui vit d'enthousiasme et de joie; tu es la race apostolique qui met les cloches en branle; tu es la trompe qui publie; tu es la main qui sème le grain ! Oh! le Français est bien « latin » sur cet article! Que les conditions nouvelles de sa vie commune le décident à refouler dans l'ordre privé ce qui touche aux préoccupations confessionnelles, il ne pourra changer grand'chose au tour de son esprit public, qui est d'un prosélyte. Il pourra dévouer cet esprit à autre chose que la religion proprement dite, mais avec la même passion et le même esprit de synthèse. L'athée André Chénier invoquait la déesse France. Nos modernes païens feraient comme lui. L'union purement politique, purement nationale, que nous conseille, non sans quelque imprudence, ]\L Seippel, ne peut donc affecter des allures froides. Elle aura nécessairement un air de croisade contre tout ce qu'elle rencontrera de non-français à l'intérieur. C'est du reste sur ce terrain qu'ont été engagées nos plus récentes querelles. Si l'auteur des Z)(??/a: Fronces se figure que notre antisémitisme, par exemple, est un mouvement confessionnel ou clérical, il en est bien mal informé; l'antisémitisme n'existe que parce que les Français sont réduits à se demander s'ils restent les maîtres chez eux. '216 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. YII. — L ETRANGER EN FRANCE OU LA LIBERTE POLITIQUE. Notre querelle intérieure est politique. Ajoutons : nationale. Politiquement, en dépit de cent seize ans de Révo- lution et de trente-cinq ans d'une République dont tous les progrès électoraux ont coïncidé avec l'ac- croissement de la criminalité et de l'alcoolisme, après vingt ans d'une propagande collectiviste qui est un scandale pur en ce pays de moyenne indus- trie, de petite et moyenne propriété, où l'on compte près de vingt millions de ntraux, — politiquement, dis-je, — le corps de la nation n'est pas ébranlé : tant cette œuvre construite en collaboration par l'Église et la Monarchie avec les survivances de l'empire romain est fermement et solidement ma- çonnée! Mais, si la « Liberté » continue à faire des siennes, cela finira par craquer. Les années 1789, 1790, 1791 et 1792 ont été mar- quées en France par une série de « libérations » dont on n'a pas assez suivi les effets : la nation juive a été promue à l'existence civique, les huguenots, pros- crits ou émigrants de 1685, ont été rétabhs dans tous les droits communs. Les écrivains nationalistes ob- servent que nos juifs ainsi naturahsés n'ont cepen- dant pas cessé de former une communauté très particulière, un État très distinct de l'État français : leurs alliances constantes, soit entre eux, soit avec leurs congénères du nord et du sud de l'Europe, accentuent encore cette différence de la société LES DEUX FRANGES. 217 juive et du reste de la société en France. Un grief analogue, quoique très différent dans son point de départ, est relevé contre les cinq ou six cent mille huguenots recensés parmi nous. D'un sang français irréprochable à Torigine, on regrette que leur dissi- dence intellectuelle et morale, les rapports qu'elle leur créait avec les plus redoutables de nos concur- rents étrangers, n'aient pas été corrigés et tempérés méthodiquement : une mentalité assez différente de la mentalité historique française devint le par- tage du monde protestant. Il en résulte de plus en plus une secrète guerre, non de race, non plus de religion, mais, en quelque sorte, de civilisation, de pensée et de goût; je dirai hardiment que, de ce côté de la France, la plupart des éléments qui ne sont pas étrangers, ni mêlés d'étrangers, sont très certainement exposés à devenir tels *. Une colonie étrangère très remuante et très influente se forma enfin sur la lisière de ces petits mondes trop carac- térisés et trop séparés. Joignez une société secrète, venue, disent les uns d'Allemagne et, selon d'autres, d'Angleterre, qui semble avoir servi de lien général, de bureau d'embauchage et de recrutement à ces Français trop récents ou trop pénétrés d'influences hétérogènes : la franc-maçonnerie. Organisation maçonnique, colonie étrangère, so- ciété protestante, nation juive, tels sont les quatre éléments qui se sont développés de plus en plus dans la France moderne depuis 1789. Il est très remar- 1. J'ai traité la question dans un chapitre de mon livre la Politique religieuse (I, v.) d'après le document fourni par un protestant émi- nent M. Onésime Reclus. 218 OUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. qual)le que rintroduction, le retour ou les progrès de ces quatre éléments aient coïncidé : 1" Avec la chute de la dynastie nationale, axe de notre État; 2« Avec la désorganisation de la noblesse et du clergé ; 0° Avec la ruine des corporations ouvrières ; A" Avec l'abolition des privilèges propres aux villes et aux provinces; 5" Avec l'institution des départements, unités ter- ritoriales, absolument fictives, souvent contraires aux traditions, aux habitudes et aux intérêts locaux; 6" Avec la persécution du catholicisme; 7° Avec l'établissement du partage égal des héri- tages qui limite l'autorité des pères de famille et diminue la natalité; S" Avec l'achèvement de la centralisation; 9° Avec la domestication de la science, par la mainmise des bureaux sur les académies et l'Uni- versité. Ces neuf coïncidences ont fait la fortune des Pou- voirs nouveau-venus. En effet, l'État royal décapité et la famille débandée, la profession désorganisée, le gouvernement provincial et communal paralysé ou anéanti, que pouvait devenir l'ensemble de la société française? On l'a dit et redit : une poussière d'individus, un désert d'atomes. Dès lors, dans ce désert, d'abord soumis à l'autocratie napoléonienne, livré ensuite à des régimes d'une insigne faiblesse ou d'un anonymat complet, devait prévaloir peu à peu, à la faveur du mécanisme centralisateur, la puissance de ces étrangers que liaient soit le senti- LES DEUX FRANGES. 210 ment int'h-ieur de leurs différences par rapport au gros de la nation, soit la pression externe de la défiance instinctiv'e, de Taversion physique et de la très natu- relle inintelligence que la nation leur témoignait. Ces minorités ont fini par constituer automatique- ment, et sans y avoir grand mérite, les seules orga- nisations distinctes et libres, sur ce territoire livré d'un bout à l'autre au fonctionnariat, même reli- gieux. Le seul contrepoids à leur force provint des Congrégations. Mais celles-ci ne pouvaient pas exister sans révéler quelque puissance, et leur puissance inquiétait naturellement un pouvoir centralisé, de sorte qu'elles ont été soumises à un régime de tribu- lations périodiques qui leur interdisait de rien fonder'. Le rôle des juifs, des protestants, des étrangers fraîchement naturalisés et des organisations ma- çonniques ressembla donc de plus en plus à un pri- vilège public. Privilège de fait, qui put être ignoré d'un certain nombre de ceux qui en bénéficient; leurs oligarchies fédérées par un intérêt naturel n'en ont pas moins tout pris : Finance, Conseil d'Etat, uni- versités, magistrature, administration, académies. Ce serait encore peu de chose si la direction des af- faires nationales n'était viciée par la prépondérance 1. Pour le lecteur français. — Il tombe d'ailleurs sous le sens que, tout dabord inconsciemment, par simple rancune historique et reli- gieuse, et peu à peu par expérience et conseil, finalement par sj'stème politique, juifs, protestants, maçons, métèques, devaient bien cons- taler que les Congrégations étaient, en France, leurs plus grands ennemis naturels : un gouvernement anticatholique pouvait beaucoup sur le clergé séculier au moj'en du Concordat, du budget des cultes et de la filière administrative; sur les Congrégations, il ne pouvait rien que les supprimer. Il est à observer qu'avant de procéder à la séparation, on a édicté une législation rigoureuse contre ce clergé autonome et organisé IP^'o). 220 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. de ces éléments étrangers excentriques à la nation! ... A la vérité, quand on fait observer que cent mille juifs, plus cinq ou six cent mille francs-ma- çons et quelques milliers de métèques forment un bien faible total comparé aux trente-huit millions de Français. — « Oubliez-vous, répondent les nou- veaux venus, que nous sommes aussi une élite et que nous formons iine véritable aristocratie'^ » Les nationalistes n'oublient pas cette prétention. Seulement ils la contestent. Une élite digne de ce nom ne se maintient pas au pouvoir en sacrifiant tout, même l'ordre, même l'avenir national, aux envies et aux convoitises du nombre. Une aristo- cratie véritable n'affermit pas son règne sur les infâmes libertés du cabaretier. Une aristocratie au- rait respecté la religion en tant que force tradition- nelle et se fût gardée de prêcher le régime du moindre effort. Ni la Vertu, ni la Raison, ni la Sagesse politique, qui sont le patrimoine des aristo- craties, n'ont présidé à la rédaction du programme appliqué à la France par ses conquérants : des pré- bendes publiques pour les grands électeurs et, pour les petits, des pensions de retraite et le dégrèvement graduel de l'impôt; une sécurité territoriale aussi profonde dans les esprits que précaire dans la réa- lité des choses, mais, en échange, un service mili- taire diminué dans des proportions inquiétantes; une armée déliée du respect des chefs; une police sans conscience civique^.. L'oligarchie qui applique 1. Que te lecteur français me pardonne le tour embarrassé de ces lignes. Je ne suis pas accoutumé à parier des misères, françaises à l'étr;inger et, si j'en juge par la peine que j'ai eue à tracer ces allu- sions, j'ai peur de ne m'y accoutumer de ma vie (1905). I LES DEUX FRANGES. 221 un pareil programme n'a aucun titre au privilège DES meilleurs'. Les bénéficiaires de 1789 avaient pour leur début détruit chez nous les organes domestiques, locaux, économiques et religieux de notre puissance pu- blique : en 1905, c'est aux signes les plus sensibles, aux ressorts les plus nécessaires de cette puissance que s'acharne leur postérité. Comment pourrions- nous les appeler de bons citoyens, ou seulement des citoyens? Ils se chargent de démontrer leur qua- lité, de nomades. S'il ne servait pas l'Etranger, qu'était-ce que ce ministre de la marine qui fît métier d'entretenir l'indiscipline à bord de nos bâ- timents et sur les chantiers de nos arsenaux? ou ces ministres de la guerre enragés à détruire la subordination chez les soldats, l'esprit de corps entre officiers et, dans le haut commandement, toute espèce d'autorité? viii. — l'unité politique. En se montrant intolérante et tyrannique, en favo- risant des maîtres peu honorables, en se faisant la fourrière d'une invasion, l'idée de Liberté se nie et se renie. Elle s'est reniée si fréquemment chez nous que les Français sont las des inconséquences de cette noble étrangère. Après tout, disent-ils, l'Unité d'autrefois ne pouvait pas être plus dure : du moins avait-elle servi à quelque chose, nous allions et nous 1. M. OiHsime Reclus, membre d'une puissante famille protestante, a explique depuis comment les religionnaires français n'ont aucun droit à l'aristocratie qu'ils prétendent. Je renvoie de nouveau à mon livre, la Politkjue religieuse, I, v. 222 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. avancions dans le monde, nos fronts étaient laurés et nos bras chargés de butin. Ce qu'a perdu la cause libérale en France est ini- maginable. Personne n'y croit désormais. « La Ré- publique, mais ça ne se défend plus, » disait récem- ment le jeune chef de cabinet d'un de nos ministres. Nous sommes donc, de manière ou d'autre, à la veille de ce que M. Paul Seippel appellerait une réaction unitaire. Je crois qu'elle ira jusqu'au bout de la formule : à la monarchie. J'estime aussi quelle sera douce. Sans doute, tant qu'on se battra, on se battra sans s'épargner, mais, quand le plus sérieux des deux adversaires, le plus traditionnel, et par conséquent le plus riche d'avenir, aura enfin dicté la paix, l'Europe admirera la faci- lité et la douceur des conditions imposées par ce victorieux. Gomme la paix romaine, la paix fran- çaise enveloppe un fond d'amitié pour le vaincu. Elle pratique le parcere subjeclis. Toulouse, vaincue au treizième siècle, introduit au quatorzième sa propre loi ou son interprétation de la loi parmi les conseillers et les commis du roi de France. Henri IV et Sully font régner, au dix-septième siècle, ce que la Réforme avait conservé de patriote et de géné- reux. Ces échanges compensateurs sont dans le sang et dans la pensée de nos races'. 1. Pour le lecteur français. — C'est, en effet, un lieu commun de com- parer, par exemple, en matière coloniale, l'esprit de synthèse, d'assi- milation et de composition qui anime la civilisation latine à lesprit destructeur ou séparateur des races saxonnes. Le Saxon détruit l'indi- gène ou l'isole; le dernier mot de ses concessions est exprimé par le régime contractuel, plus ou moins égalitaire, dans lequel vivent les races soumises à la Maison de Habsbourg. 11 affronte l'étranger, le heurte et le balance, dans un équilibre immobile qui peut durer éter- LES DEUX FRANGES. 225 La ^monarchie se contentera de remettre à sa place, c'est-à-clire de chasser du pouvoir, sans re- tard, comme sans inutiles violences, l'oligarchie des étrangers. Mais le point de vue national ainsi rétabli et la France remise au centre de ses affaires, l'op- presseur d'hier redevient parfaitement utilisable comme serviteur de demain Nous pouvons concevoir quel service détermine pourraient rendre au pays une Finance, même juive, et une Juiverie, même prospère, si elles dépendaient du gouvernement au lieu de lui commander'. Nous concevons de même, sans que personne nous en prie, la contribution mentale etmorale du monde pro- testant, dont les relations anglaises et allemandes seraient propres à nous servir au lieu de serWr l'Étranger. Beaucoup d'étrangers amis de la France, qui ne servent que leur pays pendant leur séjour à Paris, pourraient être priés d'utiliser, en notre fa- nellemeut. Mais l'esprit latin est artiste. Il est inventeur et poète. 11 ne cesse jamais de faire et de créer. Toujours il s'ingénie, il calcule ou il rêve en vue de préparer ou de combiner des choses nouvelles. De cette race indienne que l'Anglo-Saxon se contenta d'abrutir avant de la massacrer, son industrie tira par alliance et métissage un type humain de grand avenir dans l'Amérique centrale et méridionale. D'ailleurs, n'a-t-il pas extrait la Germanie d'elle-même, c'est-à-dire de la sauvagerie ou de la barbarie? Ne lui a-t-il pas dispensé tous ses biens : religion, institutions, industrie, arts et lois, souvent même lan- gage"? — L'inepte Gobineau a bien vu le fait, mais ce Rousseau gen- tillàti-e ne pouvait le juger que du fond d'un abîme de fatuitétl90o). 1. Pour le Iccieuf français. — Il faut se délier comme de la pesle de la réplique habituelle de l'adversaire : Vous êtes antisémites? Alors c'est que vous voulez tuer tous les juifs.... Nous voulons les mettre à leur place, qui n est pas la première. Rien de moins, mais rien de plus. Les méthodes de polémique qu'on nous oppose en général sont un curieux exemple de la « démence «, de la démentaiisalion pai'ticulière à notre temps. Entre deux contraires, le règne des juifs et l'oppression des juifs, on ne semble plus être en état de concevoir qu'il y a une infinité de positions intermédiaires, réglées par des considérations de temps, de circonstances, etc. (190oj. 224 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. veur, leurs talents et leur amitié pendant leur séjour à Berlin, à Rome ou à Londres. Je ne vois pas bien quels offices un gouvernement national pourrait tirer de la franc-maçonnerie, mais je n'aperçois pas non plus le mal qu'il pourrait avoir envie de lui faire ^ L'unité vraie ne consiste pas à détruire, mais à distribuer les choses et les gens au lieu qui convient à chacun. Il ne serait pas surprenant que le meilleur de la Liberté suisse laissât une trace précieuse dans notre organisme français. Aucune république décentralisée n'est possible chez nous, tous nos éléments de vie particulière ayant été brisés par la Révolution. Mais la tâche de la monarchie sera de refaire ces ver- tèbres du gouvernement local et de l'autonomie syndicale; par simple horreur du parlementarisme et par intelligence des besoins modernes, la royauté française se développera sur le mode régionaliste. Elle développera, sous un certain aspect, une dicta- ture, et, sous un autre, une multitude de petites républiques fédérées et d'ailleurs se compénétrant sous la protection d'un chef militaire héréditaire dont la Suisse n'a pas besoin, mais qui incarne notre unité. Ainsi tout nous aura servi, même nos plus dures épreuves^. 1. pour le lecteur français. — Y aurait-il beaucoup de francs-maçons, ou des francs-maçons très ardents si le gouvernement changeait de façon sérieuse et complète? Ce fanatisme est bien suranné. Entre 1893 (élection d'une Chambre moins radicale) et 1897 (affaire Dreyfus) on a constaté une baisse sensible de l'influence et du recrutement des Loges. Raison : des ministères vaguement modérés (1905). 2. Pour le lecicur friinmis. — Esl-\l besoin de rappeler ici nos diverses formules : « Les républiques sous le roi « ; — « Philippe VIII, roi de France et protecteur des républiques françaises », etc. (1905). LES DEUX FRANGES. 225 IX. — DREYFUSISME ET LIBERTE. Il y a sept ans, ces projets auraient étonné le grand nombre de ceux qui s'y intéressent le plus vivement aujourd'hui. Mais ces sept ans nous ont fait faire bien du chemin. D'une manière générale, on a senti la nécessité : 1° d'un gouvernement fort; 2" d'un gouvernement national. Toutes nos déduc- tions s'en inspirent. Mais ceux même qui ne dé- duisent pas comme nous admettent le point de départ. L'affaire Dreyfus? Elle-même. C'est l'Aff'aire qui nous a renseignés là-dessus. M. Seippel aura du moins bien vu l'importance de cette crise qui a tout remis en question. Je l'avertis qu'il commet de grandes erreurs de fait, toutes les fois qu'il touche aux environs de ce sujet. Sur les hommes qu'il appelle des « esprits libres » et des « consciences indépendantes », petits saints qu'il lui plaît de mettre à part des « Deux Frances » comme seuls purs, seuls beaux, seuls lucides, seuls forts, sur « ces dévoués, ces désintéressés », on a souvent posé des questions auquelles ces héros n'ont pas pu répondre. Et quand M. Seippel allègue qu' «un cer- tain nombre d'hommes cultivés et d'entière bonne foi » ont été rendus « momentanément incapables de faire usage de leur sens critique par suite d'une singulière altération collective de la faculté rai- sonnante », ce qui explique, d'après lui, leur hostilité à son parti, je ne sais pas ce qu'il entend par cette altération collective de la faculté raisonnante, et 15 226 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. j'avoue qu'elle est u singulière » eu effet, mais il est une chose que je connais très bien, c'est que, du 5 juin 1899 au 9 septembre de la même année, j'ai demandé à des centaines de dreyfusiens fameux : « La Cour de cassation a-t-elle jugé de façon posi- tive et inconditionnelle que le bordereau était d'un autre que Dreyfus? » — et, comme la réponse inva- riable était : « Oui, la Cour a jugé ainsi », je n'ai jamais manqué de tirer de mon portefeuille le texte de l'arrêt de la Cour pour inviter l'interlocuteur à trouver le passage, et la phrase, et le mot énon- çant pareil jugement; mais passage, ni phrase, ni mot, n'ayant jamais été découverts par le motif qu'ils n'existent pas, la Cour ayant insinué au condi- tionnel ce que l'on aurait voulu lire à l'affirma tif catégorique, j'en ai conclu et fait conclure que la « faculté raisonnante » des dreyfusiens avait imaginé cette « altération collective ». Bien qu'appartenant à Pecus^, nous avons passé trois années de notre vie à signaler au jour le jour les méprises de toute sorte imputables aux hommes de la Justice et de la Vérité. 11 s'est trouvé depuis un écrivain de grand talent pour faire, sur une base plus sûre, l'inventaire approximatif des erreurs 1. M. Paul Scippel appelait « Pecus », d'après Anatole France, ceux qui ne pensaient pas comme lui sur Dreyfus. Quand on vous disait que res libéraux ont aussi le sens de l'unité morale ! Mais ils n'exçom- iiiiinieiil plus les dissidents. Ils les repoussent à l'échelon inférieur de réch(;lle animale LES DEUX FRANGES. 227 commises dans les récits donnés de l'affaire Dreyfus. Je voudrais que les étrangers d'esprit libre tels que M. Seippel prissent la peine de feuilleter le beau livre de M. Henri Dutrait-Crozon 1. S'il a la liberté d'esprit de se résigner à quelques violences de surface, d'ailleurs justifiées par le simple fait qu'elles ont pour point de départ unique le vrai, je lui promets des découvertes intéressantes. Peut-être l'éminent professeur à l'Ecole polytechnique fédé- rale s'apercevra-t-il qu'on l'a mis dedans comme bon nombre de Français. Le malentendu peut subsister cependant, s'il con- tinue de croire que les « antidreyfusards » préten- daient interdire « de troubler tout un peuple pour un individu condamné dans les formes légales ». Mais le fait est que nous disions tout autre chose. Nous disions qu'on troublait ce peuple sans raison suffisante. Discutant pied à pied toutes les rumeurs, toutes les fantasmagories lancées chaque jour par la presse, nous montrions que les prétextes mis en avant ne tenaient pas entre eux, contredisaient des faits certains ou renversaient des règles qu'il eût été bien facile de suivre. S'il suffit de former un parti, d'ameuter des jour- naux, de troubler des badauds, pour obtenir la revi- sion de tout jugement régulier, la justice entière s'écroule. S'il suffit de posséder quelques extraits t. Henri Dutrail-Crozon a depuis donné ce chef-d'œuvre, le Pvécis d» l'affaire Dreyfus. 228 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. dun dossier pour juger de toute une affaire, le corps des règles de la critique s'évanouit. Si enfin il suffit de crier au mensonge et à l'iniquité, d'affoler l'opi- nion, de faire éclater des scandales pour obtenir la divulgation des secrets de la police militaire, il faut renoncer à préparer aucune défense nationale. Quelques-uns d'entre nous se flattaient de défendre l'armée française. Ils parlaient avec trop d'ambition ou de modestie. L'armée française n'avait pas à être défendue. Mais nous défendions les conditions d'exis- tence de toute organisation politique, les colonnes de la science et de la raison, les rapports essentiels de la Justice et de l'État. On ne nous a jamais répondu que par une ridicule pétition de principe : « L'innocent! L'innocent! » Je ne sais si M. Seippel, nourri dans les « his- toires » répandues hors de France par les partisans de Dreyfus, admettra aisément cette interversion de rôles. Mais les faits sont là. Pour beaucoup d'écri- vains de ma génération, l'affaire Dreyfus ne s'est pas bornée à stimuler le patriotisme. Elle aura réveillé le sens critique et discipliné la raison; son désordre nous choqua moins comme Français qu'à notre titre d'hommes et citoyens du monde. La douceur et l'utilité de la règle, d'une règle exerçant à discerner le vrai et à trouver le juste, furent profondément senties à cette occasion. Nous entendîmes assuré- ment par JreyfusianismeVanarch'isme matériel, mais plus encore le désordre des intelligences, leur retour à la barbarie. Nous tendons de toutes nos forces à l'unification politique et sociale, mais l'unité logique nous aura intéressés la première. LES DEUX FRANGES. 229 Oui, l'affaire Dreyfus nous excéda do Liberté. Cette pluie de faux jug-ements et de médiocres so- phismes, d'inductions boiteuses et de déductions chimériques, cette bourbe d'idées et de passions contradictoires, mais également furieuses, nous inspirait un grand, un immense dégoût de ce qui est sans loi. — Liberté, disaient-ils. Nous comprenions que celte liberté, c'est la force, mais une force brute, une force faible et confuse, éparpillée en vain, misérablement g'aspillée. Pour gagner quelque dignité, la force a besoin d'être la prisonnière de l'esprit qui compose et qui oriente. Tous nos projets d'ordre français, tous nos plans dunité française datent de nos réflexions devant ce Chaos. APRES DIX ANS L'affaire Dreyfus conçue comme l'expression dou- loureuse d'un excès de relâchement et de liberté avait eu, comme on vient de le voir, une part essentielle à la réaction de l'esprit classique et du sentiment natio- nal. Elle n'a pas eu une moindre importance pour l'éla- boration ou la renaissance des principes de l'action po- litique et de la pratique administrative et judiciaire. Enîin, du simple point de vue de l'histoire, il faudrait l'étudier à la clarté d'un très intéressant article, écrit par un compatriote de M. Paul Seippel, son colla- iDorateur au Journal de Genève, M. Albert Bonnard, rédacteur en chef du grand organe libéral. M. Bonnard compte, en effet, pour un facteur détermi- nant des événements européens de juilict-aoùt 19141a 230 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. politique de M. Jaurès. Mais, cette politique, comme du reste la politique de M. Clemenceau, se confond dans ses causes et dans ses effets avec la politique du parti dreyfusien. M. Jaurès a été l'un des principaux maîtres de la France depuis l'Affaire jusqu'au Congrès d'Amsterdam, entre 1899 et 1904; son règne fut presque sans rival pendant les deux dernières années de cette période, où l'esprit du général André domina sur l'armée. M. Clemenceau fut, de fait ou de nom, chef du gou- vernement 4ntre mars 1900 et juillet 1909, avec Picquart au ministère de la guerre depuis la mi-automne 1900. Quel qu'ait été son despotisme à l'intérieur, la poli- tique extérieure de M. Clemenceau fut d'un libéral humanitaire et pacifiste. Ne fit-il pas la guerre au sultan du Maroc (1907) avec des crédits militaires di- minués et suivant une politique générale antimilitaire incontestée : réduction des périodes d'exercices des réservistes et des territoriaux, abolition des décrets de Messidor qui ne tarda pas à tarir le recrutement des officiers, incurie générale déterminant le généralissime Hagronà donner sa démission,... Toutes les campagnes de M. Jaurès tendaient sem- blablement à démilitariser et à dénationaliser le pays. Son demi-repentir final ne signifie rien. Sa rêverie d'une Armée nouvelle est à classer parmi les diversions et les parades dictées par les plus récents événements européens. Elles pouvaient faire illusion au cerveau oratoire de M. Jaurès : tout le monde voyait que son plan de réforme inacceptable n'était guère proposé que pour faire obstacle aux réformes réalisables. Sans quoi M. Jaurès eût-il sup- porté les feuillets de propagande électorale, conseil- lant de voler pour le parti socialiste parce que seul ce parti « s'opi)Ose aux armements » ! Ces feuillets LES DEUX FKANCES. 2Ô1 contre « la folie des armements » étaient pavoises de caricatures militaires qui ne visaient ni le militarisme prussien, ni l'armée allemande, mais notre canon de Ta et nos cuirassiers. Le parti qui a fait cette propagande, le parti que menait Jaurès, est, reste, doit rester celui qui n'a tendu qu'à nous désarmer. Mais, disent les socialistes, c'est à force de désar- mer qu'ils se proposaient d'éviter les maux de la guerre! Cette réponse vaut les autres. Depuis que le monde est monde, les particuliers et les peuples n'ont jamais évité la bataille que de deux façons : en paraissant plus forts que l'agresseur ou en lui donnant tout ce qu'il exige. Nous n'avons pas toujours été dans l'alternative de céder à l'ennemi comme en 1905 et comme en 1911, ou de lui livrer bataille comme en 1914. Vingt ans plus tôt. en 1894, au mois de décembre, nous avons été à deux doigts de la guerre avec l'Allemagne. De fâcheux articles de journaux avaient fait connaître que les documents servant de base au plus fameux des procès militaires avaient été dérobés aux bureaux de l'ambas- sadeur impérial à Paris. L'ambassadeur, comte de Munster, fît à lÉlysée des visites comminatoires et tint un langage si inquiétant que le 12 au soir, le ministre de la guerre, général Mercier (l'éditeur du canon de 75), son chef d'État-Major général, général de Boisdeffre, et leurs offîciers veillèrent une partie de la nuit, prêts à lancer les dépêches de mobilisation. Si Tordre ne fut pas donné, c'est que l'empereur, après avoir crié, se calma. L'ambassadeur se contenta d'une formalité, le démenti des journaux.... Pourquoi l'empereur s'était-il calmé, et comment l'ambassadeur s'était-il déclaré satisfait à bon compte? C'était bien simple. Nous avions une belle armée que rien, jusqu'alors, n'avait agitée, la politique n'y 252 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS, était jamais entrée. Notre matériel était surveillé par des techniciens de premier ordre, au choix desquels nos divisions intellectuelles , morales, religieuses, étaient restées étrangères. Les révolutionnaires ne s'étaient pas encore mêlés d'affaiblir nos alliances. De quelciue espionnage qu'elje nous entourât, l'Allemagne avait le sentiment de nos forces, sans en bien saisir les secrets. Et ses agents étaient saisis, jugés, punis, comme le sont partout ailleurs ces individus. L'Allemagne avait aussi le sentiment d'être elle- même suivie et observée par de véritables virtuoses de l'espionnage et du contre-espionnage français. C'était le temps où le colonel Sandherr, le colonel Henry, le commandant Lauth organisaient en Alsace ce corps de pétardiers indigènes qui eût fait sauter ponts, routes, viaducs, au moindre appel de mobilisation allemande. C'était le temps où Mme Bastian, l'héroïque femme de charge de la fille de l'ambassadeur alle- mand, ramassait chaque soir, pour le service de la France, tous les papiers traînant dans les bureaux de l'ambassade et les remettait tous les huit ou quinze jours, le soir tombé, à l'un de nos officiers.... Patriotes parisiens, à qui il arrive de passer rue de Lille, devant le numéro 78, ralentissez le pas et élevez votre pensée au souvenir de la patriote espionne. Par la terreur dont elle environna l'Allemagne, par l'incer- titude qu'elle entretint dans la pensée des dirigeants allemands, ce fut elle, en 189i, qui retint en partie le trait de la foudre. Sans avoir lu VHumanité, ni pratiqué l'humanitarisme, elle a sauvé des centaines et des cen- taines de milliers d'entre vous. Et pas seulement cette année-là : les suivantes. Car son service de défense nationale fut continué fort longtemps. II durait encore trois ans plus tard, en 18'.I7, quand les premiers mur- mures pour Dreyfus courui-ent Paris. II dura toute l'année qui suivit, toute cette terrible année 1898, où nos forces 'se combattirent, où nos secrets militaires LES DEUX FRANGES. 233 furent jetés au vent des prétoires, où nos bureaux mi- litaires furent pillés [par les indiscrets de la presse ennemie et de la presse amie. On ne parlait d'un bout à l'autre de la France que de notre contre-espionnage. Notre Gouvernement était forcé de le désavouer. Le pubMc en grand nombre imitait le gouvernement, ce qui était moins nécessaire. Et pendant qu'une partie de la nation, ingrate, reniait, flétrissait, maudissait le Service, et s'efforçait même de le rendre impraticable, ce Service, impassible, continuait de nous être rendu avec le même imperturbable, silencieux et naïf dé- vouement! Chaque soir, Mme Bastian faisait sa ronde et faisait sa rafle pour la remettre à l'émissaire du Bureau français. Cela dura tout 1898, disais-je.... Beaucoup plus. Cela dura encore au delà du premier semestre de 1899. Malgré ses enquêtes et ses contre-enquêtes, la Cour suprême n'empêcha rien, n'arrêta rien, et il fallut la crainte d'un éclat au cours du procès de Rennes pour déterminer nos officiers du Service à suspendre l'ouvrage de Mme Bastian et à la mettre en sécurité elle-même. Son départ de l'ambassade n'eut lieu qu'au 15 juil- let 1899.... Le jour où la France éclairée élèvera une colonne de gratitude el d'expiation aux grands calomniés à qui elle aura dû le canon de 75 et le Service des Renseigne- ments, le nom de l'humble patriote de la rue de Lille n'y sera pas oublié. Mais en 1900, M. Waldeck-Rousseau annojiça de la tribune du Sénat que le Service des renseignements n'existait plus.... En 1905, quand la question se reposa entre l'Allemagne et nous, la France ne faisait plus peur avec une armée qui sortait des mains du général André, avec une marine mal réchappée de Pelletan. ii34 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Pour éviter la guerre, il fallut donner à l'empereur allemand la démission d'un de nos ministres. En 1911, la leçon n'ayant pas servi, et M. Clemenceau, M. Pic- quart, d'autres encore, ayant aggravé la débâcle anté- rieure, les mêmes menaces de guerre nous firent déchirer la moitié du Coiigo. En 1014, les réparations, les réorganisations, quoi- que insuffisantes, auront permis d'échapper à de nou- velles exigences inacceptables : non à la guerre. Ima- ginez que nous eussions possédé plus de canons, plus de munitions, plus d'unité civique, une armée en crois- sance, une artillerie en plein développement, un ser- vice de renseignements florissant, tout ce que nous avions vingt ans plus tôt : la guerre aurait eu de très fortes chances d'être évitée, comme en 1894, et même au cas d'un coup de tète allemand, l'Allemagne aurait rencontré en Alsace autant de difficultés qu'elle en a trouvé en Belgique, et ce double rempart, donnant une autre forme à nos mouvements, eût donné un autre tour à notre destin. Je conclus de ce bref regard sur une histoire récente que le vieux proverbe est toujours neuf : « Si tu veux la paix, c'est la guerre qu'il faut tout d'abord prépa- rer ». Mais la guerre a des conditions politiques, dont la première est et sera toujours la disci()line unitaire, qui exclut un certain laisser-aller systématique ou « libéralisme ». LIVRE SLXIÈME GUERRE A LA GUERRE La joie rend les corps sains et vigou- reux et fait profiler l'innocent repas que l'on prend avec sa famille loin de la crainte de l'ennemi et bénissant comme l'auteur de tant de biens le Prince qui assure la paix, encore qu'il soit en état de faire la guerre et ne la craigne que par bonté et par justice. BossuET, Polit., X, L, XI. XVII LES ENNEMIS DE JEANNE D'ARC Avril 1904. Un journaliste radical écrit' dans son journal du 14 avril 1904 : Nous avons tous été façonnés dans les lycées, avec le culte de l'imagerie patriotique, tel qu'Henri Martin et Miche- let la mirent à la mode il y a trente ans. Si bien que, mal- gré nous, nous conservons encore à la « bonne Lorraine » une idolâtrie dont il serait vraiment temps que nous net- toyions nos cerveaux. Maladive, hystérique, ignorante, Jeanne d'Arc, môme brû- lée par les prêtres et trahie par son roi, ne mérite pas nos sympathies. Aucun des idéaux, aucun des sentiments qui inspirent l'humanité d'aujourd'hui, n'a guidé l'hallucinée mystique de Domrémy. 236 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Gamine, elle écoutait des voix et voyait des apparitions. Jeune fille, elle vécut parmi les soldats et les courtisans pour un Roy et une Eglise. La patrie qu'elle rêva n'a rien de commun avec l'humanité que nous désirons. En soutenant un Valois contre un Plantagenet, que fit-elie d'héroïque ou même de louable? Elle contribua, plus que tout autre, à créer, entre France et Angleterre, le misérable antagonisme dont nous avons peine à nous libérer six siècles après. Puisque les Calottes jjrétendent imposer son fétichisme à la République, nous saurons répondre à cette provocation comme il convient. Déjà des meetings s'organisent dans toutes les grandes villes. Il faut, en outre, que dans chaque canton, dans chaque village, les hommes instruits démontrent au peuple l'absurdité de cette latrie clérico-militaire. Il faut que, de tous les points de la France, la même réponse soit jetée à l'Eglise et à la Caste : « Vous avez brûlé votre Pucelle, il y a six siècles, et vous la canonisez aujourd'hui, mais elle ne nous en reste pas moins étrangère. « Cette vierge stérile n'aima que la religion de l'armée, l'huile sainte et l'arquebuse. Son bûcher final nous la fait plaindre, non pas admirer. «. Donc, à bas le culte de Jeanne d'Arc! à bas la légende empucelée ! à bas toute cette hystérie contré nature et contre raison qui paralysa l'humanité au profit d'une dynastie! » Assurément, il n'est pas agréable de lire en France, dans un journal de langue française, signés de noms français, ni cet article ni les autres où Jeanne d'Arc est ivaxiée à' hystérique ignorante, (ïlial- lucinéc mystique, de Valkyrie hommasse, d'idiote, de balourde ou de personnage bouffon, et je comprends l'indignation des patriotes conservateurs. Ils sentent combien ces bassesses sont .sacrilèges. Au point de vue supérieur des intérêts de la patrie, elles valent un appel à la désertion. Le patriotisme ne se borne pas à l'amour du sol natal. Il comprend la mémoire GUERRE A LA GUERRE. 257 cL la religion du passé. Un patriote véritable fut cet ancien ministre de Napoléon III, né libéral, mort libéral, et qui disait pourtant souffrir dans sa fibre physique, toutes les fois qu'il entendait mal parler du roi Louis XIV. Louis XIV vint couronner en quelque sorte le monument de notre unité. L'œuvre de Jeanne d'Arc, beaucoup plus ancienne, venue à une heure de crise, fut plus importante peut-être. En admettant (ce qui est douteux) que la France fût revenue à la dynastie nationale sans l'intervention de la bonne Lorraine, l'œuvre propre de Jeanne d'Arc a été de rendre pos- sible, de préparer le grand règne unificateur, le plus grand peut-être de notre histoire, celui de Louis XL Sainte pour toutes les imaginations, pour tous les cœurs vraiment français, sainte, on n'en doute plus, par toute l'étendue du mande catholique, Jeanne d'Arc est sacrée à tout homme qui réfléchit sur la philosophie de l'Histoire de France. La défense nationale qu'elle entreprit au siège d'Orléans et le sacre de Reims qu'elle mena à bien sont des événe- ments qui ne sont surpassés que par leur retentisse- ment ultérieur dans le conseil des rois et dans la conscience de la nation. L'indignation de nos amis est donc une excel- lente chose. Mais je l'aurais voulue plus prompte. Je voudrais qu'elle eût éclaté, voici quatorze ans, sans attendre que des rédacteurs de V Action en eussent fourni le prétexte. Car une insulte à Jeanne d'Arc, une offense à l'Histoire sont des offenses et des insultes, quelque seing qu'elles portent et en quelque lieu que ce soit. Accuser la Maçonnerie ou 238 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. la Juiverie, c'est fort juste. Il y a cependant d'autres coupables que les Maçons et que les Juifs. Il y a les nôtres. Il y a des gens que nous avons acceptés pour tels. Me fera-t-on le plaisir de lire ceci? — ... Pardon de t'interrompre, mais c'est que je ne suis pas aussi sûr que toi que l'intervention de Jeanne d'Arc ait été bonne pour la France. — Hein? — Oui, écoute un peu. Tu sais que. les défenseurs de Charles VII étaient, pour la plupart, des pandours du Midi, c'est-à-dire des pillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu'ils venaient défendre. Cette guerre de Cent ans, c'a été en somme la guerre du Sud contre le Nord; l'Angleterre, à cette époque, c'était la Normandie qui l'avait autrefois conquise et dont elle avait conservé et le sang et les coutumes et la langue... (L'auteur de cet ingénieux tableau historique oublie ici que l'Angleterre, conquise par les Nor- mands, garda, dans ses actes officiels, la langue du vainqueur précisément jusqu'au règne de cet Edouard TU sous lequel commença la guerre de Cent ans, dont notre Charles VII a marqué la fin : le début de cette guerre a donc coïncidé avec un regain d'influence et de vitalité saxonnes dans le royaume des ducs de Normandie.) A supposer que Jeanne d'Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère, Charles VII était dépossédé, et la guerre prenait fin. Les Planlagenels régnaient sur l'Angleterre et sur la France, qui ne formaient du reste dans les temps préhistoriques, alors que la Manche n'exis- tait point, qu'un seul et même territoire, qu'une seule et même souche... » (Il faut s'arrêter un instant pour admirer cette contribution de la géologie à la philosophie des GUERRE A LA GUERRE. 230 nalionalilés. Le Parlement des Provinces-Unies a-t-il jamais pris garde au fondement scientifique de ses droits nationaux? Ayant d'abord dormi ensemble sous l'épais manteau de la mer, « il est clair » que les grasses prairies des Pays-Bas étaient faites pour apparaître au jour sous la même domi- nation. Mais le schisme de la Belgique et de la Hollande en 1851 a violé ce principe de théologie naturelle. Le haut penseur que nous citons relè- vera-t-il le scandale? Il est plus choquant que la sécession préhistorique ou prolohistorique de la France et de l'Angleterre !) Il y aurait eu ainsi un unique et puissant royaume du Nord, s'étendant jusqu'aux provinces de langue d'oc, englo- liant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dont les mœurs étaient pareils. Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sans cohésion, une France absurde. Il a dispersé les élé- ments semblables, comme les nationalités les plus réfrac- taires, les races les plus hostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas! de ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs de chocolat et mâcheurs d'ail, qui ne sont pas du tout des Français, mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanne d'Arc, la France n'appartenait plus à cette lignée de gens fanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée race latine que le diable emporte. Durtal leva les épaules. — Dis donc, fit-il en riant; tu sors des idées qui me prou- vent que tu t'intéresses à ta patrie; ce dont je ne me dou- tais guère. — Sans doute, répondit des Hermies en rallumant sa cigarette. Je suis de l'avis du vieux poète d'Esternod : Ma pairie, c'est on je suis bien. Et je ne suis bien, moi, qu'avec des gens du Nord. L'auteur de cet intéressant dialogue, l'auteur de Là-Bas (Paris, Stock, 1891) où chacun pourra le 240 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. relire et le retrouver (page 65 et 66), M. Joris Karl Huysmans n'est peut-être pas un Français de race très sûre. On le dit né en Belgique, de parents hollandais. Sans doute naturalisé ou fils de naturalisé, il nous payait ainsi l'écot de sa bienvenue. Et nous le payions de retour. Au moment où parut Là-Bas, M. Huysmans était quelque chose comme sous- chef de bureau au Ministère de l'intérieur. Il fut, un peu plus tard, décoré de la Légion d'honneur, comme fonctionnaire; c'est tout au plus s'il se trouva un petit nombre de très jeunes gens pour s'indigner de la promotion. Je le fis, pour ma part, et de 1895 à 1807, dans cette période d'incubation anarchiste où s'accumu- lèrent les éléments intellectuels que l'agitation dreyfusienne devait utiliser si bien, je n'oubliai jamais, comme en feraient foi bien des textes, de ranger M. Joris Karl Huysmans parmi les pires ennemis de la tradition, de l'ordre et de lapatrie. 0n ne peut en douter : les injures prodiguées à Jeanne d'Arc par la presse radicale sont imprégnées de l'ignoble esprit de Là- Bas. M. Huysmans a écrit ces grandes sottises. Elles ont vécu, duré et germé. Elles ont vulgarisé, pour leur part, un état d'esprit résumé en deux ou trois formules voyantes. Les pauvres rédacteurs de V Action se récla- ment d'un Alfred Naquet, qu'ils n'ont peut-être pas lu; s'ils étaient sincères, c'est Huysmans qu'ils invoqueraient, car ils l'ont connu et pratiqué long- temps, M. Huysmans mérite d'être appelé leur prophète GUERRE A LA GUERRE. 241 et leur précurseur : des deux personnages qu'il met en scène, l'un Durlal, en qui Tauleur s'est toujours incarné, n'entend pas sans stupeur pai'lerde la patrie avec quelque intérêt; et l'autre répond posément que sa patrie à lui, est celle où il se trouve bien : il refait " la figure historique de son pays conformément à son caprice, et il envoie au diable les guerriers impor- tuns et la très fâcheuse héroïne dont l'œuvre con- trarie les bouffées de sa rêverie. Les personnages favoris de M. Huysmans agissaient et pensaient dès 1891 comme le font depuis 1898 nos plus précieux intellectuels dreyfusiens. Les choses sublunaires ont d'ailleurs un cours assez constant, dont elles se détournent peu. Ce qui devait arriver arriva. En quittant les religieux qui avaient été, hélas! ses amis et ses bienfaiteurs, M. Joris Karl Huysmans fit un livre, et dans ce livre s'appliqua, avec ses moyens, qui sont faibles, à ridiculiser la maison qui l'avait accueilli. On me dit que les reli- gieux furent mal contents de ce livre. La lecture des pages G5 et 66 de Là-Bas leur eût épargné le calice et enseigné la méfiance d"un hôte pareil. Un nou- veau français, un métèque, et qui avait parlé de l'His- toire de France comme l'auteur de Là-Bas, devait se montrer, par une liaison nécessaire, un hospita- lisé plus qu'ingrat. En France, du reste, l'anti-patrio- tismc tient à l'anticatholicisme par des affinités sub- tiles et profondes. Des catholiques avertis n'auraient pas eu besoin de se mettre en garde, ils y auraient été tout natu- rellement, au seul bruit du nom d'un ennemi de la France. 16 242 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. APRES DOUZE ANS On me dit que Joris Karl Huysmans revint plus tard, en même temps qu'à la foi catholique, à de meil- leurs sentiments pour notre patrie : la contre-épreuve vérifie les observations que Ton vient de voir. XIX ENTRE POTTIER ET LAMARTINE : LA MARSEILLAISE DE LA PAIX ET l'iNTERNATIONALE Septembre 1903. Nous ne sommes pas toujours de l'avis des chefs du parti dit libéral, ou modéré ou nationaliste. Il faut sans doute partager l'aversion que ces mes- sieurs éprouvent pour un chant de guerre civile. Nous n'approuverons jamais les pensées énoncées dans V Internationale et, même si la précaution est jugée superflue, nous serons plus qu'explicite pour échapper au fameux reproche constant de la poli- tique du pire : nous déclarons mauvais de vouloir appliquer la grève aux armées, détestable de faire chanter à de jeunes conscrits : Crosse en l'air, et rompons les rangs, triste et cruel de voir courir des couplets comme celui-ci : S'ils s'obstinent ces cannibales A faire de nous des héros Ils sauront bientôt que nos balles Sont pour nos propres généraux; — dautant plus cruel, d'autant plus triste que, pour les trois quarts des personnes qui mettent en circulation le couplet, le texte exact, le texte chanté et voci- féré porte : so7it pour nos sales généraux, La basse 2i4 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. insulte est associée aux menaces de mort. Délit double, diront nos grands jurisconsultes. Le délit est double en effet. Mais nous nous séparons des principaux critiques de l'Internationale dans le moment précis où ces messieurs mêlent à l'expression de leur révolte ou de leur crainte, celle de quelque étonnement. Toutes les fois qu'ils ont à s'exprimer là-dessus, les organes de la bourgeoisie dirigeante prennent les astres à témoin de la nouveauté inouïe de cette chanson. On dirait que jamais terre française n'entendit un blas- phème semblable à celui d'Eugène Poltierct du Fla- mand Degeyter qui en fit la musique. M. Jean Jaurès et M. Gérault-Richard ayant mis en avant, comme un précédent respectable, la Mar- seillaise de la Paix, du noble poète des Recueille- ments et des Méditations, c'a été parmi nos majestueux libéraux un chœur de protestations entre lesquelles on a particulièrement entendu la voix perçante de M. Emile Faguct. — « La Marseillaise de la Paix est un chant de paix, comme l'indique assez son nom, et V [nternationale est un chant de guerre. » Il y a longtemps que j'ai formé le projet d'examiner cette opinion. Voulez-vous que nous relisions le poème de Lamartine? Les circonstances dans lesquelles a été composée la Marseillaise de la Paix sont un peu trop connues pour être rapportées. Dans la pensée de Lamartine, il ne s'agissait que de répliquer « à M. Becker auteur du Rhin allemand », c'est-à-dire à l'auteur d'un défi adressé à la nation et à l'armée française. « Ils ne GUERRE A LA GUERRE. 245 lauront pas le libre Rhin allemand.... » Ce petit chant germanique, court, rapide, assez bien timbré, paraît-il, répondait à des manifestations belliqueuses d'une partie de l'opinion française en 1840. Le poète de la Marseillaise de la Paix surgit donc, sa lyre à la main, entre les deux grandes races qui se mesu- raient du regard. Pour sa composition matérielle, le poème est for- mé de grandes strophes de neuf vers séparés par des quatrains en forme de refrain. Ce n'est qu'une magnifique apostrophe dont le quatrain marque et ravive l'accent et le rythme oratoires. D'un souffle fort, d'un mouvement puissant, portant des images splendides, le poète varie les mots de son qua- train, il n'en modifie nulle part ni le ton, ni la pensée : Roule libre et superbe entre tes larges rives, Rhin! Nil de lOccident, fleuve des nations! Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives Emporte les défis et les ambitions! Onze fois, en termes peu différents, le fleuve est ainsi conjuré, d'emporter les défis et les ambitluns de ses riverains. L'architecture générale des idées secondaires em- ployées à fortifier la pensée centrale paraît compor- ter cinq divisions essentielles : Dans la première, le poète affirme qu'il n'y aura plus de guerre entre Allemands et Français. Vingt- neuf ans à peine avant que fût déclarée la Guerre par excellence entre ces peuples que l'histoire a qua- lifiés ai' ennemis héréditaires^ Lamartine s'écrie : 246 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Il ne tachera plus le cristal de ton onde Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain; Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde Ces ponts qu'un peuple à l'autre étend comme une main; Les bombes et l'obus, arc-en-ciel des batailles, Ne viendront plus s'éteindre en sifflant sur tes bords ; L'enfant ne verra plus du haut de tes murailles Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles, Ni sortir des flots ces bras morts. 1841-1870 !... Mais tel apparaissait l'avenir au poète; les Allemands ont d'ailleurs réalisé son rêve paci- ficateur dès les premiers mois de leur campagne de France en occupant en maîtres l'une et l'autre rive du Rhin. Elles ont cessé depuis lors de s'armer l'une contre l'autre. Il n'y a qu'un moyen de paix univer- selle : un seul maître pour l'univers. Lamartine poursuit en déclarant queles vieux châ- teaux sourcilleux qui gardent le fleuve ressembleront aux rides sur le paisible visage d'un ;beau vieillard, on ne verra plus naviguer sur l'onde brillante que d'ingénieux commerçants ou des touristes curieux. Pourquoi et comment seront obtenues ces grandes nouveautés? demande le lecteur. Le poète répond : — Pourquoi pas ces nouveautés? C'est ce qui existe aujourd'hui qui n'a point raison d'exister. C'est la guerre et non la paix qui a besoin d'être expliquée, c'est elle qui étonne mon intelligence et mon cœur. Pourquoi la vieille guerre inhumaine et dévasta- trice? Dieu, qui a composé l'élément de cette onde, ne l'a point créé « pour diviser ses fils, mais pour les réunir ».... Cette défense de la paix par l'exposé de l'inintelli- GUERRE A LA GUERRE. 247 gibilité de la guerre remplit la seconde partie du poème : Pourquoi nous disputer la montagne et la plaine? Notre tente est légère, un vent va l'enlever La table où nous rompons le pain est encore pleine, Quand la mort, par nos noms, nous dit de nous lever. Bref, cette vie est courte, mais le monde est vaste; le monde entier regorge de bonnes choses. Il n'y a qu'à les prendre chacun à notre tour, tous ensemble, comme il nous plaira. La nature est assez abondante pour répondre à toutes les fantaisies du cœur hu- main,l'homme n'aaucunsujet de dépouillerl'homme : il peut avoir, s'il veut le prendre, l'équivalent de tout ce qu'il lui arrive de convoiter. A ces observations re- marquablement fausses, le poète en ajoute de folles: le ciel est sans divisions, pourquoi la terre en aurait- elle? La raison répondrait sans plus : parce qu'elle n'est pas le ciel. Le poète réplique en chantant à tue-tête que ce qui ne devrait pas être selon lui ne peut exister de- vant lui : Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races Ces bornes ou ces eaux qu'abhorre l'œil de Dieu? De frontières au ciel voyons-nous quelques traces? Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ? Ici les vers célèbres aussi beaux de sonorité que vides de sens. Nations! mot pompeux pour dire barbarie! L'amour s'arrète-t-il où s'arrêtent vos pas? Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie : Végoïsme et la Iiaine ont seuls une patrie^ La fraternité n'en a pas. 2i8 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Roule libre et royal entre nous tous, ô fleuve ! Et ne t'informe pas, dans ton cours fécondant, Si ceux que ton flot porte, ou que ton urne abreuve Regardent sur tes bords l'aurore ou l'occident! Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières Qui bornent l'héritage entre l'humanité Les bornes des esprits sont leurs seules frontières Le monde en s'éclnirant s'élève à Vunilé Ma patrie est partout où rayonne la France, Où son génie éclate aux regards éblouis ! Chacun est du climat de son intelligence ; Je suis concitoyen de toute âme qui pcnse^ La vérité, c'est mon pays! Il ne faut pas demander à l'esprit d'un poêle ns; au siècle de Lamartine ce souveram accord intérieur et cette rigoureuse harmonie intellectuelle qui dis- tinguent Fâmc de Sophocle, de Dante ou de Racine. Avec une nature haute et des dons glorieux, Lamar- tine avait l'esprit faible. Il manquait de ce sens du vrai et de cette raison qui, tout seuls, ne feraient que des natures droites et fermes, mais qui, associés aux grands dons de l'imagination et du sentiment, élèvent l'âme à la perfection. Entre les strophes que je viens de citer, la der- nière est douloureuse à l'esprit, parce qu'il est im- possible de la réaliser tout entière parla pensée. S'il y a des climats pour l'intelligence, comment peut elle être concitoyenne de toute âme qui pense et avoir pour « pays » cette vérité essentiellement su- périeure aux variations de climats? En second lieu, comment la zone immense, mais limitée, du rayon- nement de la France, peut-elle s'identifier avec l'im- 1. Il me semble avoir lu une variante e est remplacé par homme. GUERRE A LA GUERRE. 249 mensilé sans limite où rayonne le vrai? La Vérité habite autant que la Sologne ou le Beaujolais ces plateaux du Thibet où le génie français n'éclate nulle part aux regards éblouis. Si l'on est du climat de son intelligence, cela peut être du climat français, des climats francophiles, des climats peuples de disciples de la France ; cela peut être aussi des climats où la France n'enseigne rien et n'éblouit personne. Quel malheur que de si beaux sons, lorsque l'esprit ne par- vient pas à s'en faire une image liée, une représenta- tion cohérente! L'ennui que nous donnent les contradictions dans les termes fait sentir comment la raison, sans être la source même de la poésie, est nécessaire à la saveur du mélange divin. Dans une coupe étince- lante, la liqueur âpre et mal fondue donne aux lèvres une sensation désagréable, à l'âme (que tant d'éloquence remuait) l'idée d'un désordre accablant. La triste évidence se montre ; on découvre que le poète, voulant penser, n'a rien trouvé que des élé- ments confus qu'il a mêlés sans leur communiquer cette douce unité que justement le 'malheureux rêvait "pour l'ensemble de l'univers! Quoi qu'il en soit, à ce désordre se réduit la seconde partie du poème. La troisième en découle tout naturellement, avec une égale pénurie de logique. Tous les hommes sont citoyens de la même cité, les nations ne sont qu'un nom pompeux de la barbarie, il n'y a d'autre pays et d'autre climat que la Vérité, et voilà que le poète imagine de célébrer consécutivement les traits natio- '250 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. naux des hommes qui bordent le Rhin ! Après avoir dit que les différences entre l'Allemand et le Fran- çais sont aussi artificielles que le seraient des divi- sions dans le libre espace du ciel où ils n'habitent pas, il distingue minutieusement d'après les diffé- rences issues de la nature, multipliées par l'histoire, les fils de l'Allemagne et puis les enfants de la France : Vivent les nobles fils de la grave Allemagne!... Il y a quelque quinze ans, dans ses Etudes sur le dix-neuvième siècle, M. Faguet, après avoir cité ce premier vers, aimait autant ne pas nous transcrire le reste. Mais nous avons fait du chemin. Beaucoup de braves gens qui se croient toujours bons Fran- çais liront aujourd'hui, comme M. Faguet, sans sour- ciller la strophe allemande dn grand poème : Vivent les nobles fils de la grave Allemagne; Le sang-froid de leur front couvre un foyer ardent: Chevaliers tombés rois desmains de Charlemagne, Leurs chefs sont les Nestors des Conseils d'Occident! Leur langue a les grands plis du manteau d'une reine, La pensée y descend dans un vague profond, Leur cœur sur est semblable au puits de la sirène Où tout ce que l'on jette, amour, bienfait, ou haine, Ne remonte jamais du fond. C'est le symbole de la foi germanique entre Starl et Michelet, ramassé en neuf vers. Le quatrain suivant est curieux. Un bon républi cain aurait pu s'offusquer d'une louange accordée aux Nestors de l'Occident. Mais Lamartine ne s'em- barrasse pas de si peu ! Les rois, princes et principi- cules de l'Allemagne féodale sont métamorphosés d'un coup de baguette en souverains plébiscités ; GUERRE A LA GUERRE. 251 Roule libre et fidèle entre tes nobles arches O fleuve féodal, calme mais indompté ! Verdis le sceptre aimé de tes rois patriarches Le joug que l'on>choisit est encore liberté. Les Français de Charles X et de Louis-Philippe sont des serfs misérables. Les Allemands de Gas- pard LXXXIV, landgrave ou margrave de Thunder- Irunck, sont des êlres ornés de justice et de liberté. La féodalité détestable chez nous, pleine de grâce et de bonté chez les Allemands! La turlutaine de Monod restait fort répandue en France aux environs de 1870. Fustel de Coulanges en pleura. La France et les Français ont leur couplet : c'est la France, ce sont les Français de FÉvangile révolu- tionnaire ou des migrations celtiques d'il y a !2000 ans : Avant-garde de Dieu qui devancent ses pas! Comme des voyageurs qui vivent d'espérance Ils vont semant la terre et ne moissonnant pas. Leur arc est proprement celui qui lance « l'idée ou la mort ». Tout le solide et le puissant de la sub- structure française : romanisme, catholicisme, monar- chie capétienne, n'existe naturellement plus pour Lamartine. Qu'en ferait-il? Il reconnaît sa France dans la suicidée de ces derniers cent ans, celle que Michelet et Quinet appelaient le Christ des nations, celle qui monte sur la croix pour le rachat de l'uni- vers. La quatrième partie du poème ne comprend quïme strophe destinée à faire entrevoir rapidement le fracas des empires, partant leur vanité. Comme il s'aofit de l'Orient, la beauté des images, leur subhme. 252 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. leur pittoresque et leur éclat le disputent à la nullité ou à rincertitude de la conception : Là, d'empires poudreux les sillons sont couverts ; Là, comme un stylet d'or, l'omUre des Pyramides Mesure l'heuro morte à des sables livides Sur le cadran nu des déserts! Sans doute! Les empires terresti^es sont devenus des cendres vaines. Mais, sur les Nuées vaines dont l'esprit de Lamartine s'enchante, la cendre a l'avan- tage d'avoir été, d'avoir duré, d'avoir assuré au genre humain des conditions de vie plus ou moins suppor- tables, d'avoir hérité puis transmis le dépôt civilisa- teur, enfin d'avoir réalisé un ensemble de biens matériels et moraux infiniment supérieurs à ce qui eût été ou même pu être sans eux. La pire organisa- tion est une chose humainement supérieure à l'ab- sence d'organisation. La pire tyrannie asiatique a plus avancé les affaires du monde que l'état délabré des sociétés sans forme ni lois qui, nées dans la sau- vagerie, se sont perpétuées de même jusqu'à nous. Qu'est-ce que les divagations de Lamartine? La pro- jection laïcisée des cris de révolte du prophétisme hébreu : Israël sans sa religion, c'est-à-dire un peu moins que rien. Autant il est aisé d'admettre, selon le thème de Bossuet, le néant des empires devant le Tout-Puissant, autant ces néants se relèvent, se réha- bilitent et se justifient, à part quelques exceptions monstrueuses, du point de vue des intérêts du genre humain. Vient enfin la cinquième et dernière partie de cette Marseillaise. Lamartine passe brusquement à l'avenir. GUERRE A LA GUERRE. 253 Sur ces empires morts, sur cet orient vide, il exhorte, sans le moindre souci de se contredire une fois de plus, les Allemands et les Français à courir fonder quelques dominations nouvelles. Colonisez! coloni- sons! II leur montre l'Egypte, où nous commencions alors à nous installer confortalîlement sans le con- cours de l'Allemagne et malgré l'Angleterre : Jetons les blonds essains des familles humaines Autour des nœuds du cèdre et du tronc des palmiers! Allons, comme Joseph, comme ses onze frères Vers le limon du Nil que labourait Apis... Fabriquons des vaisseaux, tendons des voiles, tra- fiquons, enrichissons-nous, très vertueusement du reste et conformément aux programmes que M. Gui- zot, redevenu premier ministre, devait proposer à la France. Il semblait au poète que tous les loups se feraient agneaux, du moment qu'ils guetteraient la proie sur un rivage un peu reculé : Rapportons-en le blé, l'or, la laine et la soie. Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu! Et tissons de repos, dalliance et de joie L'étendard sympathique où le monde déploie L'unilé, ce blason de Dieu. Cette vue idyllique de la politique coloniale devrait être jugée sévèrement par nos socialistes français. Mais l'un d'eux m'assure que la strophe traduit l'état d'esprit de la bourgeoisie française qui avait besoin de la paix pour faire ses affaires. Soit, mais il est d'aussi mauvaise politique que de mauvaise poésie de généraliser des états accidentels, sans rien cal- culer du possible. Meilleurs philosophes, c'est-à-dire meilleurs poètes et hommes d'État plus pratiques, ils 254 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. auraient su que tout développement colonial ou industriel, créant des richesses nouvelles, crée aussi des sujets d'envie et de dispute entre les sociétés. Ce ne sont pas les pauvres cantons suisses, au temps qu'ils n'avaient rien à disputer entre eux, qui font de grandes et longues guerres suivies : ce sont les civilisations puissantes, Carthage d'Annibal, contre Rome de Scipion, France de François P'^, contre Allemagne de Charles-Quint. Les rivalités indus- trielles créent ou créeront des guerres industrielles ; les rivalités coloniales, des guerres coloniales. Les pohtiques romantiques de 1840 ne soupçonnaient pas ces vérités, si claires aujourd'hui que l'expérience les a contrôlées ! Il suffit de feuilleter le volume des RecKeillemenls poétiques pour sentir que l'erreur de la Marseillaise ne fut point une faute isolée dans la vie de Lamar- tine. Elle exprimait le fond même de ses pensées. Ce poète qui, de tous ses contemporains, a peut-être gardé le goût le plus classique et cette pure langue que la lecture de Mérope et d'Athalie lui avait inculquée dès son adolescence, avait profondément perdu le sens supérieur de l'ordre de l'esprit, tel que l'établit la raison classique. Son Toast aux Gallois qui est de 1858 porte le reflet de douloureuses chimères. Il y est souhaité que le choc des verres amis, tenus par les Bretons d'Angleterre et par ceux de France, fasse tomber dans la mer qui nous baigne Vorgueil jaloux de nos deux pavillons. Il y est prédit, pour faire plaisir à M. d'Estournelles, un Sinaï de paix entre les nations. GUERRE A LA GUERRE. 255 On donne la terre à la France. On offre à lAngle- terre la mer, sans se demander ce que deviendront, à ce pacte, les pêcheurs de Basse-Bretagne et les armateurs nantais : A nous les champs d'argile, à vous les champs amers. On combine le titre des journaux que devaient fonder, cinquante ans plus tard, M. Ernest Vau- ghan et M. Jean Grave, L'aube de jours nouveaux fait poindre ses raj'ons. Enfin la thèse de l'anarchie internationale est for- mulée avec une précision rigoureuse : L'homme n'est plus Français, Anglais, Romain, Barbare, Il est concitoyen de l'empire de Dieu ! Les murs des nations s'éci'oulent en poussière, Les langues de Babel retrouvent l'unité, L'Evangile refait avec toutes ses pierres Le temple de l'Humanité. Dans une autre pièce, l'épîlre à Adolphe Dumas, une sorte de programme philosophique. comporte ces formulés vagues dans leur teneur, mais pré- cises pour la direction générale : De ces troupeaux humains que la verge fait paître, Parqués, marqués au flanc par les ciseaux du maître ; Fondre les nations en peuple fraternel Marqués au front par Dieu de son chiffre éternel; Au lieu des mille lois qu'une autre loi rature, Dans le code infaillible écrire la nature, Déshonorer la force.... Ces mots impies dispensent de plus citer. ... Je n'ai pas la prétention de démontrer en forme que les hommes de 48 furent des « quarante- huiteux». Si même j'insiste pour rappeler des vérités éblouissantes, c'est que nos libéraux, fils de leurs '256 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. pères, tendent à transformer en types et en modèles de citoyen ces docteurs de l'anarchie cosmopolite et révolutionnaire. Mais devant les textes, éclairés par le jour des événements, il est aisé de voir qu'il n'y a pas opposition entre l'esprit de Lamartine et celui d'Eugène Poîtier. Le chant de paix, entonné par le premier, n'est chant de paix qu'en apparence. S'il célèbre la paix entre les peuples, cela revient à conseiller la guerre entre concitoyens. Si, en effet, les nationahtés ne représentent plus qu'une pensée barbare, ceux qui maintiennent les nations, depuis les princes jusqu'aux gendarmes et aux douaniers, sont à combattre et à fusiller. S'il est juste de rehausser des plus splen- dides falbalas de décoration poétique la maxime : Déchirez ces drapeaux, et cette autre maxime : Végoïsme et la liaine onl seuls une patrie, ceux qui voudraient faire saluer ce drapeau, ceux qui com- manderaient la défense du dernier refuge de « la haine et de l'égoïsme », ce sont des monstres, ce sont des « tyrans » : ils doivent être mis au mur. Eugène Pottier et son pubhc l'ont fort bien compris : Ils sauront bientôt que nos balles Sont pour nos sales généraux. Et, si l'on demande où est, dans V Internationale, l'accent magnanime, le ton généreux et pacifique de Lamartine, je répondrai encore que ce ton n'en est pas absent. Il y a dans la strophe la plus incriminée du poème de Poltier ce vers qui en dit long sur les intentions idylliques de son auteur : Paix entre nous, guerre aux tyrans! GUERRE A LA GUERRE. 257 Paix entre nous, à notre parti et à notre classe, paix à notre amitié, guerre aux personnes d'autre classe et d'autre parti, aux gens de notre inimitié. L'homme étant un animal essentiellement querel- leur, contentieux et belliqueux, et les conditions de la société surtout industrielle étant les conditions mêmes de la guerre^, il s'ensuit que la guerre, étant supprimée entre nations, se poursuivra à l'intérieur de chaque territoire. La guerre en soi y gagnera, et la paix tout court y perdra. Que Lamartine crût plaider la cause de la Paix tout court, j'en suis persuadé; mais Eugène Pottier croyait être l'ami des hommes, lui aussi. Et Marat aussi. Et si ces deux croyances étaient toutes deux fausses, Pottier était plus excusable que Lamartine de la professer. Un dco articles capitaux de la pensée du nationa- lisme complet, du nationalisme qui aboutit à la royauté, c'est de formuler des doctrines qui sont pures. Les hommes d'État doivent chercher la con- ciliation entre les idées et les faits : pour qu'une Politique soit juste dans son cours, il faut qu'elle découle de principes aussi rigoureux que possible. Voilà pourquoi nous ne nous croyons pas le droit de conclure aucun pacle intellectuel avec le libéra- lisme et la démocratie, bien que les démocrates et les libéraux soient assurés de nos dispositions per- sonnelles les plus suaves. Notre concours leur est 1. On dira que je n'ai pas démontré cette proposition au cours de ce chapitre. En est-on bien sûr? Mais si ce n'est pas fait, on ne perdra rien pour l'attendre. 258 QUAND LES FRANÇAIS NE S AIMAIENT PAS. acquis lorsqu'il s'agira de défendre avec eux une institution nationale ou traditionnelle à laquelle leur manque essentiel de logique les aura ralliés. Dans l'ordre des idées, nous ne pouvons avoir pour eux qu'un sentiment .: l'horreur. Ni Pottier, ni Ravachol ne nous inspirent, intellectuellement, l'horreur et le dégoût que nous inspirent les idées d'un Lamartine ou d'un Jules Simon. Et voici pourquoi : Lamartine et Simon posaient tous les principes de l'Internatio- nale et de l'Anarchie, et ni l'un ni l'autre n'eût osé conseiller de fusiller des généraux ou de faire sauter des maisons bourgeoises. Tenir un principe pour évident et en esquiver les conséquences régulières, c'est le dernier degré d'abjection pour l'esprit humain. La vue de leur inconséquence doit aussi nous donner du cœur. Elle nous défend de nous laisser intimider par un nom, par une renommée, par un maître. Elle est vaine et sotte, la respectueuse objection : — Vous laissez Lamartine (ou Simon ou Hugo) aux adversaires de la France. N'est-ce pas impric- dent?... Si Hugo, si Simon, si Lamartine appartiennent aux adversaires de la France, il n'est au pouvoir de per- sonne de les leur enlever. Ni nos sacrées paroles, ni nos magnifiques écrits n'empêcheront la Marseillaise de la Paix, d'être le poème qu'elle est, de refléter le sentiment qu'elle reflète. En quoi d'ailleurs un Lamartine ou un Hugo feraient-ils autorité en matière de philosophie poli- tique? Personne n'aime Lamartine plus que nous, n'admire mieux que nous Hugo. Mais les bien ad- GUERRE A LA GUERRE. 259 mirer, c'est constater que leur raison était assez faible, et leur esprit des plus légers. Ceux qui invo- queront cette fragile et vagabonde pensée ne s'en trouveront ni enrichis ni fortifiés. Je félicite les lecteurs de Lamartine d'être bercés d'un chant si moelleux et si pur; je les plains de s'abandonner à des rêves incohérents. Exclure de sa vie politique des maîlres pareils, non sans goûter leurs qualités d'imagination ou de sentiment, leur poésie splen- dide et sublime, bien qu'incomplète, c'est se sé- parer de principes de diminution et de décadence ; c'est partant se guérir, et c'est aussi se mettre en mesure de croître. Il est parfaitement possible que demain un Jaurès aille crier dans son journal que ces royalistes et nationalistes profanent les autels en distinguant chez un grand poète le beau du laid, le vrai du faux. Ce Jaurès peut être écouté, nous valoir des mur- mures ou de la défaveur. Ce petit revers apparent cachera une grande force: comme, chez l'adversaire, l'apparence du succès l'empoisonnera. Quiconque sait guérir en soi la maladie de Hugo et de Lamar- tine ne craindra plus d'être infecté du virus de Pollier. Ouest-ce au contraire qu'échapper aux vio- lences de ce dernier si l'on se trouve faible contre le langage et la mélodie des deux enchanteurs ? Leur romantisme politique, leurs Nuées libérales et démocratiques de 18iO, ramènent à la Révolution, cest-à-dire au terme dernier de l'abaissement intel- lectuel, à cette mort spirituelle qui provient des sottises. Les sottises tuent les nations, tuent les partis, annulent les hommes. XX LA COURBE DE L'HISTOIRE 28 Avril 1904. M. Anatole France a publié samedi dernier dans l'Humanité un article de philosophie sur « la Guerre » . On en a extrait et discuté le détail en différents journaux. Je n'ai pas l'intention de recommencer la querelle. Mon dessein est de prendre note de la nou- velle direction des idées de M. Anatole France. Oh! il ne s'agit pas d'opposer au croyant d'au- jourd'hui le sceptique d'autrefois. On n'a jamais connu M. France sceptique. On l'a pourtant connu critique, et l'un des sujets sur lesquels sa critique se montrait volontiers abon- dante et féconde était l'impossibilité oîi nous som- mes, dans l'état présent de nos connaissances, de donner une loi satisfaisante de l'histoire. Il raillait, à l'égal du mysticisme chrétien de Bossuet, le mys- ticisme libéral et parlementaire d'Augustin Thierry. Il n'épargnait pas Auguste Comte, et M. Pierre Laffite eut souvent lieu de blâmer ses impertinences envers la loi suprême qui déduit l'avenir du passé suivant une formule mathématique. Depuis Sainte-Beuve, personne, on peut le dire, GUEKHE A LA GUERRE. 261 n'a mieux senti que M. Anatole France les difficultés, les objections, les résistances que Fliistoire ofl're un peu partout à ces systèmes rigoureux. Les raisons données avec infiniment d'esprit et de verve avaient aussi pour elles d'être fortes, sûres, inspirées d'un parfait sentiment des complexités de la vie. Ce sentiment fait les historiens et les politiques. Mais il n'est guère compatible avec ces élans semi-religieux où s'est complu M. Anatole France depuis six ou sept ans. Il était permis de prévoir qu'un jour ou l'autre la question se poserait entre, ses anciennes habitudes d'esprit critique et le courant du mes- sianisme dreyfusien. Certes, sa prophétie de la fin des guerres humaines est rendue avec de merveilleuses précautions de langage. James Darmesteter laïcisait et feignait même d'athéiser sa foi juive. M. Anatole France ne se contente pas d'ôter de là le Dieu d'Israël. Il sup- prime aussi les affirmations radicales, le ton exalté. C'est un occidental qui parle à des occidentaux, cinquante ans après l'âge d'or de la philosophie romantique. Il a entendu M. Pierre Laffitte exhaler un jour cet aveu douloureux : « Eh bien, Auguste Comte s'est trompé! » Dès lors les rêveries se classent rêveries, elles ne peuvent se présenter comme des calculs, M. France le sait très bien. Il note des « pressenti- ments », des « espérances », avec une discrétion qui est d'un grand charme. Mais tant de circons- pection et de réserve n'empêche pas le fond de la pensée de se faire jour. Avant de déclarer que dès aujourd'hui, nous pouvons discerner dans l'avenir 262 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. « l'établissement des États-Unis du monde », M. France jette avec négligence et détachement ces petits mots : A prolonge)' dans l'avenir la courbe commencée.... Et les huit petits mots, qui suffisent à réjouir M. Jean Jaurès dans son cœur suffisent aussi à faire pleurer les bonnes muses, celles qui veillent sur la pensée des mortels plus que sur leur langage. ot La courbe commencée » ramène décidément M. France au milieu de ses adversaires d'autrefois. Le voilà prisonnier de Bossuet, de Comte (le Comte mystique), d'Augustin Thierry, enfin de tous les théo- logiens de l'histoire. Est-ce M. Jaurès, est-ce la lec- ture de Marx ou de Labriola, qui ont fait ce triste miracle? Ce ne serait pas la première fois que le sens critique aurait cédé à la force brutale des pas- sions de l'intelligence. Il est toujours amer de le voir vaincu. Par une coïncidence qui peut être fortuite, il suf- fisait de tourner la feuille de l'Humanité de samedi pour trouver la réponse directe aux prophéties ma- thématiques exposées en première page, et la réponse était signée de M. France, dont on publie en feuille- ton un très beau conte philosophique, Gallion. De vieux Romains dissertent de la pérennité de Rome, à laquelle les dieux ont promis l'empire sans fin. Ils se communiquent surtout leur plus chère espérance. Quelle que soit la difficulté qu'il y a à prévoir l'ave- nir, ils pensent que la paix romaine régnera pour toujours après le châtiment des Parthes. Oui, dit l'un d'eux, nous pouvons sans crainte de nous tromper, annoncer la fin des guerres détestées des mères. GUERRE A LA GUERRE. 26'. Qui pourrait désormais troubler la paix romaine? Nos aigles ont louché les bornes de l'univers. Tous les peuples ont éprouvé notre force et notre clémence. L'Arabe, le Sa- béen, l'habitant de l'Hoemus, le Sarmate qui se désaltère dans le sang de son cheval, le Sicambre à la chevelure bouclée, TElhiopien crépu, viennent en foule adorer Rome protectrice. D'où sortiraient de nouveaux barbares? Est-il probable que les glaces du Nord ou les sables brûlants de la Lybie tiennent en réserve des ennemis du peuple ro- main?'Nous verrons le genre humain déposer les armes et toutes les nations méditer la concorde et l'amour. M. France observe en première page que l'illusion latine fut cruellement dissipée, puisqu'elle aboutit à dix siècles d'alerte continuelle. L'erreur d'Auguste et de ses contemporains s'explique-t-elle uniquement par leur connaissance imparfaite de la géographie? Eux aussi calculaient « la courbe commencée ». C'est-à-dire qu'ils considéraient comme acquises et prolongeaient indéfiniment, en leur' prêtant une accélération, un accroissement réguliers, des nou- veautés heureuses, des conjonctures admirables et uniques dont ils étaient témoins et dont ils profi- taient. Si l'on peut affirmer en ces matières quelque chose, c'est que l'accroissement calculé, l'accéléra- tion annoncée ne se produit pas toujours. L'humanité ne change pas dans une direction constante et réglée. Elle perd souvent ce qu'elle a gagné. En outre, elle change fort peu. C'est M. Ana- tole France qui l'observait voici douze ou quinze ans : le casque du valeureux Hector se retrouve, avec .sa crinière, effroi du jeune Astyanax, sur les têtes de notre garde républicaine. On peut s'en attrister, on peut s'en réjouir. Triste ou gai, voilà le certain! 264 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. II 6 Mai 1904. Quelqu'un voudrait-il soutenir que les amis de Gallion se sont trompés sur l'histoire de quinze siè- cle, mais vont avoir raison maintenant? L'histoire des hommes est trop courte pour qu'une erreur de cette taille n'ait point de fortes chances de rester une erreur en tout temps. En tout cas, cette erreur passée rend suspect ce qui y ressemble aujourd'hui. L'invasion des barbares répondit aux « pacifistes » de la Rome d'Auguste. L'invasion prussienne répon- dit à nos « pacifistes » de 1869. Sans forger inutile- ment de ces lois historiques, dont on sait qu'il faut être sobre, ces coïncidences sont faites pour inquiéter. De plus, les amis de Senèque vivaient sous une monarchie universelle qui, maîtresse du monde civi- lisé, pouvait prétendre à coloniser le reste du globe ; le rêveur du xx'^ siècle doit bien constater que le monde moderne ne retarde pas seulement sur l'em- pire romain, mais sur le moyen âge, puisqu'il est moins unifié.... M. France l'a-t-il senti? S'est-il rendu à nos objec- tions? Les avait-il prévues? On lui a vu reprendre quelques jours plus tard dans son conte les expres- sions dont il s'était servi dans rarticle comme pour accorder et résoudre la difficulté qui s'était pré- sentée tout d'abord. Je ne sais si l'effort a été très heureux. Une pensée gracieuse a la vertu souveraine de couvrir ses hiatus, et je ne dis pas qu'il soit facile de démêler ceux-ci. Pourtant, il suffit de bien GUERRE A LA GUERRE, 265 lire. M. Anatole France feint de vouloir justifier et défendre l'illusion pacificatrice de Rome, mais on le voit passer, glisser secrètement à un autre sujet. 11 défend (ironiquement ou non) la thèse de la permanence de Rome, et, sur ce point, il pourra trouver des approbateurs violents du côté des catholiques et des amis du catholicisme; il pourra trouver des contradicteurs dans la religion de M. James Darmesteler où l'on rend largement aux helléno-latins l'odium generis humani. Mais là n'est donc pas la question. La question, c'était de savoir ce que répondrait M. France à qui lui dirait : — Où vos Romains, intelligents, honnêtes, chari- tables se sont trompés, comment ne craignez-vous pas de commettre une égale erreur?... Le cadre du récit permettait à M. France un dé- bat réglé. Mais il a parlé très finement d'autre chose. Nous aussi. Relisons une page admirable, qui n'est pas vieille de quinze ans. Elle est tirée d'une préface à une traduction de Faust (Paris, Lemen-e, 1891) : Comme il est dit que rien d'humain ne lui sera étranger, Faust connaîtra la guerre. Même il la fait. Gœlhe l'avait seu-- lement vue. Il ne l'aimait point. Aussi bien n'est-elle guère aimable. La question est de savoir si elle est nécessaire. Les vertus militaires ont enfanté la civilisation tout entière. Industrie, arts, police, tout sort d'elle. Un jour des guer- riers armés de haches de silex se retranchèrent avec leurs femmes et leurs troupeaux derrière une enceinte de pierres brutes. Ce fut la première Cité. Ces guerriers bienfaisants fondèrent amsi la patrie et l'Etat; ils assurèrent la sécurité publique; ils suscitèrent les arts et les industries de la paix qu'il était impossible d'exercer avant eux. Ils firent naître peu à peu tous les grands sentiments sur lesquels l'Etat repose encore aujourd'hui : car, avec la cité, ils fon- dèrent l'esprit d'ordre, de dévouement et de sacrifice. 266 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. l'obéissance aux lois et la fraternité des citoyens. Le dirai-je ? Plug j'y songe et moins j'ose souhaiter la fm de la guerre. J'aurais peur qu'en disparaissant, cette grande et terrible puissance n'emportât avec elle les vertus qu'elle a fait naître et sur lesquelles tout notre édifice social repose encore aujourd'hui. Supprimez les vertus initiatrices et toute la société civile s'écroule. Mais, cette société eùt-elle le pou- voir de se reconstituer sur de nouvelles bases, ce serait payer trop cher la paix universelle (jne de l'acheter au prix des sentiments de courage, d'honneur et de sacrifice que la guerre entretient au cœur des hommes. Cette belle page de M. Anatole France semble établir qu'en déclarant la guerre à la guerre, selon la sainte formule de Hugo, on détruit les vertus et les autres bases de la paix ; on détruit la paix elle- même. Rome eut raison. Sans aimer la guerre, elle la fit. Elle établit ainsi la grande paix qui garde son nom. jMais, quand elle eut désappris les arts de la guerre, ses entrailles se déchirèrent, le rempart du monde tomba, le monde faillit se noyer dans le sang. APRES DOUZE ANS La haute raison de M. Anatole France avait-elle prêté vm crédit complet aux méthodes néo-romantiques de M. Jaurès et de ses amis? Cela est d'autant plus dou- teux que cette méthode, imparfaite en soi, l'eût con- duit à des résultats moins inexacts s'il se fût donné la peine d'y appliquer son profond sentiment des réalités de la vie et d'en calculer les directions véritables. En mai 1904, depuis sept à huit ans, les signes n'avaient pas manqué : première guerre turco-grecque,en 1897 ; guerre hispano-américaine, en 1898; guerre du Trans- vaal, en 1899; guerre de Chine, en 1900, et l'on était depuis plusieurs mois en pleine guerre russo-japo- naise..., Elle était là, si l'on y tenait, la t courbe com- GUERRE A LA GUERRE. 267 mencée i qu'il suffisait de « prolonger dans l'avenir », pour y distinguer avec quelque probabilité le possible ! Nous avions essayé de la calculer quelques mois au- paravant (12 février 1904) dans une note où nous avions opposé au pacifisme de M. Jean Jaurès le spec- tacle et le résultat du travail d'un siècle : Tout le XIX» siècle n'a été, dans sa réalité profonde, qu'un effort scientifique, industiiel et commercial en vue d'étendre la portée du pouvoir de l'homme, d'aménager la terre en- tière, de multiplier la civilisation par les dévouements de la main-d'œuvre barbare. C'est pourquoi, nous allons au conflit général des énergies ethniques que depuis cent ans rien n'a pu modérer. La terre plus belle et plus riche, mais aussi plus étroite, est devenue l'objet de désirs plus violents. La barbarie n'est point vassale, elle s'arme et elle progresse, et elle menace. La civilisation ne forme pas un faisceau compact et uni : elle a ses clients et ses mercenaires jaunes et noirs. Les imprudences, les aveuglements vont se payer, comme ils se payent dans l'ordre historique, au prix du sang, et non point seulement comme on voudrait le croire, de sang mogol ou demi-mo- gol. Plus impossible que jamais, le rêve d'unir les États de la vieille Europe, qui n'ont partout que des sujets de diffé- rends et de discorde, se dissout à vue d'œil par la force de ses évidentes contradictions. Partout se dresse la nécessité violente de l'organisation, de la défense, de la force mili- taire sur terre et sur mer. ... Attendez un peu les événements. M. Jean Jaurès, qui parlait hier de détendre une alliance indispensable, va re- parler prochainement de désarmer. Encore un peu de temps, comme dit l'Évangile, vous entendrez le même M. Jaurès nous assurer qu'apprendre l'allemand n'est pas la iii'^r à iioire et que nos enfants s'y feront. !\I. Jaurès eut un retour de bon sens après Agadir, en 19H. Il n'est que juste de le noter. Quant aux idées exprimées ci-dessus, on en trouvera un autre dévelop- pement dans un chapitre de mon livre Anl/iinea, le t Génie toscan », qui date de ÎN07. XXI A CHEMULPO OU LE CENTENAIRE DE KANT 8 Février 1904. Le centenaire de la mort d'Emmanuel Kant fait beaucoup moins de bruit dans le monde que ne l'avaient pensé les pacifistes des deux hémisphères : depuis quelques jours, la parole n'est plus aux pro- fesseurs, elle est au canon. Une pensée de Pascal décrit très bien le petit frisson qui court le monde en ce moment-ci : « Quand », dit Pascal « la force attaque la grimace- quand un simple soldat prend le bonnet carré d'un premier président et le fait voler par la fenêtre... » La phrase n'est pas achevée; mais, au Ion allègre de ce départ, on comprend ce qui suivait dans l'es- prit de Pascal. Il se réjouissait de voir la réalité succéder aux figures, et les choses aux signes, et les faits aux discours. Ce véritable philosophe se moqua de la philosophie : il eût trouvé philoso- phique de la négliger au menu sifflement des tor- pilles de Chemulpo. Emmanuel Kant a rêvé d'un système de paix uni- verselle beaucoup plus radical que celui de notre Henri IV ou des illustres auteurs de la Paix romaine. Aucun traité d'arbitrage partiel ne lui suffisait. Il GUERRE A LA GUERRE. 269 prétendait lier les peuples par un acte qui les forçât à n'échanger désormais que des salves de papier timbré, bourrées de sommations et de textes de lois. Mais, le lien dont parlait co « chrétien allemand » étant d'un ordre tout moral, c'est moralement qu'il oblige : car, en fait.... Je vous dis de relire les nou- velles de Chemulpo. Le petit malheur infligé à cette mémoire n'éveil- lerait que le sourire, tout au plus le discret applau- dissement de quelque adversaire juré, si en France, la philosophie de Kant n'était qu'une curiosité de salle d'étude. Mais il est grave de voir ainsi con- tester et accabler en quelque sorte, sous le témoi- gnage des faits, la doctrine qui a obtenu chez nous une si extrême importance! L'on ne nous croyait pas quand nous disions, avec l'auteur des Déraci- nés, dès 1894, dans la Cocarde de Barrés, que le Kantisme était la religion de la troisième République. Un des piliers de cette religion et de ce régime, M. Victor Basch, dans la Renaissance barbare^ vient d'en faire l'aveu ^ Nous fûmes kantisés du haut en bas de l'ensei- gnement, et les écoliers pauvres, les primaires, comme dit Léon Daudet, plus kantisés peut-être que nos condisciples de l'enseignement secondaire et supérieur. Grâce à M. Buisson installé à la direc- tion de l'Enseignement primaire, la morale kantienne 1. C'était le nom familier que nous donnions à une revue nommée sans doute par antiphrase la Henahixance latine. 2. On a vu page 05, en note, le texte des aveux de M. Victor Basch. En supprimant ce teste, qui eût fait répétition, je tiens à dire que, à ceia près. Je réimprime mot pour mot mon ancienne appréciation du Kantisme. Sauf quelques corrections de pure forme dans les pre- miers paragraphes, le reste est littéral. 270 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. plus OU moins diluée, succéda au catéchisme tra- ditionnel et devint la base de la morale populaire. Mais nos professeurs de philosophie, tant au collège et au lycée qu'à la Faculté, furent aussi, pour Tini- mense majorité, des disciples de Kant souvent influencés par M. Renouvier. Les faux positivistes, les positivistes naïfs qui, tels que Gambelta, Ferry, Léon Bourgeois, se flattaient que, en laïcisant la morale, ils feraient enseigner une morale scien- tifique, auraient eu lieu d'éprouver quelque éton- nement s'ils étaient trouvés en mesure de contrôler l'exécution de leurs programmes. Seul enseigné, seul recommandé, le Kantisme donna ce qu'il portait en germe, une mentalité anarchique et cosraopohte. On commença de le constater aux environs de 1895, quand tout notre jeune monde univorsitaire prit fait et cause pour Ravachol et Emile Henry. On le vérifia par l'attitude des maîtres et des élèves aux premiers mouvements dreyfusieus de 1897 et 98. Le Kantisme est une discipline essentiellement dreyfu- sienne. Il est beau de la voir rentrer sous terre au premier bruit guerrier, mais il est triste de songer à toutes les intelligences françaises qu'elle a dégra- dées. Je n'ai pas l'intention de nier la puissance per- sonnelle de Kant. Intellectuellement, moralement, ethniquement, il est l'ennemi : nous lui devons donc une estimation exacte de sa valeur, et nous nous nuirions à nous-mêmes si des passions philoso- phiques ou nationales parvenaient à fausser nos poids. Mais il faut nous garder de l'exagération de ses thuriféraires. GUERRE A LA GUERRE. 271 Celle vaine crilique qui demande aux hommes supérieurs d'avoir des idées personnelles, c'est-à-dire sans antécédent historique et nées de leur seule pen- sée, aurait très beau jeu contre Kant. Son système de morale est presque en entier dans Rousseau. Sa critique de la raison pure se montre déjà chez Hume. Mais ne voyons pas à la date, voyons à la valeur comparée des trois hommes. Je ne sais s'il faut pré- lerer Rousseau à Kant ou Kant à Rousseau dans leur morale, car tous les deux me semblent avoir bâti le plus funeste château de nuées, et je n'ai qu'à ouvrir l'un ou l'autre pour m'écrier aussitôt que voilà le pire. Ce qui me semble bien certain, c'est que le parallèle entre Hume et Kant n'est certes pas à l'avantage de Kant. Le pénétrant critique anglais a vu, a dit tout l'essentiel sur la critique de nos idées directrices, mais avec une finesse d'analyse près de laquelle la scolaslique du Prussien paraît guindée, empruntée et fausse. Or, il reste que Hume est venu le premier. Résumer seulement un de ces résumés populaires que l'on trouve partout, notamment dans V Allemagne de Mme de Staël ou dans V Allemagne d'Henri Heine, et qui sont censés exposer la doctrine de Kant, ne sérail pas une besogne bien facile ni bien utile. Je ne peux qu'esquisser. Kant se donnait pour le Copernic de la philosophie. Il eût mieux fait de sen dire le Plolémée. Comme Ptolémée supposait tous les astres du ciel en voyage autour de la terre immo- bile, Kant vit l'esprit humain installé au centre de la nature à laquelle il dictait ses lois. Tous les élé- ments directeurs de notre connaissance sont des 272 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. catégories de notre entendement, sans lequel ils n'auraient aucune réalité. Ce que nous prenons pour les lois de l'univers n'est que loi de notre pensée. Le monde est un grand rêve sur lequel la pensée humaine applique ses formes. « Pas de soleil sans œil humain qui le contemple », devait dire un Kantien plus radical que son maître, et l'intelligence ne saisit qu'elle-même quand elle croit saisir les lois de l'Être en soi. Nous ne savons rien du dehors, nous n'atteignons rien de fixe ni d'absolu. Tout nous est relatif, y compris l'idée que nous avons de nous- même. Descartes avait dit : Je pense^ donc je suis, mais cette déduction semblait beaucoup trop aven- tureuse à Kant, et sa doctrine laisse voir clairement pourquoi : la pensée, y compris la pensée de la pensée, n'est encore qu'un fantôme de notre moi. Pour sortir de son scepticisme, le philosophe de Kœnigsberg eut recours à autre chose que la pensée. Il prétendit trouver dans le Devoir une réalité cer- taine, dont l'existence constatée entraîne nécessai- rement l'existence de l'âme libre et immortelle, d'une part, et, d'autre part, l'existence de Dieu. On com- prendra, je pense, la position Kantienne de ces problèmes, si je dis que l'étonnement de "Voltaire devant l'ordre du monde ot sa conclusion qu'une telle horloge devait avoir un horloger parut à Kant une médiocre argumentation. Vous prêtez à ce monde un ordre? L'ordre est en vous. Vous déduisez de cet ordre l'idée d'un ordonnateur, qui en serait la cause? Mais cette idée d'ordonnateur et de cause, elle est en vous, elle est de vous. Dieu ne se prouve pas ainsi. Dieu se prouve par le langage de la GUERRE A LA GUERRE. ST. conscience. quand elle nous dit, d'un accent auquel personne ne se trompe, qu'il faut faire le bien, ou que le bien est là, et qu'il n'est point ailleurs.... Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix : guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre: juge infaillible du bien et du mai, qui rend l'homme semblable à Dieu ; c'est toi qui fais l'excel- lence de sa nature et la moralité de ses actions, sans toi, je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle, et d'une raison sans principes... Vous avez, à ces beaux accents, reconnu notre ami Rousseau. Observez, s'il vous plaît, comme ce Kantisme antérieur à Kant est déjà de stricte obser- vance. Le Genevois ne se contente pas de dire avant le Prussien que sa conscience l'avertit du bien et du mal; il dit plus.... La conscience est un « guide assuré », et tous les autres guides sont sujets à l'erreur. Le privilège de connaître, arraché à notre intellect qui en est cependant l'organe naturel, est transféré à la conscience. Maître de Kant dans la dogmatique morale, Rousseau professait déjà comme lui, plus que lui peut-être, le scepticisme à l'égard des opérations de l'esprit pur. Ils ont été deux par- faits sceptiques religieux, — et, comme leur religion fondait tous ses temples et toutes ses prescriptions en eux-mêmes, c'était la religion de l'individu, l'anarchie. Kant a beau invoquer sa règle universelle. Qui en est le juge et l'appréciateur souverain? Jean-Jacques répond : Je n'ai qu'à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être 18 274 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. mal est mal; le meilleur de tous les casuistes est la con- science... Trop souvent la raison nous trompe, nous n'avons que trop acquis le droit de la récuser; mais la conscience ne trompe jamais, elle est le vrai guide de l'homme; elle est à l'Ame ce que l'instinct est au corps; (jui la suit obéit à la nature et ne craint point de s'égarer... La philosophie romantique a développé après Kant, quelquefois d'après Kant qu'elle connut en gros, ces beaux poin'.s de vue. La Conscience, appelée quelquefois le Cœur, fut assignée pour guide à la conduite de la vie personnelle, à la direction des États et même au développement de diverses sciences. Michelet fut admirable dans ces jeux-là, d'ailleurs conduits sans badinage. Je me suis assez diverti à chercher ce que pouvait donner, dans l'imagina- tion d'une femme à tempérament comme George Sand, cette religion de la Conscience : j'ai trouvé des équivalents à l'hypocrisie des pires dévotes ^ Une étude de l'Hypocrisie dans la littérature et les mœurs de ce siècle feraient peut-être voir tout ce que ce vice ignoble a dû au kantisme latent des écrivains et du public. Les étranges progrès d'une bégueulerie que n'excluent pas certains abaisse- ments des mœurs, doivent sans doute quelque chose à Kant et à Rousseau. Mais il faudrait un Laclos ou un Bourdaloue pour discerner avec justesse et dé- crire avec précision l'opération subtile par laquelle l'orgueil, la sécheresse, la férocité, l'indifférence, le simple désir d'une vie correcte, le goût de ses commodités, la peur des complications ou même la 1. Dans mon livre, les Amants de Veriise, George Sanci et AUred de Musset. GUERRE A LA TrUERRE. 275 peur loute simple savent prendre et quitter ce masque insolent du Devoir. Il y a des devoirs. La sagesse païenne semble ici bien d'accord avec l'Église catholique. Je crains que votre austère Devoir, au singulier, ne soit bien inhumain ou bien vil, je crains qu'il ne mène aux plus bas mensonges ou aux pires atrocités, quand il veut gouverner tous les cas, toutes les cir- constances, et régir sans nuance et sans ménagement cet océan troublé de nos conjonctures humaines ! Nier la bienfaisance d'une philosophie qui se pré- sente comme essentiellement pratique, c'est, il me semble, la nier du haut en bas, dans le principe de l'ensemble et dans la portée de détail : les idées transcendantes auxquelles la conscience kantienne propose la garantie de sa signature n'en ont pas obtenu un précieux surcroît de sécurité, et les gens qui ne croient pas au Dieu créateur ne sont pas touchés de la grâce à l'idée du « postulat de la moralité ». En revanche, les politiciens libéraux et démocrates à qui le Contrat social donne un peu la nausée imitent George Sand : ils font les hypocrites et, au lieu de nous dire qu'ils suivent leur habitude ou leur penchant, ils arguent, dans le jargon des thèses de M. Jean Jaurès, des principes posés dans la Politique de Kant. Mais cette Politique ne dit à peu près rien qui ne soit dans P.ousseau : l'individu, l'Étal, la liberté, l'égalité, le pacte initial, les droits inaliénables et sacrés. Savez-vous où ces fadaises sont réfutées ensemble de manière à la fois « critique » et « pratique »? — A Chemulpo. 27fi OUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIEXT PAS. APRÈS DOUZE ANS- L'hypocrisie, reine du monde moderne, n'a pas cessé, en effet, depuis Cheniulpo, d'en masquer et ainsi d'en développer les violences. Il ne faut pas oublier, d'autre part, comment le stoï- cisme individualiste de Kant porta, dans Fichte, la semence du pangermanisme. Dans le recueil de mes articles de guerre, les Conditions de la victoire, la France se sauve elle-même, au 17 octobre 1014, on trouvera le détail de cette filiation. Le pangermanisme est un sursaut d'anarchisme ethnique auquel s'applique la définition de la Réforme luthérienne par Auguste Comte, convenablement étendue : « Une insurrection de la Germanie contre l'espèce humaine ». XXII L'ART DAIiMER SA PATRIE ou LA BELGIQUE NEUTRALISEE, A pro])06 du « Dernier bienfait de la monarchie » du feu duc de Broglie. Décembre 1901. Noire génération a été accusée de manquer de justice envers le feu duc de Broglie, et peut-être, en effet, manquâmes-nous de bienveillance. Ses fautes politiques méritaient la sévérité. On ne se laisse pas évincer par un Gambetta. On ne met pas la France en péril, on n expose pas sa patrie aux plus effroyables malheurs de la décadence démocratique pour satis- faire à des scrupules de libéralisme et pour sauver les rites de l'Église parlementaire. Cela dit (il fallait le dire aussi longtemps que le noble duc a vécu, et dût-on s'exposer aux rancunes de ses amis, de son entourage, de sa faction), un hommage est aussi de droit. Il s'impose. Pour peu qu'on se donne la peine de suivre avec attention les trois cents pages de son dernier livre, qui est un livre posthume, le Dernier bienfait de la Monarchie, relation analjtique de l'instilution de la neutralité belge, on ne sait qu'ad- mirer le plus, de la fermeté de la pensée politique ou de l'excellence de l'art. En tournant ces feuilles, lire et admirer ne font qu'un. 278 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. L'ouvrage est écrit tout entier comme un mémoire. On dirait une relation destinée à être soumise au souverain et aux principaux de l'État. L'auteur ne se met pas en scène. Il ne se cache pas non plus. Narrateur, il s'occupe de démêler le fil des événe- ments, dont la suite le guide. Appréciateur et por- traitiste, il écrit ye sans embarras, l'emploi très stric- tement personnel de ce pronom se justifiant par la nature des choses dites et par l'autorité de celui qui les dit. Toute l'expression, ce que j'appellerai la surface, l'aspect du style donne le sentiment d'une justesse et d'une politesse parfaites, qui n'excluent pas la négligence grammaticale, celle-ci poussée quelque- fois jusqu'à l'incorrection du discours le plus fami- lier. Je ne sais ce que penseraient 1\I. Brunetière ou M. Faguet de l'usage du mot « pas » au sens d'une négation absolue, au lieu de « ne pas ». Le duc de Broglie s'y résigne avec la « férocité native » que Mme de Pompadour admirait déjà chez les di- plomates de la famille. « Il ne doute de rien, sur- tout pas de soi-même. » Cette espèce de sans-souci autorise certaines brusqueries qui sont des beautés, .le note : « Ni le système militaire de l'Angleterre, qui lui donne peu d'hommes à mettre en ligne, ni le régime parlementaire, qui ne lui permet guère d'en bouger un seul sans discussion publique.... » On avouera que le « bouger » est d'un pittoresque à GUERRE A LA GUERRE. 279 souhait. L'académisme même a d'étranges bonheurs sous cette plume adroite et fine. Est-il possible de mieux dire, à propos de l'Angleterre de 1815, qui se prévalait de n'avoir accordé aucun traitement d'ami- tié à la Révolution ni à Napoléon : « Elle arrivait « fière d'avoir conservé, pendant que tout se vendait « ou se prostituait autour d'elle, une intégrité, j'ai « presque dit une virginité hautaine ». Et, pour apprécier le blocus continental, la brève allusion à tant de maux subis par la France et l'Eu- rope en un simple adjectif : « La solle campagne du blocus continental ». M. Pierre Laffitte, l'ancien directeur du positivisme, qui, lui aussi, a le bon sens de ne pouvoir souffrir Napoléon !«' , parle volontiers du « jobard de Sainte-Hélène ». Mais il n'est pas d'Académie. En ai-je dit assez pour montrer que cette lecture est un enchantement? Il est cependant impossible de poser le livre sans en relever la merveille qui consiste dans les portraits. Le mieux, peut-être, est d'en extraire quelques-uns. .Je commencerai par celui de Metternich, que le duc de Broglie, en bon libéral toujours indulgent pour la seule Angleterre, tient en horreur. La vérité et la grimace font un beau portrait 1850 : (MetLernich s'occupe de la révolution qui a éclaté en France. Il voudrait la régler par quelque délibération des signataires de 1(1 Sainle-AUinnce)... Il se voyait déjà ouvrant Ja première séance du nouveau Congrès par un de ces exposés dogma- tiques d'allure solennelle, dont il recherchait volontiers Tapparat, car c'était là un trait singulier de ce vieux pra- ticien politique, qui, pendant sa longue carrière, avait dû faire face à tant de phases diverses, sans opposer jamais 280 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. aux changements de fortune, surtout, de rigueur puritaine, dont la souplesse, l'art de plier à propos et de se retour- ner à temps, était au contraire un des mérites. Le duc de Broglic m'eûl-il permis de l'inler- rompre pour observer ici que son reproche à Mel- iernich est celui des libéraux de tous les temps aux autoritaires de tous les âges? Comment ne compren- nent-ils pas que c'est la fermeté des doctrines qui rend possible la souplesse des évolutions, comme c'est la fermeté de la main, la solidité de l'épée et la détermination précise du but à toucher qui permet et explique l'agilité la plus subtile de l'escrimeur? Mais laissons cette discussion d'idées pures, pour admirer la grâce et la profondeur de ce Metternich : Il aimait pourtant toujours donner à l'expression de sa pensée une forme qui parût la rattacher aux plus hautes considérations de philosophie sociale. Il se plaisait à ra- mener tous les cas de la politique courante à une seule formule toujours composée de deux facteurs : c'était tou- jours, sous une forme ou sous une autre, la lutte des principes conservateurs sur lesquels toute société repose contre une faction révolutionnaire acharnée à le détruire. Envisagés de cette hauteur, les noms et les personnes dispaiaissaient, il n'était plus question ni des intérêts des cabinets, ni de leurs intrigues, ni de leurs ambitions; il n'y avait plus que des idées et des êtres abstraits. Le senti- ment monarchique prenait même rarement chez lui l'expres- sion sentimentale de la fidélité dynastique... Pourquoi les libéraux tiennent-ils tous, toujours, et si vivement à ce que le sentiment monarchique prenne chez nous une expression sentimentale? Serait-ce pour le tourner en dérision?... Mais la suite reste admirable : ... C'était un hommage théorique rendu à la vertu fradi- tionneilo de l'hérédité, il restait ensuite, et il n'y manquait GUERRE A LA GUERRE. 281 pas, à tirer de ces formules générales des conséquences particulières, applicables à ses visées personnelles. Dans les documents émanés de la plume de M. de Metternich on trouve toujours celte afTectation de traiter les moindres incidents du jour en des termes presque métaphysiques; mélange pédantesquc dont on a souvent plaisanté l'école de Royer-Collard et de ses disciples. C'est vraiment le doc- trinaire de l'absolutisme. Dans ce porlrait de maître, éclate, ce me semble, la double ressemblance du modèle et du peintre. Chaque touche vaut une signature et l'ensemble donne une image vivante et vraie, quoique difforme. Un portrait caressé au contraire, c'est le portrait de Talleyrand, qui, à la vérité, remplit, toujours repris, corrigé, fortifié, même embelli, un grand quart de l'ouvrage. Talleyrand le mérite, ayant été, avec le roi Louis-Philippe, le principal ouvrier de la décla- ration de la neutralité belge. Talleyrand vient d'être envoyé à Londres par le nouveau gouvernement français. Surprise et joie de la société anglaise : On se serait résigné à voir arriver, non sans humeur, un de ces révolutionnaires assagis, Sieyés, Ginguené ou Garât, que le Directoire, dans ses rares jours de bon sens, avait envoyés à Vienne et à Berlin, et dont il aurait fallu soutïrir les manières rudes et gauches et l'emphase démocratique. Ce fut un charme pour cette société d'élite d'avoir à saluer un honmie de son sang, un des siens, parlant ce français d'autrefois, le seul qu'elle eût appris à comprendre, pre- nant place dans ses rangs et comme sûr de lui-même. ... Mais où le succès du nouvel ambassadeur fut tout de suite très grand, ce fut dans un petit cercle de choix très influent alors, dont rien ne peut donner l'idée aujourd'hui, qu'on appellerait volontiers international et cosmopolite, si ces mots n'éveillaient de nos jours des idées d'une toute autre nature : c'était la réunion des diplomates qui avaient pris part, dans des positions différentes et au nom de di- 282 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. verses cours aux Congrès ou conférences dont la politique européenne avait fait si grand usage pendant toute la durée de la Restauration. Dans ce petit monde assez plein de lui-même et du droit et de bon citoyen de l'Humanité. Tout au contrairè, notre impréparation pacifiste fait d'immenses sacrifices de vies humaines; la diplomatie humanitaire des révolutionnaires, de Lonaparte, des conférenciers de la Haye aboutit à d'épouvantables carnages. LIVRE SEPTIÈME L'INSTRUMENT DE LA DÉFENSE Toutes les forces de la nation concou- rent en un. BOSSUET, Polit., I, II, V. XXIIl S'IL NOUS FAUT UNE ARMÉE Décembre 1897. M. Delahaye Ta bien dit', un nouveau classement s'opère dans les partis. Jusque chez les gens qui se piquent de libre-pensée, deux camps se forment : « ceux, dit M. Delahaye, en qui l'esprit de race « l'emporte sur l'esprit de secte et ceux en qui l'esprit « de secte l'emporte même sur l'esprit de race ». En d'autres termes, il n'y a plus que le parti national et l'autre. Telle est la physionomie de la France contemporaine. Pendant que ce classement nouveau se faisait entre les discuteurs, l'objet de la discussion revêtait aussi une physionomie correspondante. Il n'y a presque plus d'affaire Dreyfus, ni d'affaire Esterhazy : 1. Libre Parole du 2 décembre 1897. 296 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. il y a seulement le procès de TArmée, et de cette organisation militaire nommée curieusement par M. Anatole France, dans une entrevue, avec M. Léon Parsons, rédacteur de r Aurore, « une survivance du passé ». Tout dépend aujourd'hui de savoir si nous devons posséder une organisation militaire. On ne nous dit pas encore que la Patrie est inu- L'INSTRUMENT DE LA DÉFENSE. 297 tilc et fâcheuse pour le libre développement de Tin- dividu. On pose : 1° que l'Armée, telle qu'elle est présentement, se trouve mal constituée pour la dé- fense de la patrie, et, 2'^ron fait entendre que là patrie se passerait fort bien de toute armée ou du moins qu'on exagère infiniment l'utilité du corps militaire. Sur le premier point, nous n'avons rien à dire. Deux notes suffiront. Dune part les défauts, quels qu'ils soient, de l'Armée, découlent de la nature de ce régime poli- tique. Je ne dis pas seulement le régime républicain. Je dis le régime démocratique parlementaire ou plébiscitaire impérial ou républicain. Ce régime eut sa part de responsabilité (comme aussi bien le ré- gime parlementaire) dans les désastres de la guerre de 1870. Ainsi en a jugé Renan, peu de temps après la défaite. « La démocratie est le plus fort dissolvant « de l'organisation militaire. L'organisation mili- te taire est fondée sur la discipline; la démocratie « est le contraire de la discipline. » Il y a cent ans que nous vivons ou plutôt que nous mourons de démocratie : . Economique- ment, physiologiquement, tous les pays où se sont maintenus avec énergie ces « survivances du passé », la tradition, l'autorité, la subordination des foules à des chefs naturels, ces pays-là fabri- quent plus de produits que nous, les vendent mieux que nous, font même plus d'enfants que nous. Yojez la Prusse monarchique et féodale, l'Angle- terre aristocratique et communautaire. 298 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Voici une espèce de remarque historique, qu'il ne tiendrait qu'à mon lecteur de nommer une loi : toutes choses étant égales d'ailleurs (ce qui exclut l'Amérique du champ de l'observation, ce qui ré- serve aussi les éventualités propres au génie de la France), les institutions démocratiques engendrent des peuples de fonctionnaires dénués d'esprit poli- tique; les institutions individualistes affaiblissent ou détruisent l'individu. On obtient des individus puis- sants, lorsque les pouvoirs de la race, de la famille, des autorites locales sont constituées fortement, lorsque les médiocres et les mauvais s'éliminent sans trop de peine et que leur accumulation ne détermine point des encombrements dangereux. Pour former un esprit public, il faut des traditions et une hiérarchie sérieuse des diverses classes de la nation. Tout cela nous manquant, le Clergé tour- nant à l'état de fonctionnaire^ et l'Université, puis- sante sans doute, mais devenue le séminaire de l'anarchie, les cadres de l'armée restent encore ce que la France possède de plus solide. Il ne faudrait pas la fausser; il ne faudrait pas l'affaiblir.... Telle est notre première note. Voici la seconde : Les défauts manifestes de l'Armée contempo- raine, brigue, compétition, incohérence, ne de- vraient point être discutés en 'eux-mêmes, car ils sont 1. Le Concordat n'était pas aboli alors. L'INSTRUMENT DE LA DÉFENSE. 299 peu de chose, mais dans leurs causes permanentes. Comme ou a blâmé le sénateur Nicodème' de vouloir supprimer les mauvaises mœurs au moyen de me- sures de police, en négligeant d'atteindre ce qui cause ces mœurs (elles seraient mieux combattues par une saine politique agricole, par des améliora- tions économiques ou religieuses, par un système de décentralisation sérieusement conçu), ainsi faut-il blâmer ceux qui, désirant de bonne foi corriger les défauts de TArmée, encouragent le sentiment démo- cratique ou négligent de le combattre. Ils nous proposent de l'améliorer en la supprimant. Seconde question : Est-il bien assuré qu'il nous faille une armée? On se le demande sans rire. Je reconnais bien là un raisonnement d'origine démocratique. Procédant de toute bassesse, le premier point, dans un cerveau démocratique, est d'oublier l'art de penser. Nous avions au i septembre 1870 une mauvaise monar- chie, et qu'il était urgent de remplacer au plus vite 1. Pseudonyme donné par M. Anatole France au sénateur René Berenger, fondateur de la]Ligue contre la licence des rues. 500 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AÏMÀÏENT PAS. par mie bonne, c'est-à-dire par une monarchie ca- pable d'esprit de suite, de décision, d'autorité, ins- pirée de vues raisonnables. Parce que les vues de l'Empire avaient été folies ou nous avaient conduits à d'éclatantes catastrophes, ou renonça à tout ré- gime stable et cohérent, et l'on adopta le système du changement perpétuel, qui mènerait à une dé- générescence insensible, mais autrement funeste que Metz et que Sedan. La belle logique d'État! L'admirable incapacité de distinguer entre le per- sonnel de l'Empire (et d'un Empire libéral) et le sys- tème monarchique! Enveloppant la Monarchie dans la même idée que l'Empire, nous avons laissé toute chance de nous relever. L'union patriotique en vue de la revanche en paroles rêvée par Gambetta n'a pas pu se faire ; l'on a même réussi à détourner notre diplomatie et nos armées de l'idée de revanche'. Faut-il conserver une armée onéreuse, coûteuse, que son inactivité ne laisse pas de gâter? Voilà donc la question que posent sournoisement quelques pu- blicistes. Je distingue parmi eux bien des démagogues logiques et clairvoyants. Le bénéfice immédiat de la suppression de l'Armée, ils rembourseraient aussitôt et à l'exclusion des autres partis. Sans l'Armée, dans l'état où voici le peuple français, la Révolution anarchiste ou bien socialiste serait faite demain. Non que les anarchistes ou socialistes soient plus nom- breux ni soient meilleurs. La masse de notre nation 1. Je renvoie pour pins de détails à mon livre Kiel el Tanger, ana- lyse de nos attitudes européennes de 1895 à iyi3. L'INSTRUMENT DE LA DEFENSE. 3tM est trop riche pour n'être point conservatrice et, si la bourgeoisie républicaine qui règne en ce moment est un gouvernement médiocre, je me défie du so- cialisme, son héritier présomptif. D'ores et déjà Ton peut juger et mépriser ce dau- phin. Néanmoins, dans une lutte violente, il l'empor- terait sur sa mère par la force naturelle de l'appétit. Les repus se défendraient mal. Même l'ironie de cette heure triste est de voir justement ces repus favoriser de leur or, de leur influence et de leurs écrits les adversaires d'une armée à laquelle ils doivent leur repos. Bons manœuvriers parlementaires, bous pélris- seurs de la matière électorale, et quelquefois bien doués personnellement, les opportunistes n'ont jamais formé un vrai parti de gouvernement. Aucun d'entre eux ne saura prévoir. Ils ont toujours amassé de leurs propres mains tous les éléments de leur ruine. C'est en cela qu'en dépit de leurs allures ou de leurs ambitions autoritaires et plus conformément qu'ils ne croient au texte littéral de leurs oraisons, ils sont de vrais démocrates. Une démocratie a la rage de tout réduire au présent pour tout consommer plus vile. On leur a offert de l'argent, et on leur a fait entre- voir un moyen d'inquiéter les antisémites, les natio- nalistes et les cléricaux, leurs ennemis, en humiliant l'Armée française. Ilsy sont allés de tout cœur. Tout l'ancien groupe gambettiste marche contre l'Armée. Peut-être, par le même appât, leur fera-t-on infliger à nos officiers des humiliations plus profondes encore : si le désarmement en résultait, les vrais désarmés 302 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. seraient eux, un bon mouvement populaire aurait vite fait de les culbuter du pouvoir et de la fortune. Il est vrai qu'ils auraient la ressource de se convertir sur-le-champ à la démagogie collectiviste. Leurs dupes seules pâtiraient. N'y aurait-il pas un moyen de prévenir ces dupes de ce qui les attend? Ne saurait-on ouvrir les yeux à la bourgeoisie française si crédule à l'opportu- nisme? Qui saura lui crier : — « La conséquence de ce régime anlimilitaire est de vous faire perdre de l'argent, du précieux argent? » Même en démocratie, même en république, même en temps de paix, l'armée préserve la nation du par- tage, des dilapidations, de la ruine. Cette utilité politique vaut peut-être les quelques dommages économiques ou physiologiques dont parlent si complaisamment les adversaires de l'armée. Ne serait-elle qu'une gendarmerie, elle aurait encore le rôle de défendre toutes les survivances d'un passé puissant et prospère, ces lambeaux de notre capital national avec lesquels pourra se refaire notre for- tune. Elle a une aulre utilité, que tout le monde voit, mais que personne n'a aussi fortement établie que M. Anatole France lorsqu'il a dit à M. Parsons : « Nous no sommes pas seulement Français, nous sommes Européens ». Ce mot clair et brillant se commente lui-même. On dit bien que l'état économique remplace peu à peu en Europe, l'état féodal. Ainsi le passé cède à l'avenir. Mais d'abord, s'il y cède, c'est avec bien de L'INSTRUMENT DE LA DÉFENSE. 303 la lenteur; et comment, sans armée, attendrions- nous la fin de cette évolution? De plus, est-on sûr qu'elle se fasse exactement dans la direction qu'on lui marque? Je ne suis pas assez mystique pour le penser. Enfin l'état économique et l'état féodal ne me paraissent pas s'exclure autant qu'on le suppose. En fait, cela peut être; mais c'est un phénomène qui n'est pas évident. La prospérité économique coïncide très bien chez certaines races, les Prussiens, par exemple, avec un élat féodal caractérisé par la force militaire et par certaines formes traditionnelles de servage. Où il y a lutte, comme sur d'autres points de l'Alle- magne, ce n'est pas exactement entre l'état industriel et l'état féodal, mais bien entre ces deux éléments combinés de la prospérité allemande et l'esprit libéral, (que je n'appellerai à aucun prix : scientifique) de certaines Universités*. L'Angleterre est le pays du monde qui fait les plus grandes dépenses militaires : c'est une étrange rêverie de M. Demolinsque de nous le donner pour pacifique ^ Bref, il est faux de dire que les pays matériellement forts et prospères soient moins guerriers que les autres. Les occasions des guerres peuvent bien devenir plus rares, en raison des conditions économiques et financières; mais, les effets des guerres devant éhe, dans le même ordre 1. Cette lutte existant au ïis° siècle ne s'est pas prolongée au delà des premières années du xx*. 2. L'Angleterre, qui n'a cessé de guerroyer depuis ISlo dans toutes les parties du monde, fit, depuis cet article, la guei're du Transvaal, et l'on sait comment le Gouvernement radical libéral de M. Asquith se leva à l'occupation allemande de la Belgique. 3M QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAÏENT PAS. économique et financier, d'aulauL plus funestes, il est déraisonnable de ne point prévoir ce cas formidable, fût-il égal à un millième, et de n'y point pour- voir. Outre que les guerres de race et de langue ne sont point mortes, si l'on en juge par ce qui se passe en Autriche, les guerres économiques moins fréquentes seront très probablement plus violentes. On n'at- teindra pas une armée, mais une race, un pays, une civilisation. L'on s'etforcera de « ruiner » son ennemi. Les richesses augmentent. On se battait jadis pour des terres en friche. La terre se transforme et s'amé^ nage. Partout l'homme donne à son sol un caractère plus utile et un air plus humain. Par là, tout est plus désirable, tout parle mieux aux cupidités de nos cœurs. A moins de croire à quelque « Evangile éternel », comment rêver que les riants jardins de la vie occidentale moderne n'allument plus, tant qu'il y aura dans le monde un sabre, un fusil ou une zagaie, « la faim, la faim sacrée » avec le désir natu- rel et pieux de consommer des biens que l'on n'aura pas fabriqués? Ah ! défendons-nous des barbares ! APRES DIX ANS Si l'on veut illustrer ce dernier avertissement, qui ressemblait déjà à un cri d'effroi, il faudra propager, par tous les moyens mnémotechniques offerts par l'École et la Presse à des vérités salutaires, les grands et rudes vers du poète Anguste Angellier, dans ses L'INSTRUMENT DE LA DÉFENSE. 305 Dialogues civiques entre le Vieillard pacifiste et le Philo- sophe guerrier. Il y aura toujours des Barbares, dit-il. ... la Guerre De ses faisceaux longlenips doit garder la lisière, Au delà de laquelle attend obstinément Le Barbare. Et crois-moi, si durant un moment Ce mur de boucliers s'entr'ouvre et se relâche, Quelque sauvage aura vite accroché sa hache Au beau geste clément de ce Dieu qui t'est cher. Le Temple de la Paix veut un rempart de fer. ... Écoute encor ceci. Vieillard : la Barbarie Commence autour de nous où commence l'envie! Partout où le sol est plus riche, où quelque port Est la clef d'une mer, où des monts remplis d'or Promettent la richesse à qui tiendra leurs mines, Où les vignes, parant les pentes des collines. Versent dans le cellier un flot pourpre ou vermeil, Alors que le vin manque aux versants sans soleil, Sous des masques divers reparait le Barbare. Le prétexte est bientôt forgé pour qu'il s'empare Des champs, de l'estuaire, ou des monts ou des vins.... Et le poète ajoute avec une saisissante et copieuse violence qu'il en est exactement de même des barbares de l'intérieur: ils sont prêts, dans tous les cas de pai.x extérieure, à ramener le visage de la guerre civile, religieuse et sociale. L'expression dure, parfois ru- gueuse, manque rarement de puissance. Ces poèmes ont paru en 1906. Le nom d'Auguste Angellier doit être honoré parmi les accoucheurs de la jeune France. 20 XXIV CONDITIONS POLITIQUES DES FORCES MILITAIRES Avril 1902. Voici un double recueil d'études guerrières, que des officiers français ont traduites du fameux écri- vain militaire allemand le baron Colmar von der Golz : d'abord Rosbach et léna, « recherches sur l'état physique et intellectuel de l'armée prussienne pendant l'époque de transition du xvni'^ au xix*^ siè- cle », puis la Nation armée « organisation militaire et méthode des guerres modernes ». Cet écrivain militaire ennemi, historien informé^ technicien remarquable, sait raisonner les faits qu'il rapporte et les pratiques qu'il recommande. « A quoi bon, s'écrie-t-il, discuter sur la question de savoir si la guerre honore ou dégrade l'humanité? » « Ce qui est certain, c'est que la guerre est la loi des hommes, la destinée inéluctable des peuples. Une paix éternelle n'est pas réservée aux mortels sur la terre. » Mais aujourd'hui moins que jamais! C'est avec un intérêt tout particulier que nous envisageons la perspective d'une guerre prochaine. Chacun est pénétré du pressentiment que cette guerre aura un caractère de violence et de dévastation inconnu jusqu'ici. Ce ne sera L'INSTRUMENT DE LA DÉFENSE. r.()7 plus une simple lutte engagée entre des armées, mais bien le choc des nations entières se ruant les unes sur les autres. Toutes les forces morales seront, de part et d'autre, con- centrées en vue d'un combat pour la mort ou pour la vie; depuis le plus petit jusqu'au plu» grand, toutes les intelli- gences seront en travail en vue d'une œuvre de destruction mutuelle. Le fléau de la guerre croîtra en raison même de l'accroissement des armées. Il n'y a pas à en doUter, les guerres de l'avenir auront un caractère de solennelle gra- vité dont la joyeuse chevalerie des anciens temps se serait fort mal accommodée.... En suivant la voie de leur civilisa- tion particulière, les peuples entrent en conflit. Celle page classique définit un avenir toujours menaçant. Mais le premier philosophe du xix^ siècle dit qu'il faut régler le présent cVaprès l avenir déduit du passé. Consciemment ou non, Von der Golz se conforme à cette puissante maxime. Il cherche, dans le passé de la nation prussienne, ce qu'elle doit faire ou éviter aujourd'hui. Je n'ai pu m'empê- cher de relire avec une espèce de joie amère, le chapitre consacré à l'examen des « causes de la catastrophe », une calastrophe qui date de 180G et qui s'appelle léna. Le général prussien constate que dès le lendemain des succès de Napoléon, Berlin s'efforçait de gagner les bonnes grâces du vainqueur. Les Allemands disaient avec satisfaction : il n'y a plus d'Allemagne. Les journaux allemands encensaient la France, Napoléon et les maréchaux. Telle était la maladie de l'Allemagne. « Comment, dit Von der Golz, avail-on pu en arriver là. » L'analyste prussien répond : 1« C'était l'effet de « la tutelle » administrative 50S QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. dans laquelle le Grand Frédéric avait tenu son lovaume. Ce centralisateur jusque-là sans rival avait voulu imposer partout sa direction personnelle. Mais, lui mort, « le royaume se trouva orphelin ». 'i" A la suite des maux de la Guerre de Sept ans, les successeurs de Frédéric s'étaient d'abord appli- qués à ménager le peuple et, tout au fond à le flatter. » Le gouvernement était autocratique quant à la forme, mais au fond il était démocratique, » dit Von der Golz, et il cite ce curieux mot de Clause- witz : « Ce gouvernement se distingue surtout par une certaine tendance au libéralisme ». On espé- )'ait ainsi « conjurer l'orage qui s'accumulait à Paris depuis 1789 ». a*^ 20 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. l'Empire, deux fois sous la Réi)ublique, jamais sous les rois. La Restauration, avec Louis XVIII et Charles X, et le gouvernement de Juillet sont les seuls régimes sous lesquels la France n'ait pas reçu l'insulte de l'étran- ger. Cela peut n'être que simple coïncidence. Mais si c'était autre chose? Il vaudrait la peine de le savoir. Le grand livre de Jacques Bainville, Histoire de deux Peuples, éclaire la question. LIVRE HUITIEME LA TERRE ET L'HOMME Nul homme n'est étranger à un autre homme. Il ne faurlrail donc pas penser que les jjornes qui séparent les terres des particuliers et les Etats soient faites pour mettre la division dans le genre humain. BossDET, Polit., I, I et V, iv. XXVI LA PATRIE OU L'HUMANITÉ Janvier 1902. Dans ridée de patrie et lliiimanitarisme,^l. Geor- ges Goyau nous a raconté les aventures du patrio- tisme au courant de trois ou quatre générations de jacobins, de libéraux, de républicains de 48, de so- cialistes et de démocrates ; il commence à la grande Révolution pour aboutir aux phénomènes de l'anar- chie dreyfusienne, mais il insiste en particulier sur notre demi-siècle, depuis 1866. Il est impossible d'avoir un répertoire mieux formé. Le fait saillant est mis en lumière. Il n'est pas sacrifié au fait rare, et toutefois ce dernier abonde et grouille même un peu. L'on s'en plaindrait si Ï'or pouvait se plaindre 21 522 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. de trop de connaisances et de trop de détails sur un grave sujet. Les noms propres abondent, souvent obscurs, parfois tout à fait inconnus, toujours im- portants. Nous savions par induction que le pays obéissait à des maîtres occultes. M. Goyau nous dit lesquels. M. Goyau nous montre la pensée de ces chefs occultes trahie par des comparses. Un des comparses répond à TEnquête de l' Humanité nouvelle, en mai 1899, que « par la revendication stérile de l'Alsace-Lorraine, la France perdra plus que de l'amputation de deux provinces » et que, « après avoir été à la tète, de la civilisation, elle sera l'obstacle » : de sorte que l'ave- nir français, c'est « l'abnégation » de la France. Le mot est d'un romancier, d'un simple conteur mais qui a vécu aux bons endroits, M. Jean Reibrach. Voici un professeur important, M. Durkheim, qui se plaint que l'armée soit devenue un moment(avant l'Aifaire) « quelque chose d'intangible et de sacré, un culte vraiment superstitieux ». Et M. Durkheim est suivi de M. Basch, autre professeur qui explique que « les deux termes de démocratie et de milita- risme sont logiquement antagonistes », ce qui est la vérité, et qui s'en réjouit au point de vue de la démocratie, ce qui est une infamie au point de vue de la France*. Voici M. Julien Benda, critique, philo- sophe, romancier, qui veut effacer dans les rapports humains « la conscience de représentant national » au profit « de la conscience de l'individu dégagé de sa nationalité » et qui conçoit l'humanité comme 1. M. Victor Basch doit être excusé sur son origine étrangère : Juif de Hongrie. LA TERRE ET L'HOMME. 323 « une vaste agglomération affectée d'un caractère unique, qui est d'être humaine ». M. Julien Benda dérive de là une « dissolution des sentiments propres à cette vieille civilisation rigide et dont l'un des principaux est le sentiment de l'honneur », « l'éva- nouissement de la tendance agressive et défensive » . Voilà qui est parler. Tous ces messieurs Benda, Basch, Durkheim, sont Juifs, donc puissants. Puis- sants dans l'État et dans la société. Il est bon de savoir à quoi peut tendre et servir leur puissance. M. Goyau nous rend d'autres services. Pour les apprécier, qu'on lise son bon livre'. En échange de tant de biens que nous lui devons, j'aimerais adresser à M. Georges Goyau l'équivalent d'une critique et, lui montrant une lacune dans son livre, essayer d'en découvrir la raison. Cet excellent traité des dégradations de l'idée de patrie dans la cervelle de nos bons humanitaires oublie souvent de procéder à une analyse des faits initiaux, des principes qui fondent les faits psycho- logiques qu'il étudie. Jamais ou presque jamais il n'aborde les causes. Peut-être eût-il été tenté de le faire. J'avoue qu'il n'a pu le vouloir : M. Georges Goyau, par la position du problème qu'il creusait, se trouvait en présence des plus graves antinomies poli- tiques, le libéralisme et l'idée de patrie, le démo- cratisme et l'armée, le libéralisme et l'armée. Comme son cœur est excellent, son patriotisme sans tache et qu'il ne pouvait pas défendre une autre cause que celle de l'armée et de la patrie, M. Georges Goyau 1. Ce volume et'les autres chez l'éditeur Perrin. 524 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. ne pouvait entreprendre un examen direct d'aucune de ces antinomies sans massacrer du môme coup le libéralisme, la démocratie, et la République elle- même ; or, il est démocrate, libéral et républicain. Toute analyse Feût jeté, d'un mouvement néces- saire, dans une doctrine aristocratique, autoritaire et royaliste. Il s'est donc abstenu, avec adresse et cou- rage, de réfléchir et même de faire réfléchir. Depuis la page une jusqu'à la page trois cent quatre-vingt- treizième et dernière, on voit bien se développer un esprit maçonnique, un esprit humanitaire, un esprit antipatriotique, presque jamais les raisons de tant de révoltes contre la nature de l'homme; nulle part la genèse de ces raisons n'est exposée. M. Georges Goyau s'applique à tout noyer, sauf les documents, les dates de leur apparition, histoire concrète tou- jours bien à sa place. Mais attendez. Le trouble qu'il produit dans notre pensée revient sur M. Goyau et lui fait un même dommage. Grâce à tant de ténèbres recueillies et maintenues de ses propres mains, le phénomène le plus général échappe. Tandis qu'il perd son temps à classer les républicains et les démocrates en bons et en mauvais, patriotes ou antipatriotes, tandis qu'il attribue à la volonté et au sentiment de ses personnages, comme Gambetta ou M. Reinach, une valeur sans proportion avec les influences qui s'exercent sur eux, il ne marque pas le véritable, le grand, le seul fait nouveau, fait de déclassement et de reclassement cent fois caractérisé par une phrase de M. Arthur Ranc : « La France mois.,.. » « Vive la France, mais la France de la Révolution », LA TERHE ET L'HOMME. 325 « Vive la France, mais la France de la Justice », « Vive la France, mais la France du Droit interna- tional* ». Ce qui était au premier rang de toutes les idées politiques (la patrie) a été mis au second. Ce qui était au second rang (les vues personnelles sur l'avenir du genre humain) a été mis au premier. Qu'est-ce qu'il faut mettre d'abord? Le problème est Il n'est absolument que là. M. Georges Clemenceau se dit patriote, M. Brisson se dit patriote. M. Bour- geois se dit patriote. Et M. Ranc ! De M. Clemen- ceau à M. Bourgeois on peut établir, par une suite de nuances aussi lines que celles du cou de la co- lombe, des patriotismes de plus en plus accentués. Même jeu, même gamme, non moins fine, mais de plus en plus dégradée entre M. Clemenceau pris de nouveau pour centre et M. Hervé, le rédacteur fameux du Pioupiou de l'Yonne. M. Hervé est-il donc antipatriote? Il proteste. Et fort bien. Et ce n'est pas, comme on le dit dans les journaux, par ambition électorale ou par crainte de l'opinion. j\I. Hervé est patriote. Seulement, il es- time que politiquement, il y a de plus grands inté- rêts que les intérêts nationaux, et qu'au-dessus de la patrie existe le genre humain. M. Hervé pourra dire ce que diront libéraux et radicaux sur toutes 1. Voici la célèbre formule du patriotisme conditionnel, telle que nous l'avons reprochée à M. Ranc, d'après ses lignes du Matin,du 26 avril 1898 : i< Dans nos longs entretiens, il (Gambetla) nous disait ses espé- « rances, ses vues d'avenir, ses desseins pour faire la France grande « et la République forte. Oui, la France grande et la République forte, « mais la France de la Révolution et la République représentant dans € le monde le droit et la justice ». 326 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. leurs affiches au mois de mai prochain et ce que disait l'autre jour M. Anatole France à ses li- gueurs du XXP arrondissement : « Je veux vous « féliciter d'avoir pensé que le patriotisme s'accor- « dait avec l'esprit de justice et de paix, avec le res- « pect du droit et l'amour de l'humanité. » Excellentes paroles, excellent motif oratoire. En effet, la question y est escamotée. Que le patrio- tisme ait pu s'accorder, avec l'esprit de justice, avec l'esprit de paix, avec l'esprit juridique et humani- taire, personne ne l'a jamais contesté. Le fait fré- quent, le fait normal, c'est bien cela : mais tout autre est le fait intéressant, le fait sur lequel on dispute, sur lequel on hésite, sur lequel on s'est di- visé. Ce fait et ce cas privilégiés, c'est le fait de désaccord, le cas de conflit entre l'intérêt national et l'intérêt juridique, entre les exigences de la patrie ou de l'État et celles de l'humanité. Nous dirons par- bleu : la patrie et l'humanité! Mais quand les évé- nements disent : la patrie ou l'humanité, que faut-il faire en ce cas-là? Ceux qui disent, comme nous l'avons dit avant M. de Bornier, France d'abord sont les patriotes; ceux qui disent la France mais... sont les humani- taires. Les humanitaires ne sacrifient pas la France à l'humanité; ils se contentent de l'y soumettre. S'il est vrai que les plus nombreux et les plus fermes de leurs conducteurs envisagent très bien ce sacrifice et appellent même la France le Christ des nations, s'il est encore vrai que beaucoup d'humanitaires théoriques valent mieux que leurs théories et sup- LA TERRE ET L'HOMME. 327 porteraient mal le spectacle et l'odeur d'un pareil sacrifice, s'il est entin très vrai que les hésitations de ces derniers arriveront toujours trop tard et que là, aussi, les autres, les violents, sont tout à fait assurés d'emporter le ciel, il n'en est pas moins inexact de dire qu'un Brisson, un Bourgeois, un France, un Clemenceau, un Hervé, un Jaurès, soient de simples ennemis de la Patrie; ils en sont simplement plus ou moins détachés, détachés dans une certaine mesure et jusqu'à un certain point seu- lement. Ils préfèrent les principes aux colonies; ils peuvent donc aider à perdre ces dernières, mais ne sont pas des anticoloniaux conscients et déhbérés ; s'ils subordonnent leur patrie au genre humain, ils ne sont pas de fieffés antipatriotes, mais peuvent conspirer à la perte de la patrie. Les patriotes alar- més de ce renversement rétablissent l'ordre naturel en proclamant la subordination de toutes leurs idées politiques à l'existence et au salut de la nation. Où les conduira ce nouveau classement? Je le leur ai dit sur tous les tons : à la royauté. C'est ce que M. Georges Goyau n'a pas voulu, n'a pas pu montrer. C'est pourquoi la psychologie d'un Gambetta devient pour lui, pour son lecteur, tout à fait ténébreuse. Il lui manquait une vive idée géné- rale de la question, qui fût l'axe autour duquel dis- tribuer et ranger ces faits. Faute de cet axe, je me demande si son livre aura la destinée qu'il mérite. Je prévois bien qu'il fournira des citations utiles. Et j'entends déjà les clameurs de scandale que ces citations feront pousser à des auditeurs déjà conver- tis. Mais (^uoi ! Les adversaires ne riposteront-ils? Ne 528 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. demanderont-ils à s'expliquer? Ne crieront-ils que leur véritable pensée a été méconnue.... Je crains bien que, parmi les honnêtes gens indécis qui sont aujourd'hui innombrables, M. Georges Goyau ne fasse pas dix prosélytes, qu'il n'en fasse pas quatre, qu'il n'en fasse pas un. La Patrie est un très beau mot. L'Humanité n'est pas un vilain mot, non plus. On les mettra ensemble sans préciser dans quel rap- port, et le tour sera joué. Ah! si Goyau voulait! Si, au lieu de se disperser en groupes confus, tous les nôtres savaient se com- poser et s'agréger! Si l'historien n'était pas étranger au philosophe, au pamphlétaire et au politique! Si, l'un portant les faits, l'autre les ordonnant, le troi- sième et le quatrième les mettant en action, chacun des partisans de l'ordre, sans perdre l'autonomie de ses mouvements, se sentait le membre d'une unité vivante, le soldat d'une vraie légion!... On me dit que je multiplie les rêves vains. Mais ce n'est pas ma faute. C'est celle de Goyau, c'est la faute de ses trésors et de la somme, si précieuse, de son savoir! C'est au mauvais ouvrier que l'épigramme antique dit en riant : « N'ayant pu faire belle ta statue, tu l'as faite riche ». 0 Goyau, tu pouvais garder à ton livre cette merveilleuse richesse sans lui refuser la beauté, tu ne l'as pas voulu! Pourquoi? APRÈS QUATORZE ANS En pleine guerre, au beau mois de septembre 191-i, on a vu reparaître dans un journal néo-patriote la subordination de l'intérêt national à des nuées huma- LA TERRE ET L'HOMME. 329 nilaires et cela en vue de nous imposer le respect de l'unité allemande agrandie et fortifiée par la réunion à l'empire du Nord de tous les Allemands d'Autriche! Sauvons la patrie menacée, « c'est entendu », mais « veillons au grain, conservons soigneusement nos positions », déclarait donc M. Naquet. Ces positions sont anciennes. L'évolution « patrio- tique » de M.Gustave Hervé, en août 1914,montre qu'il était juste, douze ans plus tôt, de distinguer entre un anti-patriote absolu et le simple subordinateur de ridée de patrie à d'autres idées politiques. Le jour même où un collaborateur de M. Hervé, dont les lec- teurs n'y voyaient que du feu, appliquait à la France envahie et souffrante ce principe de l'idéalisme démo- cratique, en disant que « toucher à l'unité allemande » serait un crime et une imbécillité ; à l'heure où la France, la Serbie, la Pologne et l'Italie se battaient pour « la liberté des nations »: le même jour un autre collaborateur, révolutionnaire, mais italien, revendi- quait ristrie aux deux tiers slaves pour « des néces- sités POLITIOUES ET GÉOGRAPHIQUES QU'iL FAUT ABSOLU- jiENT RESPECTER». C'cst donc pour iiotrc patrie seule que l'on voudrait faire abstraction des nécessités : il ne coûte toujours rien delà mettre en croix! Voici le plus curieux : quand cette patrie s'appelle la France, il n'y a pas de plus sûr moyen de crucifier l'humanité et de livrer l'univers à la Barbarie. Sans la nation française, sa dépositaire et gardienne mo- derne, que deviendrait l'humanisme éternel? Que de- 'vient le respect des petites nations? Onpeut se rappeler le sort de l'Arménie. \XV1I UN NATIONALISTE ATHÉNIEN Septembre 1902. Ayant peine à retrouver ce petit buste de Démos- thène que l'on a caché dans la demi-ombre du cor- ridor de Pan, je m'avisai du parti le plus chimérique et me renseignai auprès du gardien des antiques. — Démosthène? redit-il avec gravité. Puis, entr'ouvrant les bras avec assurance : — C'est moderne? Je rectifiai. — Alors, dit-il, c'était un Grec. — Oui, fis-je. Et, me laissant aller au démon du renseignement : — Une espèce de nationaliste athénien. Le gardien leva des yeux, où brillèrent Tétonne- ment, l'approbation, l'incrédulité. Que le gouverne- ment exposât un ami politique d'Edouard Drumont, de François Coppée et de Jules Lemaître à l'admi- ration des Anglais et à la copie des rapins, cela n'était guère croyable : toutefois, si cela était, c'était fort bien de la part de M. Chaumié. Tandis que, à défaut d'une indication, je recueillais ces jeux de physionomie, ma bonne étoile remit le Démosthène sur ma route et jamais, je l'avoue, je LA TERRE ET L'HOMME. 334 ne contemplai avec un pareil intérêt la petite tête obstinée. Je lui avais donné un titre à l'étourdie, et pour me divertir beaucoup plus que pour correspondre aux strictes données de l'histoire. Mais M. Maurice Croi- set, dans Minerva, vient de m'apprendre que je ne faisais aucune erreur. « Patriote athénien » n'aurait pas suffi. Nationaliste, c'est-à-dire patriote tradi- tionnel. Comme je m'étais fait le docteur du gardien du Louvre, ainsi, mais à bien meilleur titre, M. Maurice Groiset peut être appelé mon docteur. Il professe un cours de littérature grecque au collège de France, cette vieille citadelle de l'hellénisme, et son frère, M. Alfred Groiset, exerce les mêmes fonctions chez les latinants de Sorbonne. Les deux frères Groiset sont les auteurs d'une grande Histoire de la littéra- ture grecque, qui est, je crois, la mieux au courant des derniers travaux. Il n'est donc pas injuste d'admettre une opinion de M. Maurice Groiset sur Démosthène. La causerie trop brève dans laquelle il la développe fourmille d'allusions directes à nos luttes, à nos soucis, à nos débats contemporains. Mais toutes sont voilées et discrètes: ce n'est pas M. Groiset qui se permettra d'écrire crûment, à propos d'un roi de Juda, le nom de Lacenaire. De pareilles fautes de goût, peu sup- portables dans l'histoire de la barbarie judaïque, sont exclues par définition d'une étude de l'atti- cisme. Les mots n'y sont donc pas. Mais voici la chose. L'Athènes du iV^ était menacée par le roi de î\Iacé- 332 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. doine. Démosthène faisait de son mieux pour la secouer. En vain, ou à peu près. Cependant le péril est net, et le patriotisme n'est pas éteint. Pourquoi, comment ces forces naturelles sont-elles sans action et sans influence, en dépit de l'ardeur et de l'activité d'un homme d'État clairvoyant? Pour nous faire comprendre l'échec de Démosthène, INI. Maurice Croiset nous présente Isocrate avec son parti : Un groupe d'hommes, important par le nombre, par la considération, par l'intelligence, incline, pour des raisons d'ailleurs diverses, à des concessions, à des atermoiements qui paralysent l'énergie de la défense. Dans ce groupe, un personnage est particulièrement digne d'attention : c'est Isocrate. Athénien de pure race, sincèrement attaché à sou pays, honnête, doué d'une intelligence nette, très apte à raisonner, il est de ceux qui ne sentent pas la nécessité d'une résistance désespérée. Les revers, les mécomptes ne semblent pas le toucher vivement : il s'attache à l'idée d'un accord avec le roi de Macédoine, et il s'y tient jusqu'à son dernier jour. Avec un grand sens de l'histoire, M. Croiset ne s'attarde pas aux explications personnelles et anec- dotiques. Si Isocrate n'avait été qu'un esprit chimé- rique ou qu'un optimiste naïf, il aurait entraîné moins de gens à sa suite. Un trait du caractère d'un seul homme, si distingué soit-il, ne peut rendre compte d'un grand parti qui se maintient, qui dure, qui s'obstine à l'action ou à l'inaction. La diversité des personnes représentait ici une diversité fondamentale de pensées. Isocrate avait une idée, et Démosthène une autre idée. Ils n'avaient pas « la même conception de la patrie ». Cependant, comme le fait observer notre auteur tous les deux aimaient bien Athènes., LA TERKE ET L'HOMME. 333 Démoslhène était un patriote athénien au sens le plus particulier qui se puisse attacher à ce mot : la ville, la banlieue et les colonies, voilà les intérêts matériels, moraux et politiques qui le passionnaient tout d'abord et auxquels il voulait que l'on sou- mît le reste. Isocrate pensait plutôt à l'hellénisme. Athènes lui plaisait comme centre du monde grec, et dans la mesure où elle devait représenter toute la Grèce. Ne vous hâtez pas de penser, comme ne manque- rait pas de le faire M. de Saussine, cet auteur du Voile de Tânil, qu'il avait l'esprit plus « large » que Démosthène. Il l'avait seulement un peu moins ré- fléchi. La conception hellénique, nous dit M. Croiset, était chez les Grecs du v« et du iv° siècle, trop faible, trop intermit- tente, trop llottante et trop détendue en quelque sorte, pour produire régulièrement tous les effets du vrai patriotisme. Il eût été par suite extrêmement fâcheux que l'idée de la petite patrie se fondit trop vite dans celle de la grande sous l'influence d'un mouvement intellectuel d'origine res- treinte. Une grande force morale eut été détruite, sans être rem- plarée par une autre. C'est ce qui se produisit malheureusement. Le panhellénisme était un thème de rhétorique, l'inté- rêt athénien, une réalité. Isocrate et ses amis lâchaient la patrie pour une ombre. L'origine des rhéteurs panhellénistes, celle du thème qu'ils exploitaient, fourniraient, s'il était pos- sible de s'y arrêter, de nombreux sujets de rappro- chements. Mais je voudrais transcrire une utile défi- nition : « La vraie patrie » de ces rhéteurs « était donc la Grèce tout entière, mais, il faut bien le dire, 354 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. la Grèce considérée d'une manière quelque peu abstraite, plutôt dans sa fine essence intellectuelle et morale que dans sa pleine réalité historique ». Combien de nos contemporains devraient recon- naître leur conception de la patrie dans le patrio- tisme vague de l'adversaire de Démosthène : La grande patrie avait commencé dès lors à le séduire, et peut-ùtre la vision qu'il s'en formait altérait-elle en lui déjà le vrai patriotisme. Ce qu'il aimait d'Athènes, ce qu'il en louait surtout, c'était son rôle intellectuel et moral ; et il est probable qu'il ne sentait pas, comme les véritables hommes d'Etat, ses compatriotes, à quel point ce rôle élu l étroitement lié à une action politique indépendante. Le panhellénisme ne pouvait être réalisé que peu à peu « par une politique suffisamment et très éner- giquement attachée à la défense des intérêts tradi- tionnels ». Voilà ce que Démosthène comprenait bien, cependant que chez Isocrate prévalait de plus en plus « un idéal de pacification universelle et de justice, sans racine dans le passé et sans application possible dans le présent ». Aristophane avait déjà donné un nom à cet idéal : « les Nuées. » L'analyse du Panégyrique, du discours Sur la paix met à nu les causes de l'erreur d'Isocrate ; mais l'ana- lyse du Philippe la montre en action. Le souvenir d'Athènes semble s'être évanoui de la pensée du grand orateur. Il en paraît même tout à fait consolé par tant de brillants horizons que les conquêtes de Philippe semblaient ouvrir à l'hellénisme. Les faits ultérieurs n'ont pas confirmé ce rêve du « bel esprit raffiné » . LA TERRE ET L'HOMME, 535 Isocrale ne tenait plus, dans sa patrie, qu'au foyer d'art et de pensée « d'où rayonnaient sur le monde la sagesse et la beauté ». Ce qu'il aimait en elle, c'était moins elle-même « que cette sagesse et cette beauté ». « Il ne la concevait plus comme une conti- nuité vivante de générations, astreinte à un devoir héréditaire de défenf^e et d'expansion. » Son patrio- tisme se dégageait de la patrie. Il voulait Athènes sans les conditions d'Athènes : l'éclat, la splendeur, la beauté sans cette vigueur qui les fonde et qui les porte.... Or, qu'arriva-t-il? Des armées grecques furent écrasées par la Phalange ; Thèbes disparut dans une destruction barbare; Athènes n'obtint d'être épargnée qu'en acceptant une sujétion humi- liante ; Sparte fut réduite à l'impuissance. A ce prix seule- ment, l'entreprise contre l'Asie put être réalisée. Mais quel en fut le profil pour la Grèce, et pour Athènes en particulier? Sans doute, la culture grecque se répandit plus vite et plus lom dans le monde oriental qu'elle ne l'eût fait sans cela. S'il y eût là un avantage apparent, on put en constater bientôt la vanité. L'hellénisme perdit à cette diffusion trop rapide et trop large la meilleure partie de sa vigueur native ; sa force créatrice fut anéantie. Athènes, notamment, cessa, du jour au lendemain, d'être la grande productrice d'idées, de formes artistiques et lit- téraires, la capitale du monde intellecluel. Dès qu'elle n'eut plus occasion d'agir comme Étal indépendant, elle s'engour- dit et laissa s'éteindre la flamme vive de son génie. Ce fut désormais l'ombre d'une grande ville. Non seulement l'élo- quence se tut, mais 'il n'y eut plus en elle d'originalité puis- sante en aucun genre. Le Parthénon resta sur son rocher le témoin charmant et merveilleux d'un passé qui ne pou- vait plus renaître, la demeure désormais vide de la déesse énergique et agissante qui s'était envolée devant le maître étranger. A ce triste tableau, tracé d'une plume brillante, il ne manque qu'un dernier trait, et le plus sombre. 536 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. M. Croiset, sans doute par pitié pour Athènes et pour sa déesse, ne dit rien de l'affreux mélange que les conquêtes alexandrines firent du génie grec et de l'indigne furie sémitique. De toute façon, ce qu'un Isocrate affectionnait par-dessus tout, étant le plus fragile, dut périr le premier : l'idée grecque» « patrie idéale et abstraite », « image décevante et subor- donnée aux variations mentales de chaque individu » brûla comme une fleur aux approches du vent syrien. Au large point de vue du Monde et de la Grèce, autant qu'au point de vue athénien, Démosthène avait donc raison contre Isocrate, Démosthène qui « refusait de concevoir la patrie autrement que comme une tradition vivante ». Il avait « l'intelli- gence instinctive des réalités et des intérêts de son pays » et, dit toujours M. Croiset, « il y avait proba- blement plus de vérité et par conséquent, plus de vraie philosophie dans ses instincts que dans les rêves du panhellénisme contiîmporain, qui croyait certainement »(ôSaussine!)« s'élever bien plus haut». Celui-ci préparait un hellénisme « amolli et banal» . L'autre tentait de continuer les gloires présentes en développant les puissances du passé. Je crois que Ton me saura gré de citer cet aperçu des principes politiques de Démosthène : Pour Démosthène, la patrie n'est pas une entité soumise aux vues individuelles. Il n'est pas permis à chacun de ceux qui se réclament d'elle d'en pi-endre ce qu'il veut, de la façonner en un idéal de fantaisie et d'en laisser de côté arbi- trairement, comme indifférent ou nuisible, tout ce qui n'entre que dans cet idéal. Persuadé qu'elle est tenue d'agir pour vivre et pour préserver ou développer sa personnalité ori- ginale, le bon citoyen cherche flar?s son histoire les condition n premières et fondamentales de cette action, qu'il veut d'ailleurs LA TERRE ET L'HOMME. 33? approprier de son mieux, cela va sans dire, aux circon- stances nouvelles. Il est autant que personne l'homme de son temps, car l'action implique qu'on regarde autour de soi et qu'on tienne compte de tout ce qu'on y observe. Mais, entre les nouveautés, il sait distinguer celles qui sont bonnes ; car l'attachement réfléchi à la tradition, le préserve des illusions, des confiances naïves et des utopies. Inter- prète de la conscience nationale, il essaye, dans la mesure de ses facultés, de l'éclairer, de lui suggérer de bonnes résolutions, mais il a toujours crainte de se séparer d'elle, averti par un instinct secret qu'en ces matières délicates et profondes, où l'âme tout entière est intéressée, les vues aventureuses et trop personnelles risquent de se tourner en chimères dangereuses. Quel programme politique que ce portrait d'un homme mort et consumé depuis vingt-quatre fois cent ans ! Les « chimères » sont « dangereuses » et « l'attachement réfléchi à la tradition » est bienfai- sant. Cherchons dans « l'histoire » « les conditions premières et fondamentales » de notre action poli- tique, et bannissons un « idéal de fantaisie » et défions-nous d'un sujet trop soumis « aux vues indi- viduelles ». Comme l'histoire des démocraties se répète! Gomme elle est propre à faire réfléchir les Isocrates contemporains! Il en est qui ne sont que de trop bonne foi. 0 chères têtes fraternelles, pour- rait dire tout bas M. Maurice Croiset, voilà de quoi éclairer votre religion de la France ! Cette histoire de la démocratie athénienne se répète si bien que nos meilleurs discours ne peuvent que faire écho aux harangues, belles de simplicité et belles de force, tombées de la bouche du Natio- naliste athénien'. J'ai bien envie de raconter à M. Maurice Croiset, 1. Cette page est réimprimée telle quelle après quatorze ans. 22 S58 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. en échange de son excellent {)arallèle, une histoire très véritable qui pourra réjouir son cœur d'helléni- sant, car il y verra que les grands hommes qu'il interprète se rient encore du tombeau. Un de mes amis que je sais fut rejoint, il y a exactement sept années*, par un de ses confrères qui venait lui pro- poser de la part des frères H... d'écrire des articles politiques dans leur journal. Mon ami, qui n'était guère connu que pour des essais littéraires, mais qui se sentait attiré de plus en plus par l'étude de l'évident péril national, hésitait toutefois à accepter cette offre aimable; car il se demandait comment poser les questions, par quel biais, sous quel angle et enfin s'il était possible de toucher un public devenu léger et dur. Incertain, il rentra chez lui et, comme il le faisait parfois avant que de se rneltre au lit, il rouvrit un vieil et vénérable exemplaire des PhUippiques tra- duits par M. l'abbé d'Olivet, qu'il tenait de son père, qui le tenait du sien, et ses yeux tombèrent, page 42, sur le passage si éloquent d'abord, ensuite si spirituel : .... Il vous est honteux, Athéniens, d'aimer à être séduits, de reculer toute opération nécessaire sous prétexte qu'elle ne vous est pas agréable et de ne vouloir pas comprendre qu'à la guerre il faut non point se laisser commander aux événements, mais les prévenir. Que, comme un général marche à la tète de ses troupes, ainsi de sages politiques doivent-ils marcher, si j'ose ainsi dire, à la tète des affaires; en sorte qu'ils n'attendent pas l'événement pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais que les mesures qu'ils ont prises amènent l'événement. 1. Au mois de mai 1893, [LA TERRE ET L'HOMME. 339 \'ou8 des, Athéniens, les plus forts de tous les Grecs, en vaisseaux, en cavalerie, en infanterie, en revenus; et vous ne savez vous prévaloir de rien à propos. ^'ous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait un Barbare quand il lutte. S'il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs, il y porte îa main encore. Mais de parer le coup qu'on lui destine, ou de pré- venir son antagoniste, il n'en a pas l'adresse, et même il n'y pense pas. Vous, pareillement, si vous entendez dire que Philippe s'est jeté sur la Chersonèse, vous y envoyez du secours; s'il est aux Thermopyles, vous y courez : s'il tourne lie quelque autre côté, vous le suivez, à droite, à gauche, comme si vous étiez à ses ordres. Jamais de projet arrêté, jamais de précaution. Vous attendez qu'une mauvaise nou- velle vous mette en mouvement. — Quelle histoire des bons Français depuis trente ans et depuis cent ans! se dit mon ami, en fermant le livre et en le rouvrant, pour relire et pour mieux songer. Ce Démosthène aidant, il se demanda s'il n'y avait pas quelque chose de profond, d'éloigné, d'à long terme, mais d'utile et d'unique à proposer à la France contemporaine dans le sens de prévoir, de parer et de prévenir^ « Pourquoi pas? » Le soir même, il écrivait aux frères II... qu'il acceptait. APRÈS QUATORZE ANS On trouvera dans la seconde préface (191.")) de Kiel et Tanger la suite de la vie et des aventures de ce dernier texte de Démosthène au début du xx" siècle, On vient de voir qu'il commençait à nous hanter cinq ans entiers avant la fin du xix'..., De l'article de la Ga- zette de France, qu'on vient de lire, il a passé dans 340 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. l'Action française, en 1905, a servi en 1910 d'épigraphe au tïers livre de Kiel qui se trouve intitulé, comme par un fait exprès, « Inertie et mouvements ». De là, A a sauté dans les glorieuses colonnes du Temps pour être com- menté sans signature par M. André 'Tardieu, puis, avec signature, par M. René Pinon. La guerre lui a donné un surcroît de signification et de pertinence. M. Georges Batault qui le transcrivait avec raison le •22 janvier 1916 dans la Gazette de Lausanne, ajoutait non moins justement que les « Harangues et les Plai- doyers du plus grand orateur de l'antiquité devraient être un objet de méditation pour les hommes d'État qui ont la charge périlleuse des intérêts des pays alliés et surtout pour les parlementaires qui font preuve d'un sens politique si médiocre » ! C'est sans doute pourquoi M. Léon Bérard en voulut lancer une phrase à la tri- bune de la Chambre pour souhaiter la bienvenue au ministère Briand, l'exhortant à inarcher désorynais à la tête des événements comme un générai à la tête de ses soldats. Enfin, Maurice Barrés a cité la même page en modèle et en règle aux gouvernements hésitants qui se laissent devancer par un adversaire dont ils n'ont pas deviné la tactique. 11 l'a fait d'après une belle tra- duction que lui en forgea tout exprès le directeur de notre École d'Athènes, M. Fougères. Depuis, notre ami Louis Dimier a repris le texte grec, l'a serré de plus près et de nouveau vaincu, mais nous n'avons pu nous empêcher de rester fidèle à la composition de l'abbé d'Olivet qui avait charmé, obsédé, éclairé cette ancienne soirée de notre jeunesse où nous nous demandions à quoi doit réfléciiir l'écrivain politique et dont la voix toute française (dans le français des belles traductions de l'ancien régime) nous répondit pour l'orateur qui mena le deuil de l'indépendance athénienne : prévoir pour prévenir, manœuvrer, pour n'être pas manœuvré, pour n'être pas agi, agir. Un de nos grands amis, M. l'abbé Delfour, nous . LA TERRE ET L'HOMME. 541 a adressé, fin 1915, une lettre parue, sans nom d'au- teur, dans l'Action française, qui confirme avec une exactitude parfaite les vues de M. Maurice Croiset sur les panhellénistes du iv= siècle; à force de concevoir une Athènes sans liberté, ils noyèrent leur patrie dans l'Asie barbare. Voici cette lettre : C'ef^t l'honneur du prophélisme nationaliste d'avoir fait revivre pour l'instruction des Français du xx' siècle une page admirable des Philippicjues où IJémosthène décrit avec tant de force, quelques très fâcheuses conséquences du régime démocratique et parlementaire. Après un assez grand nombre d'années, hélas! la lente opinion française est presque renseignée. Il ne dépend que d'elle de savoir pourquoi <■ tel belligérant manœuvre et pourquoi tel autre est manœuvré ». On peut ci-aindre seulement que, faute d'être complété, ce tardif progrès de l'information française ne soit exploité par les Allemands et ne tourne, en définitive, ou ne paraisse tourner an profit de leur cause. Ke vonl-ils pas se dire? : » Enfin! enfin les Français re- connaissent l'exactitude de cette double équation établie par notre Droysen : Athènes égale France, et Macédoine égale Prusse. Or, l'Athènes qui lutte contre Philippe et Alexandre est une Athènes décadente et corrompue, inca- pable de présider désormais aux destinées de la grande civilisation. Au contraire, la Macédoine a une vie débordante qui va subjuguer l'Asie et créer cette civilisation qui s'ap- s'appelle l'hellénisme. Habemus confltcntes Gallos: les Fran- çais s'inclinent tien, cette fois, devant l'écrasante supério- rité de l'Allemagne contemporaine, héritière certaine de la Macédoine conquérante. » A cela, il ne serait peut-être pas impossible de répondre. Les Allemands n'auraient le droit de triompher de leur fameuse équation droysénienne que si l'histoire s'arrêtait deux siècles après la mort d'Alexandre, soit aux environs de l'an 100 avant Jésus-Christ. Malheureusement pour eux, elle a continué et, en continuant, elle a fait s'écrouler tous les châteaux construits en Orient par l'imagination macé- dono-prussienne. D'une part, en efTet, l'hellénisme, œuvre d'Alexandre, s'est révélé de qualité inférieure. Mélange kolossal d'Asie à demi- 3W QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. barbare et de Grèce décadente, il forme par rapport à la grande civilisation une sorte de schisme qui va se perdre, après quelques siècles, dans le byzantinisme. D'autre i:iart, Athènes vaincue a fait l'éducation de Rome victorieuse et dirigé vers l'Occident ce grand courant de la civilisation gréco-latine qui va devenir la civilisation gallo- latine et catholique. Que les Allemands se targuent d'avoir reçu en héritage la mission conquérante de la Macédoine. Cette mission qu'ils n'ont pas encore remplie d'ailleurs, mais qu'ils ont déshonorée déjà, n'a pas toute l'amplitude qu'ils supposent. Ils vont faire triompher dans les bazars d'Orient le com- merce et l'alexandrinisme, ce qui constitue une culture plu- tôt médiocre. Et pour combien de temps? Car la force qui dure n'est pas du côté de la Macédoine, mais du côté d'A- thènes unie à l'éternelle Rome. Voilà une constatation qu'il ne serait peut-être pas inutile de joindre quelquefois au commentaire chronique de la page fameuse de Démosthène... Oui, même affaiblie par le parlementarisme démocratique, Athènes (ou la France) re- présente en face de la Macédoine (c'est-à-dire de la Prusse) non pas seulement l'écrasante supériorité de la culture, mais le triomphe de la force durable. M. l'abbé Delfour a tout à fait raison, c'est à l'esprit de civilisation occidentale que l'avenir appartient. Il suffira donc à nos Athéniens de pratiquer à la romaine cette science politique conçue par nos Aristote, et de redevenir fidèles à leur propre nature, toute raison, toute sagesse, pour triompher, en fin de compte, de la barbarie. Mais il reste essentiel de s'arranger pour vaincre, en premier et non en dernier lieu, sous le nom et sous les drapeaux de la France, et non pas sous le nom de quelque autre peuple choisi, qui pourait hériter de notre expérience, de nos arts, de notre savoir. XXVIII LE MIRAGE D'ORIENT .. Une philosophie de soleil où tout se distingue.... Pierre Lasserre. (1901) Novembre 1901. Moi aussi, j'ai vu l'Orient. Je l'ai vu quelques heures et lui dis adieu sur-le-champ : avec quelles mélancolies, ce mardi d'une fin avinl 1896, comme je descendais à la tombée du soir les pentes de l'Hy- mette sur la route d'Athènes ! En rapportant l'idée des berceaux brillants du soleil, chaque pas qui m'éloignait me pénétrait d'une amertume salubre et mâle comme l'accent du vent de mer. L'Attique n'est pas l'Orient. C'est exactement le contraire de tout ce que notre imagination peut at- tacher à ce terme d'oriental. C'est le pays de la nuance et du sourire, de la grâce dépouillée de toute mollesse, des plaisirs vigoureux bien tempérés par la vertu. Il m'était difficile de ne point en aimer tous les moindres aspects, que je découvrais chaque jour, quand un heureux caprice m'entraînait à travers la campagne d'Athènes. Je connaissais Colone et Ce- phisia, Eleusis, les deux Phalères et la péninsule 544 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. d'Acte. Sans quitter ces choses divines, il me vint le désir de les embrasser toutes à la fois d'un regard, et c'est ainsi qu'un beau matin, après avoir gravi la fine aiguille du Lycabète, je pris la route de l'Hymette qui me paraissait tout voisin. L'air de ce beau pays est si pur qu'il est presque impossible à un étranger de ne pas se tromper souvent sur les distances. Je dus cheminer fort longtemps, sous le dur soleil, dans une campagne chauve comme la main et par- faitement solitaire. Une multitude de petites collines à la croupe desquelles se jouent des sentiers pares- seux, défend l'abord de la montée proprement dite. Quelques bouquets de thym (visités par l'abeille, en dépit des mauvais propos des voyageurs) échappent çà et là d'entre la pierre incandescente. De loin en loin un pin couleur de bronze étend son ombelle pieuse et charge le vent chaud du rude parfum de ses fleurs. Mais un détour soudain modifie absolu- ment le paysage. Un bocage apparaît, si touffu et chargé d'une senteur si fraîche qu'on ne se défend pas de songer aux berges d'un fleuve et à la profon- deur d'une vaste forêt. Un filet d'eau froide a creusé ce vallon, procréé cet ample jardin. Les Athéniens m'avaient averti des délices de Césariani, mais le lieu me surprit, rien ne m'ayant permis de le concevoir si char- mant. Des arbres éternels, ces nobles arbres, orgueil etjoie du bassin des mers helléno-latines, aucune essence ne manquait; pin, olivier, laurier, cyprès, chacune prospérait et riait selon sa manière. Mais J'y comptai LA TERRE ET L'HOMME. 345 aussi le chêne vert et blanc et, je crois, les dieux me pardonnent, de grands tilleuls, sous leur pâle feuille nouvelle. Tout cela magnifiquement élancé. De beaux troncs lisses projetés et comme étirés jusqu'au ciel, attendaient presque d'y loucher pour épanouir leur ramure. L'ancien couvent de Césariani, sa chapelle, la métairie qu'on a essayé de tirer de toutes ces ruines disparaissent dans ce petit océan de claire verdure. Trois colonnes d'un marbre rose, peut-être le der- nier débris d'un antique temple à Cypris que les archéologues ont cru relever en ce lieu, semblent naines et misérables dans la forêt de ces troncs sveltes et délicats, blancs comme de la chair. Seule, à l'écart des arbres et des herbes qu'elle nour- rit, la fontaine dégorge son petit flot glacé sous le rocher natal ajusté en forme de toit. Je me couche à l'entrée de cette grotte vénérable, abreuvoir des troupeaux et therme rustique des pâtres, altique rendez-vous des Chloé primitives et des anciens Da- phnis. C'est en effet le pur paysage de l'idylle et, comme si la flûte allait éveiller les échos, je m'at- tardai longtemps à y réciter l'églogue de Virgile et le sonnet bucolique de Cervantes. Midi me remit en chemin. Reposé, rafraîchi, le manteau roulé à l'épaule, il était maintenant déli- cieux de faire un effort. Le sentier fut vite perdu. Mon plaisir en fut prolongé. L'Hymette se compose, à cet endroit, d'un étagement de terrasses, dont chacune fort médiocre semble annoncer à chaque instant la découverte de l'autre versant. Mais les pia- 346 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. teaux superposés se multiplient au fur et à mesure de la montée. Elle dura deux heures. Enfin un petit cône qui était sur la gauche me parut dominer de beaucoup tous les environs. Les pieds en sang, les cheveux collés à la tem.pe, je me traînai vers lui comme au sommet probable de toute l'échiné. J'y fus accueilli d'un grand vent et d'un froid extrême, mais l'horizon qui se découvrait à la vue me fit négliger ces misères. J'en oubliai même de me retourner pour donner, comme je m'en étais fait la promesse, mon premier regard aux lieux de l'At- tique. Cette belle Attique fut oubliée. L'Orient seul épanoui depuis la moitié de l'Eubée jusqu'à l'ex- trême pointe de Sunium, l'Orient et le chœur des premières Cyclades, Céos, l'île d'Hélène, la fine Bel- bina bombée comme un bouclier sur le plat de la . mer, cette mer elle-même aussi fluide, aussi légère, aussi éthérée que le ciel et trempée dans ses profon- deurs d'une magnifique lumière, l'Orient et son ciel où l'oblique soleil promenait des flammes limpides et creusait une suite indéfinie d'arceaux azurés, cet imperturbable Orient m'enveloppa de sa sereine stupeur pacifique et je le saluai comme un grave mystère d'unique volupté. Les nymphes insulaires glissaient nonchalamment sous le pli de la nappe bleue. Ni la mer, ni les terres, ni même le ciel ne paraissaient capables de défaire le lien qui les entre- mêlait, et la douce beauté de toutes ces choses sen- sibles y tenait le cœur prisonnier. C'est en vain que, du côté du nord, de hautes et massiA'es montagnes encore coiffées de leur neige, 1 LA TERRE ET L'HOMME. 347 le Péîion, la chaîne de l'Olympe de Thessalie me rap- pelaient quantité de fables austères comme la nais- sance du monde ou les premières origines de la dé- fense de l'Hellène nouveau-né contre les peuplades d'Asie. Je cherchais sur la mer le sillage brillant de la fuite d'Hélène ou la conque de roses sur laquelle apparut la déesse dans sa beauté. Toutes les séduc- tions chantaient vers ce lointain d'une pureté sans pareille, sur les roches d'onyx et d'or, sur les fines écailles de la mer et du ciel. Les déclivités molles du paysage depuis la cime d'où je le contemplais jusqu'à l'horizon éloigné invitaient elles-mêmes à la rêverie du bonheur et du plus indulgent. Plus de héros : des dieux. Et les dieux eux-mêmes sem- blaient s'évanouir dans un immense amour sans bornes, dans le pur sentiment d'une complaisance infinie. Tel était, du haut de cette seconde montagne de l'Attique (le Pentélique est la première), l'abîme oriental où se noyaient ensemble mon esprit et mes yeux. L'aboiement d'un chien de berger, qui courait avec son troupeau, me tira tout à coup du songe, .le me retournai donc et revis, dessinée avec ses hameaux, son port, son Acropole, avec son golfe et les grandes îles prochaines, la plaine attique en sa merveille de diversité. De sorte que ce caractère se détacha avec une force inouïe. Face à cet Orient qui opposait sa vague et brillante unité, trop semblable à la confusion, je ne pus m'empêcher de crier en moi-même : Netteté, netteté! comme en d'autres affaires on peut s'écrier vo/w/j^é.r La distinction, la découpure de ces détails et de leur ensemble écla- 348 QUAND LES FRANÇAIS NE SAIMAIENT PAS. talent si bien que, par un phénomène harmonieux, le ciel participait de la diversité des figures, chargé d'une flotte de petits et de gros nuages qui le mar- braient. Ces théories de longues vapeurs subtiles, voguant sur le sol déboisé, s'y peignaient aussi bien que sur le miroir de la mer. Tout vivait et luttait; tout disait la peine ou la joie, le rire et les larmes, avec les innombrables nuances qui tiennent le milieu entre ces états. Que d'humanité! Que de grâce! Que de légèreté et de profondeur! En me récitant cette litanie, je disais, en son- geant aux ouvriers de tant de merveilles : — Le beau naturel , l'art divin ! Mais le ciel mouvant se chargeait de nuées de plus en plus lourdes. Le golfe Saronique se teignit de cendre et de nuit. Et, bien que l'Orient toujours serein fût échauffé de l'ardeur céleste et marine, le froid se faisait vif; la position devenait presque intenable sur la montagne. D'ailleurs, comme jadis au milieu des dèmes attiques, Athènes souriait sous l'orage et me conseillait doucement de chercher un abri. Pourquoi ne pas le dire? On le devinerait. En me rendant au juste conseil athénien, je rêvais en secret de lui échapper. Je rêvais au mystique brasier de l'Orient sur lequel m'attachaient de longs regards chargés de curiosité douloureuse. Blondes îles pétries dans l'argent liquide et dans l'or! Onde merveilleuse épanchée, m'eût-on dit, des substances supérieures! Clarté vaste et profonde où le monde entier communie! Lorsque j'eus consenti à les quitter enfin, ce fut à reculons que je descendis LA TERRE ET L'HOMME. 349 de la crête, mais je la remontai dix fois, découvrant à chaque retour une beauté nouvelle aux vapeurs éloignées, mourantes, de Céos, au long corps élégant de l'île d'Hélène, au bouclier de Belbina fondu dans l'azur! Dix fois, je ne sais quel lyrisme, uni comme un parfum aux noms des beaux lieux répétés, noya ma volonté dans toute sorte de vœux absurdes et d'im- possibles espérances- Je savais et savais fort bien quelles cyclades se découvrent de l'Hymette, et je me demandais cependant si ma vue ne saurait pas joindre les autres par delà l'horizon, les nommant toutes jusqu'à Samos, jusqu'à Lesbos, et je ne sais pourquoi le nom de Milo me retint aussi fort long- temps : — Cette Milo, disais-je, en forme de croissant de lune! La descente eut lieu cependant. Elle fut lente. Elle fut vaine, ou à peu près. Ma mémoire flottait dans la poudroyante lumière. C'est en vain que l'Hy- mette se vêtit, ce soir-là comme tous les autres, d'un réseau de pourpre dorée et que les asphodèles ondu- lèrent en chœur sur les pentes de mon chemin. Au seuil de la grave déesse, devant les fanaux allumés, je chancelais encore comme l'homme que le vin d'Asie a troublé. XXIX POUSSIN ET L'OCCIDENT A Monsieur Adrien Milliouard. Décembre 1902. Vous avez publié un jour dans votre excellente revue de rOccident un beau et juste éloge de Nicolas Poussin. Tous les dévots et fidèles de ce grand homme (il n'a pas simplement des admirateurs) ont appris à vous estimer, à vous chérir dirai-je encore, depuis que vous avez écrit qu'il était un « héros *, le héros d'une race, d'une tradition et d'une civili- sation. Permettez-moi de l'avouer : je vous altendais à Poussin. Poussin n'est pas un méridional, puisque le peintre des Andelys, comme il s'appelait, est né dans une de ces boucles charmantes de la Seine dont vous avez su parler avec poésie. Compatriote de Malherbe et de Corneille, il est encore plus par- fait que ces deux grands poètes ; son art sévère se réclame encore plus justement que le leur des leçons de Rome et d'Athènes, Or, sur les deux points d'Athènes et de Rome, je craignais de nous croire menacés d'un grave désaccord de pensée. Votre LA TERRE ET L'HOMME. 351 façon crentendre la poésie et la critique annonçait le goût de la tradition. Mais cette tradition, vous paraissiez tenir à l'entendre et à l'interpréter, d'une manière un peu excentrique : non sans alarmes, je me demandais si vous n'iriez pas enfler la troupe de ces esprits qui opposent grossièrement à la Renais- sance le moyen âge. ou même au dix-septième le seizième comme plus vivant ou comme plus libre, quoique imparfait. M. Ferdinand Brunetière ne manquerait pas d'écrire ces deux termes, libre et vivant entre deux paires de guillemets : tels quels, et employés ainsi à contre-sens, ils me paraissent d'un ridicule si élo- quent que nul artifice typographique ne peut l'ag- graver. La vie, la liberté distinguées de la perfec- tion, qui est la limite de la vie, l'apogée de la liberté ! H eût été fâcheux de voir un homme de votre nais- sance, Parisien de vieille race, et de votre mérite, écrivain de très grand talent, tomber dans ces héré- sies qui sont des sottises. Votre notion de l'art et du génie occidental faisait mes délices, mais je n'y étais guère en paix. C'est dans cette inquiétude que vous étiez guetté à Poussin. Ou, me disais-je, il aime, entend et sent Poussin: et sa notion de l'occidental se ramène à peu près à ce que l'on entend par classique. Ou il ne l'aime pas : et toutes nos craintes ont raison, et les parties excellentes de son esprit ne l'empêcheront pas d'être dit indigne de vivre. Votre étude de VOccident a résolu la question en votre faveur. Vous avez marqué avec vérité le caractère de votre héros. « Pour être suprêmement l'homme de son pays, S52 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. lui fallut-il quitter son pays. » Sa France, sa vraie France, il la trouva à Rome, dans la Rome de Ra- phaël et de ses élèves tout d'abord, puis dans la Rome antique. L'Antiquité grecque et latine dans lesquelles nos professeurs paraissent voir une sorte de folk'lore comme un autre, une histoire et une Mythologie comme les autres, si Ton en juge par ce que dit l'un d'eux de son « éducation raanquée » (ohî bien manquée et toujours à refaire), cette Anti- quité apparut à Poussin dans son trait le plus gé- néral, dans sa ligne la plus abstraite : en sa mé- thode, un acheminement à l'humanité. Peu d'hommes ont senti à ce point ce que l'on pourrait appeler l'essentiel, l'éternel de l'Antique. « Ce qu'il demandait », dites-vous fort bien « aux marbres et à la Colonne Trajane, ce n'étaient point tant des formes et des motifs qu'une certaine façon d'être un homme ». Ajoutez, Monsieur, la meilleure. Donc la seule. « Les paysages de Poussin, tel le Diogène ou V Apollon et Daphné, montrent de belles masses d'arbres, épaisses et s'étageant comme on en voit dans ces pays de Seine dont il était né. Mais c'est de Rome qu'il avait appris cette noble façon de les construire. » Peut-on mieux dire, je vous le de- mande, monsieur? Mais, on ne le peut pas, j'en jure par le beau cyprès qui sert de marque distinctive à votre revue*. On trouve à chaque instant dans Poussin la saveur définie du terroir séquanais, mais il le forme à la romaine. Ce beau mélange gallo-latin 1. Le cyprès que la revue l'Occident portait pour insigne à son fron- tispice. Tant pis si c'était un peuplier. LA TERRE ET L'HOMlVffi. S^T, fait aussitôt songer à la haute et plus ancienne com- binaison du latin et du grec. Malherbe et Corneille ont été des Latins presque purs. Si ce n'est déjà fait, on renoncera bientôt, pour Corneille, à la bizarre théorie qui veut que la force de ses thèses morales lui soit venue d'un atavisme Scandinave, l'apparentant à la philosophie gothique de Kant. Le théâtre de Corneille e.st une casuistique perpétuelle : qui connaît, même super- ficiellement, le kantisme sait qu'il n'y a rien de plus opposé à la casuistique. Ajoutez à la Normandie, l'Espagne; à l'Espagne, la province de Casuistique et, si vous voulez, celle de la Chicane, vous obtenez les « petites patries » de Pierre Corneille; mais sa grande' patrie, dans sa magnificence, sa précision et, je le veux, son étroitesse, c'est cette Rome qui apprit aux Français le droit, l'administration, la théologie, la politique et la discipline de guerre. Votre Poussin sait tout cela, monsieur. Mais, de beaucoup plus curieux et plus pénétrant, il découvre et révèle autre chose. Quoi donc? Voulez- vous passer par le Salon carré avec moi? Une fois là, vous me mènerez en courant devant le Diogène ou devant le Portrait. J'admire aussi ce Diogène., rien n'est mieux ordonné que les étages de l'architeclure végétale : aucun temple ro- main n'est plus solide, ni de structure plus ration- n(?lle. Quant' au Portrait, monsieur, je voudrais que quelqu'un qui eût mérité de la patrie fût jugé digne d'emporter cette toile dans sa maison et de l'y garder jusqu'à la fin de ses jours : il serait assez honoré, assez récompensé du spectacle ? Je ne pouvais mieux exprimer la force de ses sugges- tions et la vivacité de ses descriptions, le perpétuel effort comparatif auquel son esprit nous entraîne. On y voit cet esprit à nu. C'est au premier abord un esprit fort complet et, autant que j'en puis juger ou préjuger, qui se complète incessamment. Quel- ques-uns observent qu'il change, et c'est de quoi on l'applaudit. On applaudit M. Bourget de changer en mesure, on approuve ses métamorphoses de s'exercer toujours dans le même sens positif, le plus logique et le plus favorable à une vue nette du vrai. Je ne suis pas des fanatiques de la vie; je ne crois pas que toute évolution soit avantageuse parce qu'elle est signe de vie. Mais l'évolution de l'esprit de M. Bourget va sans cesse le rapprochant du ôf.8 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. même point supérieur, sur lequel ses regards sont fixés depuis des, années et duquel il tire sa force. M. Bourget est un de ces rares idéalistes qui ont su de bonne heure atteindre la réalité. Réaliste d'édu- cation, il s'est bien gardé pour cela de mépriser la raison : ses voyages nombreux chez les plus réalistes des peuples, ses études d'après les psychologues les plus « scientifiques » et c'est-à-dire les plus empi- riques, lui ©nt laissé son goût de « la Httérature pensée ». Outre-Mer, je l'ai dit, accuse bien ces deux tendances; mais l'on y trouve mieux que la présence simultanée de ces deux tendances; on y voit leur accord. Gela tient au sérieux profond. M. Paul Bourget est observateur. Il est raisonneur. Mais il est aussi fort croyant. Il sait que les idées, engendrées par la vue de faits concrets, ont la destinée essentielle, dans l'ordre naturel, de redevenir faits concrets. Les idées sont des volontés qui demandent passionnément à s'incarner dans les personnes et les sociétés. C'est ce dont il tient toujours compte. C'est ce qui donne à ses études l'importance, à sa critique l'étendue. •Je sais que plusieurs de nos contemporains lui disputeraient à l'envi ce genre de mérite. On se pique aujourd'hui d'être philosophe autant que savani et moraliste autant que philosophe. Toutefois il fau- drait faire des distinctions. Outre que, de ces mora- listes, M. Paul Bourget me paraît le plus ancien el le plus éminent, jentrevois des abîmes entre sa façon d'étudier la morale sociale et celle, par exemple, de ]\I. Desjardins. La dernière est fort ambitieuse. En son propre nom, s^ns autre autorité que la voix LA TERRE ET L'HOMME. 369 du sens intime ou de la conscience, en dehors de toute considération d'utilité ou de religion, M. Des- jardins nous ordonne de faire choix d'une idée directrice plutôt que d'une autre, de réprimer cette tendance et d'exagérer celle-ci ; sa morale est indé- pendante. Nommons-la anarchiste, car c'en est le vrai nom : rien au monde n'est peut-être plus dan- gereux que des programmes de conservation sociale assis sur de tels fondements. « Fais cela, ou la fan- taisie de M. Paul Desjardins, avec diverses épi- graphes d'Emmanuel Kant », cela pourrait servir de titre à l'ironique brochure qui soulagerait plus d'un cœur. M. Paul Bourget, lui, ne nous dit guère : fais cela. Il procède par des commandements de l'espèce de ceux que Kant nommait hypothétiques : « Si tu veux la prospérité de ta maison, de ta cité, de ton usine, de ton pays, fais cela ». Sous une forme moins scolaire, il constate dans quelles conditions pros- père ou dépérit un certain peuple et, de ces condi- tions, il observe des conséquences qui apparais- sent avec quelque rigueur. Il fait souvent mieux. Docile à la nature, il néghge tous ces beaux mots de peuples, de sociétés, de races, qui n'ont qu'une réalité générique; c'est à l'humble détail qu'il s'a- dresse d'abord : il le fixe, il le suit d'une étude minutieuse; ce n'est qu'après de longues séries de monographies isolées que, généralisant de place en place, il arrive par des conclusions étagées à des systèmes étendus qui se tiennent, s'imposent et peu- vent faire loi. Ses vives quahtés d'analyste le gardent de l'erreur 24 370 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. de détail. Cela se sent, à suivre le fil de son récit. Il y a là un air admirable de vérité, et de vérité con- trôlée. Cela ûte presque toute envie de vérifier. C'est à peine si j'ai senti une fois dans les pages d'Outre- mer une légère méfiance. Encore ne s'agit-il point d'un fait singulier, mais d'une appréciation générale. Je n'ai pas le droit de la trouver erronée. Elle me paraît seulement inharmonieuse. Après tout ce que dit M. Paul Bourget de la vie en Amérique, je ne crois pas qu'il ait le droit de comparer la vitalité des Américains, si énergique soit-elle, à la vitalité des Italiens de la Renaissance, car celle-ci se distinguait de toute autre par la beauté. Un sol immense et d'une fertilité qui dépasse encore tous les besoins de ses millions d'habitants, un dur climat pour aiguillonner ces besoins et les multiplier, d'autres conditions de nature et d'histoire ont renouvelé la race saxonne à son passage dans la Nouvelle-Angle- terre et cette race a trouvé là comme une seconde j-eunesse, d'une verdeur et d'une puissance inouïes'. Je crois qu'il aurait suffi de le reconnaître, sans faire intervenir de trop écrasantes comparaisons. J'admi- rerai tous les milliardaires qu'on voudra, à condition qu'on ne me les égale point à Michel-Ange, ni seule- ment à César Borgia. Au reste, certain ti-ails viennent corriger labsi- milation qui m'ennuie. Un des caractères de M. Paul 1. D'ailleurs, est-il bien philosophique de définir un peuple parle degré de son activité? C'est la forme de cette activité, quel qu'en soit le degré, qui est caractéristique. Il est vrai que M. Paul Bourget n'étudie pas précisément un peuple ni une race, mais un moment d'une civilisation. Mais le genre de confusion e:^l devenu si com- mun que j'ai cru pouvoir en signaler un effet (note de 1895). LA TERRE ET L'HOMME. S71 Bourget est qu'il excelle à n'être point dupe. L'uni- verselle sympathie aiguillonne la clairvoyance. Il goûte tout en Amérique, jusqu'à celte bizarre expo- sition de Chicago; ii n'exclut aucun des souvenirs que lui a laissés le spectacle, non pas même le sou- venir de- ce Parlement des religions, la « parade sacrée » dont la bizarrerie atteignit parfois au gro- tesque et que M. Frédéric Harrison vient de quali- fier joliment de « conférence juive présidée par un cardinal catholique ». Ces cardinaux, ces arche- vêques d'Amérique, il se les explique par le carac- tère du milieu qui les baigne; néanmoins il les juge et il nous avertit. Rien n'est curieux comme ses pages relatives à l'enthousiasme démocratique d'un Ireland ou d'un Gibbons. Ce sont des remises au point où l'indépendance du jugement ne fait aucun tort au respect. M. Bourget pense et écrit en « chrétien de désir » *, très soucieux de se garder du sophisme et de l'illusion. Je voudrais mentionner deux autres preuves de celle noble sérénité de pensée. La première regarde la condition des femmes aux Étals-Unis. Bien reçu des Américains, traduit par eux au fur et à mesure qu'il écrivait, M. Bourget était cent fois tenu par un autre souci que la plus aveugle indulgence : trop d'histoires de snobs courent sur les Américaines; il a beaucoup songé à se délivrer la mémoire de ces rêveries de fumoir. Voilà peut-être une étrange situa- tion pour parler avec liberté? Or, je recommande au 1. C rétien de désir » est devenu catholique. 572 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. lecteur les deux chapitres relatifs aux femmes et aux jeunes filles d'Outre-Mer. Il verra un chef-d'œuvre d'observations courtoises, fines et concluantes. Outre-mer, une femme, qu'elle soit ou non mariée, est tenue pour l'égale, sinon la supérieure de riiomme. Elle est libre. Elle est respectée. Elle ne court presque aucun des risques à laquelle est exposée la jeune femme « latine ». Ouvrière ou grande mondaine, elle a toujours plus que des droits, presque un privilège sacré. Elle peut se donner; elle n'est point sans cesse environnée des pièges que tendent ici autour d'elle l'astuce et la force de l'homme. Elle fait d'ailleurs grande figure de a vertu ». Est-ce hypocrisie? M. Bourget ne le croit pas. Fort raisonnablement il admet ces apparences telles qu'elles lui sont offertes, après avoir un peu vérifié, je pense, et présente deux explications suc- cessives. La première, d'ailleurs fort juste, viendrait à l'esprit de chacun : c'est l'influence puritaine. Le vieux levain de la Réforme est resté la secrète raison de ces mœurs, mais non la seule. La seconde est plus simple et plus subtile : simple, parce qu'aucun philosophe réaliste ne peut la négliger, subtile puis- que les menus fols qui nous viennent parler de la jeune femme slave, germaine ou anglo-saxonne pour l'opposera la Française n'ont jamais poussé l'analyse si loin : Il y a, dit M. Bourget, aux rapports si étrangement dé- concertants de l'Américain et de l'Américaine une raison plus profonde encore, du moins à mon avis, et physiolo- gique, celle-là. Mais quand il s'agit des lois qui régissent LA TERRE ET L'HOMME. 373 les relations des sexes, il fauttoujours en revenir à la phy- siologie. Si les Orientaux, par exemple, ont réduit leurs femmes à un affreux état d'esclavage et de dépravation, c'est qu'ils les ont aimées avec la plus violente sensualité. Or il se cache dans toute sensualité un fond de haine parce qu'il s'y cache un fond de jalousie bestiale. Si tout en lais- sant, dans le monde latin, plus de liberté aux femmes, nous n'acceptons pas sans révolte l'idée de leur indépendance et de leur initiative personnelle, c'est que nous éprouvons, à travers des raffinements de toute nuance, un peu de ce qu'éprouve l'Oriental. La sensualité et le despotisme de la jalousie sont là. Si l'Anglais, au contraire, laisse à l'Anglaise tant de liberté, c'est que le climat, la race, la religion ont maté davantage en lui l'ardeur du tempérament. Le sera, juvenum Venus de Tacite est aussi vrai des jeunes gens d'Oxford qu'il était vrai des jeunes gens germains du i" siècle. Tous ceux qui ont étudié de près les jeunes Américains s'accordent à dire qu'ils sont, sur ce point, pareils aux jeunes Anglais et plus froids encore. Il suffit de penser aux conditions où s'est fait le pays pour comprendre qu'il doit logiquement en être ainsi.... Vingt causes ont empêché la race de se développer du côté de la volupté. Les arts et la littérature sont choses récentes, en sorte que l'imagination passionnelle n'a pas eu non plus ce dangereux aliment. Un petit fait est étrange- ment significatif. 11 n'y a pas aux Etats-Unis une statue entièrement nue. Cette condition de la femme d'Outre-Mer, qui est un des plus .singuliers phénomènes du monde, est ici conditionnée rigoureusement. Mais condition- ner, c'est circonscrire ; et circonscrire coupe net à ces idées de généralisation hâtive et caduque que nous voyons si ridiculement pulluler. Il est loisible d'admirer l'Amérique; mais, si l'on prétend l'imiter, il sera convenable de créer tout d'abord le terreau physique, moral et social sur lequel ont pu s'élever ces mœurs autochtones. M. Paul Bourget est très pénétré de ces raisons. 574 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Il les applique avec une •égale lucidité à l'étude et à l'analyse impartiales delà Démocratie Américaine ; c'est ici la seconde merveille de son livre et la nou- velle marque de cette aptitude à bien voir et à voir tout. L'organisation sous-jacente de cette Démocratie fort jalouse de son nom, de ses droits, de son renom démocratiques lui apparaît comme une sorte de combinaison de sous-monarchies, de sous-princi- pats financiers. Chacun des énormes ouvrages qui composent l'énorme travail américain est incarné dans un homme ou un très petit nombre d'hommes, ■identifié avec lui ou avec eux. «... Presque tous les grands chemins de fer... sont au pouvoir d'un très petit nombre d'individus. Dans certains cas, un seul homme se trouve possesseur de la majo rite des actions. Dans d'autres cas, ces actions se répartissent entre quatre ou cinq capitalistes. D'autres fois, les intérêts représentés par un groupe de ces capitalistes sont si forts que le reste des porteurs de part préfère leur abandonner la libre direction de l'entreprise. De là, résulte dans cette direction ce caractère d'autocratie.... » Cet autocrate du chemin de fer américain, ce « magnat » ne se borne pas à tracer des lignes; il fonde au bord de ces lignes des villes, exploite des mines, peuple des régions : Il est habitué à (les amplitudes d'entreprises égales à celles d'un premier ministre... Il lui a fallu déployer des qualités de grand diplomate pour lutter aujourd'hui contre une compagnie rivale, demain contre un gouverneur d'Etat. Il a livré des batailles, formé des ligues. Il a dû, pour que l'affaire marchât comme elle marche, enrégimenter des mil- LA TERRE ET L'HOMME. 575 liers d'hommes, choisir parmi eux les plus habiles, leur commander comme Napoléon commandait à ses officiers et à ses soldats. C'est un pouvoir non plus décoratif et hona- rifique, mais un pouvoir réel, agissant avec une responsabilité immédiatement contrôlée par le succès ou l'insuccès. Au sens féodal de ce mot, ces gens sont des princes.... Mais ce genre de principal se distingue de la « ploutocratie » proprement dite, en ce que la ri- chesse ici est de l'action et que celte action, l'exer- cice de ce pouvoir, durent encore aujourd'hui sous les yeuxdes milliers de sous-œuvre que l'on emploie. Le chef d'une de ces terribles associations pour la richesse est aussi actif, aussi laborieux que le der- nier de ses commis et de ses ouvriers. Tel est l'as- pect présent des rapports du travail et du capital. Mais déjà ce présent se transforme. Cet aspect changera. Personne ne peut dire ce que feront pour éviter la rupture de l'équilibre les fils de ces mil- liardaires, les fils de leurs subordonnés. Il est tou- jours assez aisé d'établir pour un certain point arrêté du temps et de l'espace une organisation sociale. Le difficile est d'acquérir pour cette organisation la du- rée, c'est-à-dire la possibilité de se plier au change- ment. Cela est surtout difficile, et il faut le dire, impossible, en démocratie. Toutefois, les indications que l'on vient de lire sont de nature à éclaircir ce qu'il y a sans doute d'invraisemblable, et d'absurde même, dans cette simple idée d'une démocratie prospère. Les Améri- cains, dit en substance M. Paul Bourget, mettent sous cette idée le sens le plus contraire à celui que nous lui prêtons. Conçue et pratiquée de la sorte, la démocratie se trouve 376 QUAr^D LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. produire, non plus comme chez nous, un universel nivelle- ment, mais bien au contraire des inégalités étonnantes entre les individus, qui forcément se dévorent les uns les autres. La loi de la concurrence vitale opère là comme dans la nature à tel point que par moment, cette démocratie donne l'impression d'une aristocratie, j'allais dire d'une féodalité. Le président d'un grand chemin de fer, le propriétaire d'im grand journal, le patron d'une grande usine à New-York, à ('.hicago, à Saint-Paul ont plus de pouvoir réel que n'en a un prince. Seulement, ce sont des princes qui se sont faits eux-mêmes et une pareille conquête est à la portée de tous, pourvu qu'ils eti aient la force. Une égale possibilité sociale, telle est la formule de la démocratie en Amérique. Une égale réalité sociale, telle est sa formule en Europe, et parti- culièrement en France depuis la Révolution de 1789. Je n'en connais pas de plus contradictoires. Au risque de quelques redites, j'ai tenu à citer les conclusions, si sensées et si belles, par les- quelles M. Bourget nous montre comment a tour- né la démocratie américaine pour n'être point une révolte contre la nature. Je répéterai que le temps (et très peu de temps !) va bien compliquer tout cela. Le seul problème de la transmission, sinon des fonctions, à tout le moins des fortunes, et, de plus, la condensation croissante des populations, la réduction des espaces libres et vierges, l'appauvris- sement des possibilités naturelles vont donner du fil à retordre aux optimistes. M. Bourget marque un autre trait, actuellement, favorable aux destinées américaines, mais un trait sujet à passer, sauf changement absolu dans les institutions. Les États-Unis ont leurs tyrans : ils ont éc^alement, comme les avaient les démocraties LA TERRE ET L'HOMME. 577 antiques, leurs esclaves. Ces esclaves sont les étran- gers fraîchement émigrés. Les hôtes, [les « métè- ques » comme l'on disait à Athènes, qui, en France, nous font la loi, accomplissent ici les besognes infé- rieures. Le fait, dit M. Paul Bourget..., me paraît dominer toute l'histoire du mouvement social aux États-Unis... Il en éclaire les apparentes contradictions. Ce fait, c'est la présence dans les classes d'en bas, d'un contingent étranger, si considé- rable qu'à certaines mmutes l'Américain, né en Amérique, de parents américains, apparaît comme une espèce d'aris- tocrate, trop fier pour servir des maîtres quels qu'ils soient, trop intelligent pour s'assujettir aux petites besognes de détails et comme naturellement destiné par son imagina- tion, par sa persévérance, par sa volonté, a enrégimenter dans ses entreprises des cohues d'immigi'ants dont il emploie et paie brutalement la main-d'œuvre. Ce paradoxe exagère à peine la réalité. Et M. Paul Bourget en donne mille preuves. Le temps me presse trop pour les analyser. Mais elles sont bien décisives. Il faut seulement ajouter que ces néo-Américains, ainsi réduits à l'état d'ilotes, sont en majorité des Allemands, des Scandinaves, des Italiens, des Irlan- dais, tous révolutionnaires, tous partagés entre les rêveries de l'anarchisme et les systèmes socialistes, et trop nombreux et trop fortement nationalisés d'autre part pour s'assimiler promptement. « Regardez-y de près, s'écrie M. Bourget, ce n'est pas une guerre sociale que ces épisodes annoncent, cest uneguerre de races. » Et M. Paul Bourget étend presque à toute l'Europe cette réduction qui est une demi-solution. Si le problème social n'est aux États-Unis qu'un problème 578 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. de nationalités*, le problème politique de l'Europe arniée jusqu'à en mourir est-il autre ctiose? Tant il est vrai que les idées et les constitutions, les doctrines et les systèmes ne sont que des apparences sous lesquelles travaille un petit nombre de faits, toujours les mêmes depuis que le monde est monde, toujours irréductibles et réels comme la durée et l'étendue, conditions premières de tout notre être, de toute notre activité, de nos triomphes et de nos désastres : — et parmi ces faits, le plus irréductible, le plus réel, le plus essentiel, le seul essentiel peut-être, demeure la Race. Voilà, développée, la pensée maîtresse déjà re- marquée dans les Sensations d'Italie (1891) et dans Cosmopolis. Mais quelque chose de neuf s'y ajoute dans Outre-Mer : c'est une analyse précise, une analyse enthousiaste de ce système fédéra tif qui, d'après Bourget comme d'après Tocqueville et Clau- dio Jannet, a fait la force des États-Unis d'Amé- rique et, seul, leur donne quelque prise sur la durée. Le particularisme dans les États et dans les villes, c'est aujourd'hui la cause et l'effet de la quantité de vie développée partout sur cet immense territoire ; ce sera peut-être demain le lien, le terrain d'une entente entre les races ennemies, à défaut d'une fusion qui apparaît, à chaque instant, plusimpossible. Je ne peux que vous signaler la masse énorme de faits et de maximes recueiUis par M. Bourget en faveur de cet admirable régime fédératif. Mais je veux ajouter avec le sentiment d'une joie pro- fonde qu'il n'hésite pas à conseiller aux Français le remède qui a si bien réussi aux Américains. C'est un remède naturel. C'est un remède antique, s'il est vrai que ce furent ces pactes fédéraux qui firent i. Ces remarquables paroles prennent un sens très fort en 1916. LA TERRE ET L'HOMME. 579 fleurir si longtemps, le corps de la Grèce ^ selon l'admi- rable expression de Montesquieu : notre Monarchie française fut également fédérale dans la constitution de ses pays d'État. M. Bourget parle, à un endroit de son livre, d'une prochaine enquête sur la France moderne, une enquête pareille à celle qu'il vient de conduire sur l'Amérique. Je le supplie de ne point perdre de vue ce projet ; on entrevoit un très beau livre, digne en tous points du livre parfait dont je viens de parler. Ce sera un livre d'idées et aussi un livre d'action, un de ces puissants répertoires de faits analysés, qui, dressés contre la sottise et contre l'erreur, — la sottise sentimentale et l'erreur née de l'ignorance ou de la déraison — valent mieux qu'une armée de cent mille hommes, selon la parole attribuée à Louis XVÏII et digne de ce roi. XXXI JOYEUSE ANGLETERRE Février 1904. L'autre jour, par une véritable après-midi de prin- temps où ne manquait pas le soleil, les passants du Strand de Londres m'ont appris ce qu'est le sourire de la joyeuse Angleterre dont les Anglais parlent volontiers et que nous avons peine à concevoir. Les trottoirs fourmillaient de marchands de journaux et de petites vendeuses de mimosas disparaissant sous les touffes d'or. La chaussée roulait flot à flot son épais charroi. Du haut en bas des murs enfumés, la lumière frappait avec une rage indiscrète. Do- rures, glaces des magasins, carrosserie scintillante, tout ce luxe solide qui est fait pour reluire à tra- vers le filtre des brumes, éclatait crûment, presque cruellement. Les disparates dont la ville est pétrie sortaient du demi-jour qui les compose et les unifie d'ordinaire, et des détails d'un archaïsme théâtral et dur s'accusaient çà et là au milieu de la violente modernité. J'ai pris un de ces hauts cabriolets sus- pendus que nous nous obstinons à appeler comme eux des cabs ; j'ai couru dans la direction que l'on pense, vers le Pont de la Tour. C'est un des bons endroits pour s'enfoncer au LA TERRE ET L'HOMME. 381 cœur le spectacle de la joie historique de l'Angle- terre, des raisons matérielles et morales de cette grave joie. Tous les promeneurs ont eu soin de l'in- diquer; mais, en eussions-nous été prévenus cent fois, dix Taine eussent-ils précédé dix Bourget et cent Chevrillon, la sensation, fùt-elle plus attendue encore, est si vive qu'elle paraît inépuisable de nou- veauté et de fraîcheur. Ce vieux donjon, ces tours gothiques, ces gardiens costumés comme le furent leurs arrière-grand-parents, ces odeurs de denrée coloniale et de tannerie qui partent des entrepôts et des bassins ouverts non loin de là, mais auxquels aboutit le commerce du monde, comme dans certains coins odorants de mon vieux Marseille, ces longues processions de navires devant lesquels le pont-levis se partage en grinçant au bout de ses chaînes, et, lorsqu'il se rabat, l'élan rythmique de la foule im- patiente d'échapper au double barrage, ce large va et vient d'hommes et de bêtes, de chars à tout mo- teur et de toute allure, mais rapides ou lents, expri- mant le même effort de vie furibonde, — tout le curieux tableau prenait un sens d'autant plus clair que les plus petits traits en étaient parfaitement nets et donnaient de toute leur force. J'y pouvais mettre quelquefois une date ou un souvenir histo- rique précis, l'un frais d'hier, l'autre âgé de six ou sept siècles, mais toutes ces choses, les jeunes, les vieilles, avaient beau se désaccorder et contraster pour l'œil au point de le choquer un peu : aucune n'évoquait l'idée froide de curiosités de vitrine et toutes conspiraient à se soutenir et à s'entr'aiderpar la continuité d'une même histoire. 382 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Voici, semblait crier la lumière paradoxale de ce beau jour, tous les éléments composites qui forment ce paysage humain : je les éclaire et les souligne, mais c'est pour affirmer leur intime unité. Comme il s'enrichit de tous les temps, ce paysage s'accroît et se fortifie de tous les pays. Il est impos- sible de réussir une aussi parfaite conciliation des bénéfices d'un cosmopolitisme outré avec les avan- tages du plus âpre et du mieux défendu des nationa- lismes. Où vont ces coureurs si allègres, si certains de la direction et si renseignés sur le but? Que signifie ce pas ferme, lourd et rapide, la force inté- rieure qui jaillit des yeux grands ouverts? Les misé- rables mêmes ont ce rayonnement qui doit naître dans la paix d'une âme parfaitement instruite de la forme de son destin. Un problème bien résolu ne laisse aucune place à l'inquiétude. La solution peut être dure, médiocre ou désagréable : elle est, c'est le g-rand point! Il semble bien que les Anglais possèdent une solution qui propose au bonheur de chacun sa première assise. Ils ont conçu de certaine manière la vie de leur nation et, cette conception que tout leur sug[- gère ou leur confirme, ils la pratiquent point par point. Le globe entier sera leur fournisseur. Ils seront les courtiers et les régulateurs du globe. On produira pour eux. Ils seront les intermédiaires répartiteurs du producteur universel. Je vois bien que les conditions nouvelles du monde moderne ont obligé les philosophes et les hommes d'État de l'Angleterre à retoucher, plus ou moins profondément, cette conception fondamentale du LA TERRElET L'HOMME. 383 pays; mais la philosophie, la politique, l'économique même prévoieul une situation qui n'est pas encore établie et dont les mœurs ne sont pas encore tou- chées. D'ailleurs le nationalisme anglais fut peut- être plus remarquable sous sa vieille forme libre- échangiste et libérale que sous sa forme protection- niste et conservatrice, qui est toute récente; c'est un nationalisme d'écumeurs de la mer, pour qUi tous les butins sont bons et toutes les proies agréa- bles, mais qui se sentent bien en état de les con- sommer et de les assimiler sans se trouver jamais ni encombrés ni envahis de ces dépouilles étran- gères. Les Parques arrachées de la patrie de Phidias ont inspiré à ses poètes des vers d'un sentiment, d'une grâce presque classique. La goutte de sang iîorentin tombé dans des veines anglaises a fait fleurir, par toute l'Ile, des sonnets prédantesques et des peintures dans le goût antérieur à Raphaël. Dans de telles imitations, l'Anglais se montre encore très dépendant de son sol et de ses ancêtres. S'il n'excelle pas au métier, s'il copie assez gauchement les belles formes, il y jette et il y enfonce ce que je voudrais oser appeler, au sens aristotélicien, la matière et comme la chair de son àme : une nuance, une cou- leur de pensée et de sensation qui s'attache à toutes ses œuvres. Voyez Shakespeare même. Dans un petit volume de souvenirs sur les temps héroïques du Symbo- iism^, M. Adolphe Retté me rappelle, non sans ma- lice, mon goût ancien et très vif pour ce Shake- speare que je m'étais permis, je crois, au scandale 584 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. de quelques-uns, d'appeler un grand Italien'. C'est peut-être, en effet, le plus grand Italien de la seconde Renaissance. Mais je reconnais A^olontiers qu'il n'en est pas moins, par cette inatière de rame, le Saxon et le Saxon pur, comme Taine l'a défini. Bien que Shakespeare soit une figure trop forte pour servir d'exemple ou d'application à une doc- trine quelconque, il fait comprendre que les âmes puissamment caractérisées reçoivent mieux que d'autres, en les transfigurant, les influences et les apports de l'étranger. Une vraie et sincère originalité nationale produit un principe de tolérance et de bon accueil. Notre peuple tient les Anglais pour de fameux originaux. Soyons persuadés que l'Angleterre, à la voir d'en- semble, est une grande originale. Sa position et sa configuration expliquent bien l'essentiel de son quant à soi. Aussi se garde-t-elle d'en oublier les causes! Ce génie anglais qui reçoit Boccace, Bandello, Dante ou Phidias, comme les vins du Bordelais ou les vic- tuailles du Maine, se refuse encore énergiquement à la combinaison qui tendrait à faire passer ces hôtes divers par une voie terrestre quelconque, pont sur la Manche ou tunnel par dessous : il lui semble que la nature même du milieu anglais serait altérée, et la vie du pays atteinte dans la joie profonde de sa sécurité. L'Anglais chez lui se garde. Il est bien citoyen du monde, mais pour le conquérir ou le digérer. Là-dessus, on lui prête une férocité sans mesure. 1. Ce « paradoxe » remonte à 1890. Il court en 1916. Allons, tant mieux 1 LA TERRE ET L'HOMME. 385 Il n'est jamais question que des grandes dents du croqueraitaine insulaire. Je l'ai vu, l'autre soir, bien doux. Sous le jeune soleil, tous ces regards d'une teinte bleuâtre ou grise, d'une limpidité qui ressem- blait à la candeur, paraissaient élever, par delà l'expression d'énergie qui leur est commune, la petite fleur d'un honnête charme naïf. De sales mendiants me la révélaient en soulevant le bord de leurs yeux chassieux, et aussi des soldats farou- ches, des vieillards ivrognes et dégradés. Dans bien des visages de femmes, au-dessus des pommettes rosées par l'alcool, par la tuberculose ou par une exquise pudeur, ces tendres yeux fleuris semblaient épanouis à la harpe des anges pour l'extase spirituelle, pour l'enthousiasme infini, pour les résignations sans mesure.... Mais les meilleurs yeux que j'aie vus à Londres dans cet après-midi d'une magnifique clarté, appar- tenaient, je crois, à ce très honorable gentilhomme auprès de qui je m'étais attablé à mon Terminus pour faire une lettre : me voyant à la recherche d'une feuille de papier, il me proposa celle qu'il tenait devant lui. Je le remerciai vivement, mais mon merci, à peine prononcé, s'arrêta presque sus- pendu d'admiration pour les trésors de bienveillance qui nageaient dans l'ovale de ces yeux tranquilles et doux. Soixante paisibles années de droiture, de calme et de parfaite satisfaction d'hygiène morale paraissaient alignées en bon ordre dans le regard, aucune ne manquait ni ne fléchissait et, me tendant toujours la feuille avec une onction souriante, le respectable gentilhomme attestait la parfaite correc 25 38© QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. tion de son existence, comme le visage aux longs ^t larges traits bien colorés évoquait aussi la pureté de son cœur.... ...Je m'en revenais du Pont de la Tour vers les abords de Westminster : une vieille sentence du docteur Gustave Monod, l'oncle de notre Gabriel, me revint dans l'esprit et ne me parut pas injuste à condition d'être traduite en bon français. Mais, pour en saisir tout l'arôme, il faut savoir que le docteur Gustave Monod, protestant zélé, membre de toutes les sociétés bibliques anglaises, avait eu à souffrir, dans la fortune de son grand-père danois, du bom- bardement de Copenhague par les Anglais en 1807. Ému dans sa piété, mais frappé à la bourse, appau- vri mais édifié par l'apostolat britannique, le docteur Gustave Monod émet ce jugement : J'aime et j'admire les Anglais individuellement. La race anglo-saxonne qui constitue la nation anglaise a fait et fait encore de puissants efforts pour l'avancement du règne de Christ dans le monde et a droit à la reconnaissance de l'Univers. Cela posé, je crois pouvoir ajouter que le gou- vernement anglais n'est pas à la hauteur de ses adminis- trés. L'intérêt est son seul mobile ; l'intérêt prime toute considération de droit et de justice. Quel que soit le pai'ti au pouvoir, ce quil considère comme l'intérêt de la nation est son seul guide dans toutes ses actions. Avec les outrances naturelles à la passion et à l'intérêt qui se mêlent de généraliser en matière de droit public, cela veut dire : — Les Anglais ne sont pas de méchantes gens, mais ils ont un gouverne- ment qui sait faire le méchant quand il faut les défendre ; ôtez leur gouvernement, la méchanceté tombera.... LA TERRE ET LHOMME. 387 J'en étais à ce point de ma traduction, lorsque des vendeurs de journaux, au pas de course, dé- ployèrent leur papier en vociférant dans leur langue : Attaques de la presse russe contre r Angle- terre.... Proclamalion du roi Edouard.... Et comme tout cela s'enlevait mieux que du bon pain, que les douces physionomies se tendaient ou se concen- traient avec une sorte de rage : — oh! Oh! me dis-je, le docteur Gustave Monod se Iromperait-il? Les Anglais seraient-ils d'une pâte aussi perverse que leur gouvernement? En effet, tous ces passants de Londres témoignaient d'une entente complète, d'un accord absolu avec leur roi Edouard et avec ses ministres. Ils leur savaient gré de se défendre contre tous, fût-ce en attaquant les intérêts des autres nations.... L'insinuation con- traire du docteur Gustave Monod n'est point par- venue à me persuader que ce soit là un trait de bien méchantes gens. N'est-ce plutôt un trait d'exemple? Il ne faudrait qu'imiter en ceci, non exactement l'Angleterre, mais la nature de l'univers. Un bon gouvernement, un gouvernement vrai- ment national, un gouvernement qui prend pour guide politique l'intérêt de la nation, dispense ses nationaux de se montrer hargneux envers les étran- gers : il concentre en lui au service de la patrie les sentiments d'amitié et d'hostilité, pour distribuer les uns ou les autres et les appliquer au moment et au point utile. Un mauvais gouvernement, un gouvernement extra national, un gouvernement qui a d'autres guides que l'intérêt de la nation et qui se montre ainsi trop 388 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. bon pour l'étranger, laisse par la force des choses à ses particuliers le soin de défendre les intérêts com- muns : alors le patriotisme s'éparpille ; il s'exhibe à tout propos, à nul propos, dans les manifestations des citoyens; il se distribue au hasard et avant l'heure, en sorte que ce précieux sentiment, d'abord devient fort indiscret et déplaisant, puis se trouve dilapidé, presque sans emploi utile. En Angleterre, les choses sont à leur place. Quand donc notre soleil pourra-t-il nous montrer le même spectacle joyeux? Ce n'est pas la lumière, c'est la nuée des brumes qui est exceptionnelle en France, Notre soleil éclaire et embellit bien des tristesses; à sa flamme, rien ne vaudrait ce chef- d'œuvre : l'ordre français. CONCLUSION L'intérêt même nous unit BOSSUET, Polit., I, Les éludes et notes diverses que l'on vient de lire ont presque toutes précédé la fondation de la Ligue d'Action française en janvier 1905, point initial de nos entreprises d'enseignement positif, de propagande et de combat, quand nos principales idées furent élaborées, nos buts fixés, nos voies ouvertes. Nous pouvions dès lors aborder la jeunesse et proposer non pas précisément, comme on le dit et même comme on le croit, la restauration de la monarchie en France, mais, ce qui n'est pas la même chose, la restaura- tion de la France par la monarchie. 1. Un bon témoignage de cette illusion si honorable est contenu dans la brociiure d'un républicain patriote, parue en 1912, la Renais- sance de l'orgueil français. Son auteur, M. Etienne Rey, qui a fait la campagne en qualité de lieutenant, a été blessé au champ d'honneur. 390 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. Et maintenant à feuilleter les dépêches, discours et formulaire officiels de la guerre, l'on se demande si nos leçons des dix dernières années n'eurent pas pour auditeurs invisibles et pour beaux écoliers barbus les plus grands person- nages de notre État républicain. Cette remarque, faite par beaucoup, n'a jamais été si clairement exprimée que par un jeune soldat d'infanterie, dans une lettre qu'il nous adressa du front en janvier 1916. René F... fut de nos étudiants l'un des plus assidus, les plus aimés; secrétaire de leur association, il était venu à l'Action française dès son lycée. La page évoque avec une précision passionnée ces temps de 1905 où nous n'étions en- core qu'une poignée de conspirateurs patriotes. Naturelle- ment, il va falloir réduire et aussi généraliser plusieurs de ses éloges : ce dont notre ami attribue l'honneur à la seule Action française remonte en réalité aux auteurs de toute cette reviviscence de l'esprit national depuis 1870, Taine, Renan, Fustel de Coulanges, Le Play, sans perdre de vue les docteurs plus anciens de notre pauvi-e xix* siècle, Maistre, Bonald, Comte, Balzac, Veuillot et tous ceux qui les écoutèrent depuis, avec Paul Déroulède, Jules Lemaître, Edouard Drumont, Paul Bourget, Maurice Barrés : « Je me reporte pour un instant par la pensée à nos débuts — à ceux, du moins, auxquels il m'a été donné d'assister; je revois les deux ou trois petites salles encombrées de brochures et de papiers, au fond d'une cour de la rue du Bac, où, il y a quelque dix ans, s'élaborait, ignorée du grand public, jalousée des professionnels de l'opposition, redoutée déjà du Capitole républicain, notre Action française alors simple revue bleue. a Je revois, dans ce local incommode, dont nous bouleversions, certains jours, la destination admi- nistrative, les petites réunions du groupe d'étudiants CONCLUSION. 391 organisées par Cagniart de Mailly, puis par moi. Nos progrès étaient lents mais constants : nous étions vingt la première année, nous fûmes cinquante la deuxième. Il venait là des auditeurs de tous les coins du Quartier latin, attirés par la volonté de raisonner leurs opinions et par le plaisir d'entendre proposer à leurs jeunes passions nationalistes une solution neuve, quelque chose d'énergique, de bril- lant et de fort. « Combien, parmi ces amis de jadis, de la deuxième génération d'Action française, sont déjà morts au champ dhonneur, et ont inscrit leurs noms sur nos listes ! René d'Aubeigné, François du Fontenioux, Thomas-Falateuf, et ce charmant Merli, qui, péné- tré du sérieux de la vie, en abordait cependant les problèmes avec tant de bonne grâce et de gaîté d'humeur! « Pardonnez-moi de m'attacher à ces souvenirs d'un passé déjà lointain. En me rappelant nos dé- buts, si difficiles parfois, en évoquant nos morts, ma pensée s'oriente sans repos vers l'avenir que nous devons préparer. a II est un mot qui revenait toujours sur vos lè- vres, dans ces réunions que vous présidiez parfois : celui qui animait la passion des patriotes de l'Italie asservie sous le joug autrichien du début du xix^ siè- cle, celui de Risorgimento. Tous nous étions, à cette époque, hantés par la pensée des problèmes à ré- soudre, des difficultés à vaincre, des préjugés à écarter, de l'esprit public à refaire, des hautes no- tions de politique et du salut public à faire accepter. 392 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. de la patrie à restaurer en un mot. Hantise que des esprits grincheux eussent pu, avec assez de vrai- semblance, taxer de téméraire. Quelle apparence y avait-il, en effet, que des idées, ignorées de tous, enfermées dans un cercle de quelques dizaines de journalistes, d'universitaires et d'étudiants, seraient un jour véhiculées par un quotidien dans le grand public, et que, de là. elles gagneraient même pour les pénétrer à leur insu les sphères gouvernemen- tales ? « Aujourd'hui pourtant, c'est chose faite : ce qui semblait impossible s'accomplit lentement sous nos yeux : les idées de V Action française sont partout, les faits leur ont donné la consécration la plus écla- tante qui soit. Pas une de nos prévisions qui ne se soit réalisée; pas une de nos critiques qui n'ait été justifiée; pas une de nos solutions qui ne se soit révélée comme la vraie. L'évidence a été si saisis- sante que la pensée officielle elle -même en a été touchée. « Ce point me paraît capital. L Action française, pendant la guerre, a réellement donné le ton au gouvernement de la République. Des ministres, de hauts personnages, nous ont emprunté jusqu'au vo- cabulaire. Nous aimons trop noire pays pour parler de plagiat. Nous nous réjouissons sans réticence de la tenue des hommes qui ont charge des destinées de la Patrie. Leurs discours et leurs manifestations publiques se sont révélés exempts de ces façons de penser sordides qui avaient cours encore en 1870- 1871. Ils parlent en ministres responsables de l'a- venir d'une grande nation, centre de civilisation et CONCLUSION. 393 de culture, et non en saltimbanques chargés d'amu- ser une opinion désorientée.... « N'eussions-nous obtenu que ce résultat, il serait déjà énorme. Que les chefs de l'État, parlant en public à la France, aux armées, aux ennemis et aux neutres, s'expriment en un langage digne d'un pays civilisé et cultivé, c'est bien. La décence et le bon goût ne sont pas choses à négliger. Il fut triste d'en- tendre célébrer la gloire et les efforts malheureux des combattants de 1870 sur le mode de Bouvard et Pécuchet'. «t Mais il y a plus, un progrès plus profond a été obtenu : l'amélioration de la forme de la pensée a marché de pair avec une amélioration de la pensée elle-même et aussi des méthodes d'agir. « Là encore, l'influence de nos idées s'est fait sentir d'une manière prépondérante. Parler décem- ment mène à penser solidement, et penser soHde- ment à agir efficacement. Nos façons réalistes d'en- visager les problèmes de la diplomatie et de la guerre ont passé dans le public et dans le monde officiel, comme nos façons de parler et notre voca- bulaire. « Qui niera qu'un livre comme l'Histoire de deux peuples, en projetant la lumière sur les causes de nos alternatives de succès et de revers dans notre lutte séculaire avec la Germanie, n'ait suggéré ou 1. Noire ami songe sans doute aux proclamations dont VictorHugo a donné le modèle et qui d'ailleurs appliquent rigoureusement l'arithmé- tique électorale aux arts de la guêtre : « Les Prussiens sont 800.000, vous êtes 40 millions d'hommes. Dressez-vous sur eux et soufflez dessus! «Notre héroïque Montesquieu avait recueilli plusieurs de ces tristes facéties dans son livre 1870. Les Causes politiques du désastre. 394 QUAND LES FRANÇAIS NE S'AIMAIENT PAS. préparé maintes solutions conformes à l'intérêt na- tional, qu'il n'ait attiré notamment l'attention sur le grand malheur que serait pour nous la désagréga- tion générale de la monarchie des Habsbourg, sur le danger dune union de l'Allemagne et de l'Autri- che, d'une reconstitution d'un Saint-Empire qui s'étendrait de Kiel à Trieste, d'Aix-la-Chapelle à Varsovie et à Monastir? Qui niera l'importance de nos campagnes pour le maintien de l'union, de la confiance au gouvernement responsable, pour la nécessité d'imposer le silence aux brouillons et aux incompétents? « Au cours de cette guerre, en dépit d'institu- tions surannées, en dépit d'un État rudimentaire incapable de remplir ses fonctions, la France a réa- lisé par elle-même un tour de force merveilleux dont les victoires de la Marne, de l'Yser et de Champagne nous donnent la mesure. On peut dire de notre grand pays, en paraphrasant un mot célèbre : Ha fatto da se. V Action française — ce sera son éter- nel honneur — a contribué à rendre possible ce tour de force. Durant la carence de pouvoir royal, elle aura exercé un magistère efficace sur l'esprit public et même sur le pouvoir républicain. Elle aura aidé à tenir, du mieux qu'elle a pu, la place du roi. « Au seuil de cette année qui verra la victoire, la pensée de tous les patriotes ira avec reconnaissance CONCLUSION. 395 et piété vers V Action française, comme aux années qui précédèrent les guerres de l'indépendance, allait vers Mazzini la pensée des Italiens soulevés contre les Tedeschi exécrés. Deux de mes camarades se joignent à moi pour vous assurer de leurs senti- ments de fidélité à la cause nationale et de confiance dans l'avenir. René F.... TABLE DES MATIÈRES DÉDICACE V Préface vu Livre I. — Amitiés germaniques 1 I. — La jeunesse lettrée en 1895 1 IL — Un ami de l'Allemagne en 1896 16 III. — La question d'Alsace-Lorraine en 1897. . 21 Livre II. — Le service de l'Allemagne . 27 IV. — L'annexion intellectuelle en 1895 .... 27 V. — L'élève de Fichte 43 VI. — Le renoncement à nous-mêmes 49 VII. — Sentinelle allemande dans l'Université . 71 Livre III. — La fierté 105 VIII. — Une enquête nouvelle 105 IX. — La réponse de Quinton 113 X. — Une revue latine 119 XI. — Le tien et le mien dans Nietzsche. ... 126 XII. — Si l'anarchie est fruit latin 139 Livre IV. — Révolution justice 149 XIII. — Jules Lemaître et Tolstoï 149 XIV. — Madame Paule Minck 162 XV. — Sur l'état de nature 170 XVI. — La plainte d'Arnulphe 176 598' TABLE DES MATIÈRES. Livre V. — Les deux Franges 185 XVIL — De la liberté suisse à l'unité française . 183 Livre VL — Guerre a la guerre 235 XVIII. — Les ennemis de Jeanne d'Arc 235 XIX. — Entre Pottier et Lamartine 243 XX. — La courbe de l'histoire 260 XXI. — A Chemulpo ou le centenaire de Kant . 268 XXII. — L'art d'aimer sa patrie 277 Livre VII. — L'instrument de la défense 295 XXIII. — S'il nous faut une armée 295 XXIV. — Conditions politiques c\e^ forces mili- taires 506 XXV. — La garantie républicaine 313 Livre VIII. — La terre et l'homme 521 XXVI. — La patrie ou l'humanité 521 XXVII. — Un nationaliste athénien 330 XXVIII. — Le mirage d'Orient 343 XXIX. — Poussin et l'Occident 350 XXX. — La France et l'Amérique 359 XXXI. — Joyeuse Angleterre 380 Conclusion 389 .^^.-^ ACHEVE D IMPRIMER SUR LES PRESSES DE l'imprimerie GÉNÉRALE LAHURE POUR LA NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE H, RUE DE MÉDICIS, PARIS LE 13 JUILLET 1916. BINDING L.'w. SEP lamï. University ol Toronto Library . DO NOT REMOVE THE CARD FROM THIS POCKET Acme Library Gard Pocket LOWE-MARTIN GO. limited